La Spectatrice danoise: Amusement XLV.
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Amusement XLV.
Les Anglois ne cédent en rien aux François. Shœkespéar,
leur Corneille, est inimitable, quoique rempli de défauts
revoltans, qu’il faut, s’il vous plaît, mettre sur le compte de
son siécle, où le goût n’étoit pas encore épuré ; Congrève,
Dryden, Addison ont donné d’excellentes Piécés. Le Caton du
dernier est traduit presque en toutes les Langues.
Le Génie Anglois semble fait exprès pour le Tragique : &
leurs Poёtes seroient parfaits, s’ils se livroient moins à
l’impétuosité de leur imagination boüillante, & s’ils ne
secoüoient pas si souvent le joug des régles de l’Art. C’est au
moins ce que leur objectent les critiques François. Les Anglois
usent de recrimination, & reprochent aux François d’habiller
tous leurs héros à la Françoise, en les transformant en
Céladons, en Amans transis. Ce reproche a quelque fondement,
mais il est outré. Dans les bonnes piéces du Théatre de Paris,
l’Amour ne tient que le second rang. Quand cette passion est
traitée avec noblesse, elle est l’ame de la Tragédie. La
Galanterie est fade en tous les genres. Mais l’amour est vif,
varié, intéressant. L’Epouse en Deüil, l’Andromaque de Philipps
&c. prouvent, que l’Amour, à Londres comme à Paris, fait une
des plus grandes beautés du Théâtre. Mais, dit-on aux François,
pourquoi n’avez-vous d’autre ressource que l’amour pour étendre
l’Action Théâtrale ? Pourquoi Voltaire, n’a-t’il pas pû, avec
toute son imagination, étendre son Jule-César au-delà du
troisiéne <sic> Acte ? Pourquoi l’Auteur de Coligny ou de
la St. Barthelemi n’at’il pû aller plus loin ? --------. Ces
éxemples ne prouvent rien. Racine n’a t’il pas poussé son Esther
& son Athalie jusqu’au cinquiéme Acte, sans recourir aux
intrigues amoureuses ? Si les François donnent ordinairement
dans ce défaut, c’est qu’ils ont appris à l’école de
l’expêrience, que de tous les moїens de plaire, c’est le plus
sur. Le beau-séxe compose une grande partie des Spectateurs.
C’est lui qui attire les hommes à la Comedie. Il s’agit
d’émouvoir leurs passion ; & quoi de plus propre à produire
cet effèt, que l’amour ? Notre coeur en est avide, & n’est
fortement touché que par là. Ne nous parle-t’on que de
conspirations, de projèts ambitieux ? Nous voila dans le froid.
Veut-on nous plaire à coup sur ? Qu’on nous prenne par notre
foible ; qu’on éxagère le pouvoir de nos appas ; qu’on nous
érige en Souveraines des plus grands coeurs. Que
l’héroїsme soit accompagné de l’amour ; Que Titus dise, qu’il
doit ses vertus Que César dise à Cléopatre, que ses
beaux yeux C’est alors que nous triomphons. Les plus
belles scènes ne font aucune impression sur nous, quand elles
sont dénuées de ces sentimens tendres que nous chérissons. Voilà
pourquoi Racine plaît aux Dames infiniment plus que Corneille,
qui fait les délices des Hommes, & que les Anglois préférent
sans balancer à son Rival. On peut dire de ces deux poёtes, que
Corneille a visé à la perfection, & Racine au succès.
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I.
L’art de composer les Piéces de Théâtre a été porté de nos jours au plus haut point de perfection. Notre siécle n’est point à la vérité le siécle du Génie. Maïs certainement c’est celui de l’Esprit & du Goût. Jamais les régles ne fûrent mieux connuёs. Pour les pratiquer, de quels talens ne faut il pas être doüé ? Il faut joindre à un grand fonds d’érudition, & à une profonde connoissance de l’antiquité un discernement vif & juste, une étude réfléchie de l’homme & de toutes ses passions, une imagination brillante, un esprit, qui sans perdre de son feu, sache se plier aux préceptes de l’Art, & s’en écarter, sans perdre de ses argémens. Talens extrêmement rares, talens qui n’ont point encore paru en Dannemarc. Ce n’est pas que notre Patrie ne produise de grands génies ; mais n’étant point cultivez, ils ne parviennent jamais à une parfaite maturité.II.
Jamais la passion pour les Spectacles ne fût plus forte qu’elle l’est aujourd’hui. La Comédie est tellement devenuё à la mode parmi une Nation, qui, à cet égard, donne le ton à toutes les autres ecxepté à l’Angloise, qu’on compte actuellement à Paris plus de soixante Théâtres Domestiques, où des Cotteries de Dames & de Cavaliers de la première qualité représentent les piéces soit comiques soit tragiques. Et ce qu’il y a de singulier, c’est que chaque Cotterie a son Poёte ou son Bel-Esprit. Le Jeu est extremement tombé, soit que les Bourses, vuides, grace aux impôts, empêchent de sûvenir à cette dépense ruineuse, soit qu’on se soit dégouté d’un amusement qui ne l’est guére. Nos Quadrilleuses seroient bien mal campées dans ce paїs-là. Quoiqu’il en soit, comme il ne s’étoit jusqu’ici trouvé personne, qui eût entrepris de rédiger d’une façon claire & méthodique ce qu’on peut dire sur l’art de représenter les piéces de Théâtre, Mr. Remond de St. Albine vient d’éxécutor <sic> ce dessein dans un ouvrage, intitulé : le Comedien ; où, en tâchant de développer tous les secrèts de l’Art de représenter, il donne d’excellens préceptes pour y réussir. Ce Livre est divisé en deux parties. Dans la première, on parle des avantages, que les Comédiens doivent tenir de la nature ; & dans la seconde, on éxamine les secours, que les Comédiens doivent emprunter de l’Art. Messieurs les Poёtes Dramatiques devroient, en conscience, faire une pension à l’Auteur. Ils ne se plaindront plus désormais, que leurs Piéces sont mal renduёs. Quelques Acteurs de la Comédie Françoise devroient, par pitié pour le Tragique, se pourvoir de ce Livre. On dit, que nos Comédiens Danois en auroient encore plus besoin. Ils devroient le faire traduire en notre langue à leurs dépens. Cet aveu de leur incapacité leur feroit plus d’honneur, que leurs représentations ne leur rapportent d’argent. Mais brisons-la. Aussi bien on pourroit me faire un crime de léze-Patrie, de ce que je ne me laisse pas subjuguer par un préjugé ridicule : Et pourquoi non ? On m’en a bien fait un de ce que j’ai dit librement ma pensée sur l’Opera Italien.III.
On croîoit, que Corneille & Racine avoient épuisé le Tragique. Mais Crébillon a sçû se fraїer de nouvelles routes. Il n’a ni le sublime du premier, ni le tendre de second ; il se distingue par son noir Cothurne. Corneille éléve l’ame par la noblesse des sentimens, l’étonne par des catastrophes surprenantes, la tient en suspens par la multiplicité des incidens. Racine s’en rend maïtre en remüant les passions ; l’Amour lui confia, ce semble, la clé du cœur humain. Crébillon l’effraїe par de lugubres images, l’épouvante par des objèts terribles. On devient honnête homme à l’écôle de Corneille, galant à celle de Racine, Philosophe à celle de Crébillon. La perfection seroit de rassembler dans un quatrième Poёte ce que ces trois-lá ont de meilleur.Level 3
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Voltaire imagine, que ses
talens atteignent à ce dégré. Mais les Connoisseurs
réclament contre son amour-propre. Après-qu’il eut donné
son Oedipe, qui eût un succès prodigieux, il s’avisa en
bonne compagnie de promettre une Tragedie, qui auroit
toutes les beautés de Corneille, & pas un de ses
défauts. « Donnez-nous, lui dît un homme d’esprit, les
défauts de Corneille ; Nous vous tenons quittes de ses
beautés. » Quoiqu’il en soit, ce Poёte a puisé aux bords
de la Tamise ces traits libres & hardis, qui forment
une quatriéme espèce de Tragique, & qui vaudront
toûjours à ses piéces l’admiration des gens sensés,
n’eussent-elles d’autre mérite.
Citation/Motto
A l’espoir
d’élever Bérénice à l’empire, Et de voir à ses piéds tout le
monde avec lui.
Citation/Motto
L’ont rendu le premier
& de Rome & du Monde - - Et qu’a Pharsale même il a
tiré l’épée, Plus pour la conserver, que pour vaincre
Pompée.