Le Spectateur français, ou Journal des moeurs: No I.
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Epitre dédicatoire a mes lecteurs.
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Metatextualität
Brief/Leserbrief
Messieurs. A Peine j’eus formé
le projet de ce journal des mœurs, que je vous le dédiai
in petto ; mais je crus que je ne devois rendre mon
hommage public, qu’après m’être bien assuré qu’autre que
vous, ne pourroient y prétendre. Vous n’avez rien
négligé pour établir vos titres ; & votre propriété
sur le tribut que je mets à vos pieds, est si
incontestable, qu’il n’y a pas de puissance
sur la terre, qui pût m’obliger à ne pas vous l’offrir.
C’est vous qui avez excité mes pinceaux ; vous leur avez
offert un si grand nombre de sujets, que je n’ai été
embarrassé que du choix, & je n’ai eû d’autre mérite
que celui d’un copiste attentif, qui rend le mieux qu’il
peut, des modèles inimitables. Si cet ouvrage mérite
quelques éloges, c’est à vous seuls qu’ils doivent
revenir ; & si mes peintures ont quelques traits
dignes de votre estime, c’est à mes originaux que je les
dois : heureux, si j’avois pû saisir tout ce qu’ils me
présentoient de singulier & de bizarre !
Daignez-donc, Messieurs, recevoir avec mon hommage, les
témoignages de ma reconnoissance ; elle
est sans bornes, comme les vices & les ridicules,
les folies & les travers que vous avez bien voulu
soumettre à mes regards : continuez, ne vous lassez
jamais d’étaler dans vos propos & dans vos écrits,
les maximes les plus sublimes de la philosophie ; mais
conservez toujours dans votre conduite & dans vos
actions, cet amour devous-même <sic>, qui vous
fait tout sacrifier à cet objet adoré : ne parlez que de
bienfaisance, extasiez-vous au seul mot de vertu, ne
prononcez qu’avec un saint respect le mot d’humanité ;
mais gardez-vous bien d’être plus honnêtes, plus
bienfaisans & plus humains ; démontrez à
l’univers les avantages de l’union & de la
concorde ; prouvez aux hommes la nécessité de se
secourir mutuellement, de s’aimer, de se supporter
malgré leurs défauts ; mais n’en cherchez pas moins les
moyens de vous supplanter les uns les autres ; employez
toujours la même adresse à vous tromper ; que chacun
tende ses piéges, opprime, persécute au nom de la vertu,
à laquelle il croit le moins ; les Gentilshommes, au nom
de l’honneur ; le Philosophe, au nom de la sagesse ;
l’Homme de lettres, en celui de l’honnêteté ; son
Libraire, en jurant sur sa conscience ; l’Homme
d’affaires, sur la justice & l’équité. Érigez des
autels à la morale, & continuez de
sacrifier à la débauche la plus honteuse ; mais que
l’égoïsme ne cesse de célébrer le désintéressement,
& les sentimens les plus purs de la nature. C’est à
vous sur-tout, sexe enchanteur, que je dois la meilleure
partie de mon ouvrage. Daignez agréer aussi ma
reconnoissance, mon hommage & mes vœux. Puissent
celles, que nous sommes convenus d’appeler femmes comme
il faut, ne jamais perdre de vue cette décence qui
caractérise leurs discours, cet air de pudeur qui donne
tant de grâces à tout ce qu’elles font, cette douceur
qui plaît tant dans leurs yeux, & qui tempère la
fierté qu’imprime sur leur front l’orgueil du rang &
de la naissance ; qu’elles ne se
permettent jamais rien en public, qui puisse
compromettre leur dignité : mais qu’en secret, elles
n’en soient pas moins infidèles à leurs maris & à
leurs amans, moins emportées dans leurs desirs, plus
délicates dans leurs choix : qu’au spectacle, elle
craignent d’occuper des places que tout le monde peut
avoir pour son argent, & que pour ne pas s’exposer à
se trouver confondues avec la mauvaise compagnie, elles
se réfugient dans leur petites loges, avec le pétit
Abbé, l’adorable Chevalier, le délicieux Marquis. Que
les femmes d’un rang inférieur, imitent les maximes de
celles des premiers rangs ; que les femmes honnêtes
s’attachent à entretenir la paix entre leurs
bons amis & leurs maris ; que les maris engagent
leurs femmes à se lier de bonne amitié avec leurs
maîtresses. Que les femmes en général changent plus
souvent, s’il est possible, les formes de leurs parures,
de leurs coëffures, de leurs ajustemens, afin qu’on
puisse juger si en effet, comme on a lieu de le
soupçonner, les combinaisons de la mode sont
inépuisables ; que toutes se donnent le mot pour
persiffler ces modes ridicules que les courtisanes
hasardent ; quelles les trouvent absurdes, infames, de
mauvais goût ; mais que trois jours après, elles
oublient qu’elles ont ri, & que non seulement elles
adoptent ces modes bizarres (*1), mais qu’elles trouvent mille raisons
pour les justifier ; que pour se faire de fausses
boucles de cheveux, & les mettre sur le sommet de la
tête, où la nature ne plaça jamais des cheveux bouclés,
elle se fassent couper ceux des tempes & du front,
comme on les coupoit anciennement aux Genisses qu’on
sacrifioit aux Dieux. Enfin, Messieurs, si quelqu’un de vous alloit se reconnoître dans cet
Ouvrage, qu’il fasse semblant de ne pas s’en
appercevoir, & sur-tout qu’il ne s’en prenne point à
moi. Je puis lui répondre, que j’ai fait de mon mieux,
pour m’assurer de la fidélité du miroir que je lui ai
présenté. S’il prenoit de l’humeur ; quelque respect que
que j’aie pour lui, je lui dirois : « homme injuste,
c’est contre ta figure que tu dois te mettre en colère ;
si elle est hideuse, ce n’est ni ma faute, ni celle de
mon miroir ; tâche de te défaire de ta laideur, si tu
peux, & nous rendrons justice à ta beauté. » Mais,
grâces à votre prudente modestie, je suis à couvert de
semblables reproches, & ce n’est pas un
des moindres objets de ma reconnoissance. Je voudrois
les rappeler tous ici ; mais ce seroit faire, d’une
Epître dédicatoire, la table d’un long traité. Je suis
avec un profond respect, Messieurs, Votre très-humble
& très-obéissant serviteur,
Le Spectateur.
Le Spectateur.
Vision
du premier Jour de
l’An.
Metatextualität
Il y a long-temps, mes chers
Lecteurs, que je ne vous ai parlé de ce Fauteuil
merveilleux, dont le charme est tel, comme vous savez, que
quiconque s’y assied, est forcé malgré soi de mettre au jour
ses plus secrettes pensées, d’avouer ses
vices les plus cachés, sans feinte & sans déguisement,
en un mot, de se faire connoître tel qu’il est.
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Allgemeine Erzählung
Le Génie tutélaire qui m’en
fit présent, n’a pas manqué, selon l’usage, de me venir
voir le premier jour de l’an. Il m’a demandé compte du
progrès que ma morale avoit fait sur mes Lecteurs.
A ces mots il disparut, & trois esprits
aëriens, sous la figure de nègres, laissèrent sur mon
bureau trois rames de papier.
Dialog
« Génie bienfaisant, lui
ai-je dit, voici la quatrième année que vous m’avez
chargé de l’inutile & dangereux emploi de dire
la vérité aux hommes. Je n’en connois aucun qui en
ait profité, & tout le fruit que j’ai retiré de
mon travail, c’est de m’être bien convaincu que la
plus étrange de toutes les folies, est celle
d’entreprendre & d’espérer de les
corriger. Vous m’aviez conseillé de leur présenter
la Morale, sous un masque agréable; vous m’aviez
promis que sous cet extérieur, elle seroit
favorablement accueillie, qu’ils s’accoutumeroient
avec elle, & qu’elle parviendroit à se faire
aimer. Je vous ai obéi ; & comme j’avois affaire
à des hommes inconstans & volages, j’ai varié
les déguisemens autant qu’il m’a été possible ; mais
votre prophétie est encore à s’accomplir. Ils m’ont
lu pour s’amuser, ils ont ri du masque, & n’ont
fait aucun cas de la morale : ils l’ont évitée comme
les petits enfans fuyent devant un singe, dont les
grimaces les font éclater de rire.
Quand la masse des mœurs est corrompue, il ne faut
plus espérer de réforme, car il y a tout à perdre à
se corriger ; comme l’exemple de la vertu est un
reproche pour les malhonnêtes gens, ils sont
intéressés à protéger, de préférence, ceux qui n’ont
rien à leur reprocher. Aussi, tel qui assis sur
votre fauteuil véridique, m’avoit avoué des penchans
& des projets qui devoient le conduire à la
Grève, est parvenu, par ses vices mêmes, à la
fortune la plus brillante ; tel autre qui étoit
parvenu, à force de bassesses, au comble des
richesses & des honneurs, frappé par un
événement imprévu, & ne sachant comment dérober
sa tête au glaive vengeur qui la
menaçoit, n’a fait que se cacher un instant, pour
donner le temps à l’orage de se dissiper, & le
voilà déjà prêt à reparoître dans tout l’éclat de sa
première opulence. Dans tout autre siècle, après le
bruit qu’a fait l’aventure de Climène, eût-elle
jamais osé reparoître dans le monde ? Cependant dès
que cet homme opulent que vous connoissez, s’est
déclaré son protecteur, elle s’est vue plus honorée
qu’auparavant ; & quiconque s’est trouvé avoir
de l’ambition, a exigé que sa femme lui fît une cour
assidue ; &, comme vous voyez, les honneurs
aujourd’hui réparent la perte de l’honneur que rien
ne réparoit autrefois. Reprenez donc
votre Fauteuil ; permettez que j’arrache pour
toujours son masque à la morale, & que je la
congédie, ainsi que la vérité qui n’est bonne à
rien. » Le Génie me regarda, rit de mon dépit, &
me demanda quel étoit le motif de cette humeur que
je témoignois contre l’endurcissement des hommes. Si
c’est à cause d’eux que tu te fâches, me dit il, je
loue ta sensibilité : je conviens qu’il est triste
de voir sa patrie languir dans la corruption ; mais
ne sais-tu pas qu’un ordre nécessaire, plus fort que
la morale même, doit faire naître le bien de l’excès
du mal ? La corruption est à son comble, tant mieux, elle n’ira pas plus loin. Si
l’épuisement où elle a jeté la Nation, ne l’entraîne
point à sa ruine, tu la verras reprendre son
ancienne énergie, l’honneur se revêtira d’un nouvel
éclat, & tes compatriotes rougiront des vices
& des ridicules dont ils se glorifioient.
D’ailleurs la corruption a beau être générale, la
peine & la récompense abandonnent rarement la
vice & la vertu. Cette Climène dont la faveur te
révolte, engagera tôt ou tard l’homme opulent qui la
protége, à faire ou à autoriser quelqu’injustice ;
l’opprimé se plaindra, ses murmures éclateront, le
protecteur sera disgracié ; & Climène abandonnée
de ses courtisans, qui n’auront plus
rien à attendre d’elle, demeurera en proie à la
honte & au mépris. Mais si ton amour-propre est
offensé de l’obstination des vicieux, console-toi,
car tu n’es pas le seul qui leur donnes des conseils
inutiles ; ne te lasse point ; je connois parmi tes
Lecteurs des cœurs honnêtes & dociles, qui
commencent à goûter ta manière de leur présenter la
vérité, & qui se familiariseront bientôt avec
elle. Quand tu ne retirerois d’autre profit de ton
travail, que de t’obliger à réfléchir sur les vices
que tu tournes en ridicule, & sur les vertus que
tu voudrois faire aimer, ne serois-tu pas assez payé
de tes veilles ? Adieu, voici tes étrennes.
Metatextualität
Mon Lecteur saura une autre fois
quel étoit ce présent.
Lettre
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Brief/Leserbrief
Pourquoi, je vous prie,
Monsieur le Spectateur, lorsqu’un sujet a été mis au
Théâtre, qu’un ridicule ou un vice a été traité
heureusement ou sans succès, un Auteur dramatique se
l’interdit-il pour toujours ? C’est une perte réelle
pour nos plaisirs ; car enfin il n’y a ni vices ni
défauts qui ne puissent être envisagés sous différens
points de vue. La meilleure Comédie est sans doute celle
dont l’Auteur a saisi son sujet par le plus grand nombre
de ses faces. Molière a présenté son hypocrite avec une
foule de traits qui le caractérisent.
Regnard a saisi dans le Joueur, son avarice & sa
prodigalité ; ses dépits contre sa passion même, quand
elle est malheureuse, & son ivresse quand le hasard
l’a favorisé ; son retour vers sa maîtresse quand la
fortune l’abandonne, & quand elle revient, l’oubli
de son amour. L’Auteur de la Métromanie a amoncelé sur
la tête du Poëte l’Empirée, le plus grand nombre
possible des ridicules & des bonnes qualités de
Métromanes. Malgré leurs recherches, les Auteurs de ces
grands tableaux n’ont pas tout saisi, ils ont encore
laissé à leurs successeurs, bien des traits qui ne
pouvoient entrer dans leurs compositions. D’ailleurs, le
changement des mœurs en a porté un
considérable dans la nature même de nos vices & de
nos ridicules. Les hypocrites qu’a peints Molière,
couvroient les mœurs les plus perverses, du manteau de
la Religion ; quoique ce genre d’hypocrisie subsiste
encore, & qu’il soit de tous les temps, cette espèce
d’hypocrites n’est pas la plus commune aujourd’hui :
nous en avons une autre plus dangereuse ; car enfin tout
le monde n’est point dévot, & les Tartuffes ne sont
funestes qu’aux dévots de bonne foi ; au lieu qu’il n’y
a personne qui ne respecte les vertus morales, & qui
n’en sente le prix. C’est de ces vertus que nos
hypocrites prennent le masque, & la
dévotion faisoit moins de tartuffes, que la Philosophie
n’en fait aujourd’hui. Pourquoi ce genre d’hypocrisie
n’est-il pas déjà le sujet de vingt Pièces comiques ?
Les vrais Philosophes, ceux qui ont dans le cœur la
bienfaisance, l’humanité, l’amour du vrai, de la justice
& de la paix, se féliciteroient de voir couvrir de
ridicules, l’imposteur qui affecte la bienfaisance par
intérêt, qui ne rend des services, qu’autant qu’ils
peuvent lui faire une réputation, qui laisse languir
dans la misère l’honnête homme obscur, pour tendre les
bras à l’infortune orgueilleuse, décorée de titres &
d’un nom : le modeste par vanité, qui
semble dédaigner les louanges pour mieux les obtenir ;
l’homme vrai par misantropie & par dureté, en un mot
tous ceux qui s’enthousiasment pour des vertus qu’ils
n’ont pas, soit par ostentation, soit pour mieux cacher
des vices réels. Quand on propose aux Auteurs comiques
de sujets déjà traités, mais vus sous une face nouvelle,
ils répondent que ce ne sont là que des caractères
composés ; que les caractères principaux sont épuisés,
qu’on ne pourroit tout au plus saisir que quelques
nuances ; qu’un mélange de deux caractères dans le même
homme, comme dans le Bienfaisant par interêt, ne peut
produire un bon effet, parce que, comme le
dit M. Cailhava, un homme n’a jamais deux caractères
fortement prononcés, & que c’est blesser la nature,
que de les lui donner ; que si les deux caractères ne
sont pas de la même force, ils ne peuvent pas se
contrarier ; & cet Auteur, qui connoît son Art mieux
qu’aucun de ses confrères, cite, pour prouver contre les
caractères composés, le Sage Étourdi de Boissi ; &
en effet, cet Étourdi est un jeune homme fort prudent ;
le Poëte n’a pas rempli son titre, & voilà tout ce
qu’on en peut conclure. Il cite encore le Jaloux honteux
de le paroître, par Dufreny ; mais cette honte n’est
qu’une fuite de la jalousie ; ce ne sont
pas deux caractères différens. Dufreny s’est mis en
effet des entraves, en n’envisageant la jalousie que de
ce côté : ce n’est qu’un trait du caractère principal.
Il y a des jaloux sans doute qui ne sont pas honteux de
l’être, mais ce n’est pas le plus grand nombre. Ces
préventions découragent les jeunes Auteurs. En mettant
en action des caractères composés, ils apprendroient à
réfléchir sur les caractères principaux. D’ailleurs,
quoi qu’on en dise, les caractères composés ont produit
de très-bonnes Pièces : Nanine, le Bourru Bienfaisant,
l’Avare Amoureux. Et à le bien prendre, il n’y a pas de
caractère principal qui ne soit mêlé de
quelques nuances d’un autre caractère ; & si
Molière, Regnard, Dufreny, s’étoient bornés à tracer les
caractères qu’ils ont mis au Théâtre, sans aucune de ces
nuances, ils se seroient privés de toute ressource.
L’amour leur sert à tous à mettre leurs personnages dans
les situations qui font ressortir le mieux les
caractères principaux ; il n’y en a aucun qui ne soit
amoureux. Tartuffe n’a d’autre dieu que lui – même ;
mais comme l’Avare & le Misantrope, il aime La
Bruyere, & les Écrivains de ce genre, peuvent
décrire un caractère, le peindre des traits qui lui sont
uniquement propres, en faire sentir toutes les nuances,
sans avoir besoin de le faire
contraster ; mais le Poëte comique qui le met en action,
a besoin d’accessoires pour le développer ; il ne peut
en corriger le vice, qu’en amenant des situations qui le
mettent dans tout son jour ; & ces situations sont
les effets d’une passion, comme l’amour & la
jalousie, dans le Misantrope. Molière, le plus grand de
nos Philosophes, a sans doute peint l’Avare mieux que
personne. En faisant d’Harpagon un vil usurier, il a
fait sentir la bassesse de cette passion ; & s’il
n’a pas mis sous les yeux des spectateurs, tous les
effets qu’il peut produire, il n’a laissé passer aucuns
des vices qui l’accompagnent ; la méfiance,
l’inquiétude, l’injustice, la dureté envers ses enfans,
l’insouciance, que sais-je ? Mais rien de tout cela ne
doit décourager le Poëte comique ; chacun des vices qui
se joignent à l’avarice, peut encore fournir un tableau
de l’Avare très-intéressant. Le célèbre Goldoni n’a pas
craint de traiter ce sujet après Molière ; & quoique
son Avare Jaloux ne soit pas de la même force, on y
trouve des traits que Molière n’eût pas dédaignés. En
voici quelques-uns que vous comparerez avec ceux qui
caractérisent Harpagon.
Je ne sais s’il est possible qu’un Avare renonce
à son avarice. Un Jaloux peut se corriger ; la raison,
son amour même, le témoignage de ses propres yeux,
peuvent dissiper ses erreurs ; mais l’Avare se justifie
à lui-même sa cupidité, & ne se corrige jamais.
Moliere s’est bien gardé de faire changer Hapagon.
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Fremdportrait
de Goldoni est sans
cesse tourmenté par son avarice & par sa
jalousie. Celle-ci est excitée par
Don Louis, amoureux d’Euffémie, épouse de
l’Avare ; amour inutile, car Euffémie est la femme
la plus vertueuse & la plus estimable,
respectant Pantalon, son mari, malgré ses vices,
& l’aimant, malgré sa tyrannie & ses
soupçons odieux, supportant son infortune avec une
patience & une douceur, qui rendent le
caractère de Pantalon, peut-être un peu plus
haïssable qu’il ne faudroit dans une Comédie. Dans
une scène, Pantalon demande à son Valet ce que
fait sa femme dans sa chambre ? Le Valet lui
répond qu’elle est en compagnie, & qu’il a
entendu la voix d’un homme. Pantalon est furieux,
il veut savoir qui c’est ; il envoye
le Valet regarder par un trou que le Jaloux a fait
au-dessous de la serrure. Dans l’intervalle, il
délibère s’il assassinera son épouse ; mais il
craint la Justice : s’il doit plaider en
séparation ; mais les procès coûtent tant
d’argent ! Enfin le Valet lui rapporte qu’il a vu
dans la chambre d’Euffémie, le Docteur son père,
& le Jaloux suspecte le Docteur même.
Cependant l’Avare reçoit un présent que Dom
<sic> Louis envoyoit à Euffémie, &
qu’elle a refusé avec indignation. Pantalon lui
ordonne de recevoir un autre présent de ce même D.
Louis qu’il abhorre, & qu’Euffémie ne veut
point écouter ; elle obéit, & quand elle a
reçu ce présent, il s’en empare &
lui fait un crime de l’avoir accepté. Pantalon est
accusé en Justice d’usure & de prévarication ;
il se croit perdu ; il envoye chercher sa femme
qu’il avoit renfermée sous la clef ; il la prie
d’écrire à l’Auditeur, qu’elle a vu autrefois chez
son père : Pantalon dicte la Lettre, Euffémie
écrit sous sa dictée, & il interprète
contr’elle chaque mot qu’elle écrit. On lui
annonce qu’une troupe de Sbirres va fondre chez
lui ; il frémit pour son coffre-fort, il se cache
dans une grande armoire, les Sbirres fouillent
par-tout ; mais la présence de l’Auditeur, qui a
reçu la Lettre d’Euffémie, suspend leurs
poursuites. Euffémie implore sa protection pour son mari ; l’Auditeur qui le connôit,
lui conseille de retourner avec son père : le
Docteur & lui, en la consolant, la comblent
des éloges qu’elle mérite, & s’élèvent contre
la tyrannie de son indigne époux ; mais elle prend
sa défense, & leur soutient qu’il n’est ni
jaloux ni mauvais mari, que ce sont ses ennemis
qui répandent ces bruits. Elle ne veut point le
quitter, surtout dans cette circonstance ; mais
l’Auditeur lui représente que pour faire connoître
à Pantalon le prix d’une épouse si vertueuse, en
le menaçant de la lui enlever pour toujours, il
est nécessaire qu’elle le quitte pour quelque
temps, & qu’elle aille avec son
père. Le Docteur l’en conjure ; pendant ce temps,
dit-il, je lui ferai rendre la dot. En attendant,
il veut faire enlever, ou du moins s’assurer du
coffre-fort ; il se met en devoir de s’en
emparer ; alors Pantalon ouvre l’armoire où il
s’est renfermé, & s’élance vers son épouse, la
supplie de ne pas l’abandonner ; convient qu’il a
été jusqu’à ce moment, un époux indigne d’elle,
brutal & jaloux ; proteste au Docteur & à
l’Auditeur qu’il ne la maltraitera jamais, qu’il
l’aimera toujours, qu’il vient de connoître tout
son mérite & sa vertu, & qu’il abjure son
injuste jalousie ; il embrasse son épouse, qui se
félicite de ce retour. Mais le
Docteur & l’Auditeur voudroient qu’il abjurât
aussi son avarice. Il ne veut pas convenir qu’il
soit avare. L’Auditeur lui ordonne d’ouvrir le
coffre-fort, dans lequel il sait qu’il y a de quoi
convaincre Pantalon de ses usures. Pantalon
s’écrie qu’on veut l’assassiner ; on lui dit qu’il
faut rendre ce qu’il a mal acquis. Il s’assied sur
son coffre-fort, proteste qu’il n’a pas d’argent,
qu’il ne doit rien ; il les maudit tous, embrasse
son coffre, & ne veut rien entendre. Euffémie
demande grâce ; le Docteur promet de tout payer.
Enfin l’Auditeur lui dit qu’il veut bien lui
laisser son coffre-fort ; mais il l’avertit que
s’il lui arrive de prêter sur gages,
il le fera mettre dans une prison d’où il ne
sortira jamais. Pantalon jure qu’il veut être à
tous les diables, si jamais il prête un sol à
personne. On lui rend son épouse, on le presse de
l’embrasser ; mais il ne peut quitter son
coffre-fort. Il les prie tous de le laisser un
moment tranquille ; ils sortent, il regarde
Euffémie, à qui l’Auditeur donne la main, mais il
n’en est plus jaloux. « Ma femme
avec l’Auditeur ! . . & qu’importe ? Euffémie
est une femme remplie d’honneur ; je l’ai
pénétrée, je la connois. N’y pensons plus. Mais
toi, mon cher trésor, c’est toi seul
que je porte dans mon cœur. J’étois tourmenté par
deux passions à la fois ; la jalousie &
l’amour de l’or. La maudite jalousie n’existe
plus, l’amour de l’or s’est accru. J’ai vaincu la
jalousie, ma raison m’a désabusé ; mais qui pourra
me persuader que l’or ne soit une chose adorable ?
Oui, je l’aimerai éternellement . . . . . .
Eternellement ? Ah ! Non : ne faudra-t-il pas le
quitter quand je viendrai à mourir ? . . .
Mourir ? . . . Abandonner l’or ; abandonner
l’argent ! Mon cher trésor, toi qui me coûtes tant
de peines, tant de sueurs, il faudra te quitter ?
. . . Et quand je te quitterai, de
quoi aurai-je joui ? . . . Quel bien m’as-tu
fait ? . . . Les remords, le chagrin, le
désespoir ? C’est toi qui m’as fait perdre ma
réputation : tu me feras perdre la vie . . . Tu me
feras perdre les plus flatteuses espérances ;
& moi, je t’aimerai ! moi, je t’adorerai ! Or,
réponds, qu’as-tu jamais produit de beau ? Quel
est ce charme que tu répands sur le monde ? . . .
Voyons que je t’examine : (il ouvre le coffre). Il
est vrai que tu es beau, reluisant, rare : mais si
je dois te quitter ? . . . Tu pourvois à tous nos
besoins ; mais si je ne me sers pas de toi ? . . .
Si, quand je mourrai, tu dois m’être à charge, si
tu dois faire mon tourment ? Maudit
or, va à tous les diables ; je veux t’abandonner
avant que tu ne m’abandonnes. Vas, prix infâme de
mes vexations . . . vas, vas au diable, qui
t’emporte . . (il renverse le coffre, & répand
l’or à terre). O Ciel, ô mon cher or, mon cœur !
mes entrailles ! je me meurs, je n’en puis plus :
au secours ! (il s’assied, & s’évanouit).
Euffémie, le Docteur, l’Auditeur accourent ; ils
sont étonnés de voir cet or à terre ; Euffémie
désolée court à son mari : mes amis, s’écrie
Pantalon, ma chère épouse ne m’abandonnez pas. Il
baise la main d’Euffémie, se lève, s’arrête un
moment, regarde son coffre-fort, lui donne un coup
de pied, & sort. Euffémie rend
grâces au Ciel du changement de son mari.
Metatextualität
Voici un monologue que vous pourrez
comparer avec celui d’Harpagon.
Floridor et Le
Spectateur,
Entretien.
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Dialog
Floridor. Vous perdez vos
peines, mon cher Spectateur, jamais vous ne viendrez à
bout de détruire en France, la manie de la mode. Le
Spectateur. J’en suis vraiment fâché, cette fureur lui
donne chez toutes les Nations une réputation
d’inconstance & de légèreté qui la décrie ; ces
variations continuelles dans ses habits & dans ses
manières, en supposent naturellement dans son esprit
& dans son caractère, & c’est, à
mon avis, un horrible défaut. Floridor. Cette
conséquence n’est pas toujours juste : je m’assujettis
très régulièrement à la mode ; mais je puis vous assurer
que je suis tout aussi solide qu’un autre, aussi
essentiel, aussi sûr dans la société. Au fond, chaque
pays a sa mode, ses usages ; car enfin qu’entendez-vous
par mode ? Le Spectateur. J’entends ce que ce mot même
exprime : une certaine manière d’être. Chaque Nation
sans doute a sa manière qui lui est propre ; mais elle
ne change pas chaque jour sa manière ; au lieu que la
mode en France influe sur les choses les plus sérieuses.
Floridor. J’ai fait une étude fort
approfondie de cette matière ; je travaille à un traité
de la Mode, & je réduis à deux objets principaux,
tous les objets sur lesquels la Mode exerce ses
caprices. La Parure, qui n’est que l’art de donner des
graces à la beauté, art qui manque souvent son but,
parce qu’on prend pour grâces, les signes du luxe, de la
richesse & de la dignité, & pour noblesse, la
magnificence. Une aigrette ou plume légère, mêlée à la
coëffure d’une jolie femme, donneroit à sa tête un
caractère gracieux & noble ; elle s’imagine qu’en
multipliant ces ornemens, elle aura plus de
grâces ; elle s’engonce, & il ne lui reste que le
panache de la folie. L’autre objet sur lequel la mode
étend son empire, sont les marques ou signes extérieurs
de la richesse, de la dignité & de mérite même. Il
n’y a pas de Nation, quelque sauvage qu’elle soit, où
l’on ne trouve, comme chez les plus policées, des
marques distinctives pour les chefs, pour ceux que leur
fortune, leur rang ou leur valeur, élèvent au dessus du
reste de la Nation. Chez l’une ce sont des plumes, chez
l’autre des coquillages, pendans à leur nez ou à leurs
oreilles. Parmi les Nations policées, anciennes &
modernes, je ne finirois pas, si je voulois faire
l’énumération des marques distinctives qui
leur sont particulières. Le Spectateur. Mais ces Nations
n’ont pas la foiblesse de changer ces marques : elles y
tiennent comme à des symboles dont elles connoissent
tout le prix. Floridor. Il est vrai qu’en France ces
marques ont leurs changemens ; il faut convenir
cependant qu’elles s’y soutiennent assez long-temps dans
la même force ; mais il n’y a rien que le temps
n’altère. Le Spectateur. Le temps ! dites notre
inconstance. Quiconque s’aviseroit de proposer aux
descendans de la famille de Mahomet, de changer la couleur du turban, qui les distingue des
autres Turcs, s’exposeroit à être empalé tout vif.
Floridor. Qu’est-ce que cela prouve ? que les descendans
du Prophête sont aussi fous que lui. Je m’en rapporte à
vous, mon cher Spectateur ; si depuis votre enfance on
vous eût obligé de porter un habit de la même couleur,
quand ce seroit la couleur puce, toute brillante qu’elle
est, ne vous en lasseriez-vous pas, ne desireriez-vous
pas d’en changer ? Ne voyez-vous pas les gens de robe,
les Médecins, tous, par leur état dévoués au noir,
attendre avec impatience le temps des vacances, pour
prendre des habits d’une couleur plus
gaie ? Le Spectateur. De sorte que vous ne
désapprouveriez pas que chaque Peuple de l’Europe, qui a
son ruban ou cordon de certaine couleur, changeât cette
couleur au gré du caprice, ou de la mode ; qu’en France,
par exemple, quand le gris de lin ou le lilas étoit la
couleur favorite, on eût pu substituer au Cordon bleu,
le cordon lilas ou gris de lin. Floridor. Je ne dis pas
cela ; cependant convenez que les couleurs distinctives
ont changé, que vous ne l’avez pas trouvé singulier. Le
Cordon noir, réservé aujourd’hui pour les
talens, pour les Citoyens de la troisième classe, qui se
sont fait un grand nom dans des professions honnêtes,
avoit succédé à des Cordons d’autres couleurs ; le bleu
a succédé au noir ; le rouge n’a pas encore éprouvé de
variations depuis son institution ; mais qui sait s’il
n’en éprouvera pas ? Le Spectateur. Chez les Perses la
mitre ne changea jamais de forme, & de couleur ;
chez les Romains, la toge des Sénateurs, l’anneau des
Chevaliers furent toujours les mêmes. Floridor. Il est
question des François, & non pas des Perses &
des Romains. Mais ce n’est pas à ces
marques distinctives, instituées par les Souverains, que
la mode s’attache le plus. Il y en a d’une autre espèce,
qui désignent l’importance vraie ou fausse du personnage
qui s’en décore. Elles durent un tems plus ou moins
long, jusqu’à ce qu’une nouvelle fantaisie fasse éclore
un autre signe. Alors l’ancienne passe aux petits
maîtres du dernier rang, & finit par les valets.
Souvent cette marque qui distinguoit les gens comme il
faut, en devenant commune, & ne distinguant plus
personne, oblige ceux qui l’avoient inventée de
l’abandonner ; tant qu’il n’y aura pas des Loix qui
fixent les états, & les marques qui les distinguent,
la mode fera des changemens continuels dans
la parure & dans les habits. Vous avez vu tomber les
talons rouges & les plumets. Chez tous les Peuples
qui ont connu l’or, l’argent & les pierreries, les
riches & les grands même, en ont mis sur leurs
habits, pour annoncer qu’ils avoient de tout cela ; ces
signes d’opulence & de grandeur sont les plus
universels : pourquoi en France abandonne-t-on l’usage
des habits galonnés ? Le Spectateur. C’est qu’en France
l’or & l’argent sont plus rares, ou peut-être encore
parce qu’on en connoît mieux le prix. J’ai remarqué que
le caractère, autant que le goût & le caprice,
influoit sur les modes ; car qui vous a dit
que le goût général pour la couleur puce, n’étoit pas
une suite de celui qui nous faisoit préférer les Drames
aux Comédies de Molière, & une héroïde à une
chanson ? Floridor. Non, d’abord c’est que ces modes ou
symboles qui semblent désigner la richesse ou la
grandeur, sont très-équivoques. Le Spectateur. C’est de
ces modes qu’est né le proverbe : tout ce qui luit n’est
pas or. Floridor. Et cet autre : l’habit ne fait pas le
moine. Je suis assez de votre avis sur le rapport des
modes avec la teinte que prend le caractère
national. Les modes ne dépendent pas tellement du
caprice, qu’elles n’aient leur philosophie ; il y a une
autre raison qui fait qu’on quitte les galons peu à peu.
Comme l’invention des glaces a été une des principales
causes de la décadence de la peinture, il faut que la
mode des habits galonnés cède à la mode plus modeste des
dentelles. Lorsque des femmes, les dentelles ont passé
aux hommes, ils se sont apperçus que le frottement du
galon détruisoit leur nouvelle parure. Il a falu prendre
des habits unis, la modestie & la simplicité sont
devenues une parure nécessaire, & tout de luxe s’est
réfugié dans les manchettes. Aussi les
femmes ont-elles permis aux hommes la toilette la plus
négligée, elles les ont reçus en frac, en chenille, tout
leur a été permis, pourvu qu’ils eussent des manchettes
de dentelle. Le Spectateur. J’ai vu ce temps, & j’en
ai entendu compter des histoires assez plaisantes. Les
femmes donnoient à leurs Suisses les ordres les plus
sévères de refuser impitoyablement leur porte à
quiconque se présentoit sans dentelles. Un mari qui se
seroit avisé de mener chez sa femme un ami sans
dentelles, se seroit exposé à se faire bouder quinze
jours de suite ; & si Madame avoit eu le malheur d’être apperçue avec un tel homme,
& qu’on l’eût su dans le monde, elle se seroit bien
gardée d’y paroître, jusqu’à ce que quelque grand
événement eût fait perdre de vue un tel ridicule.
Floridor.
Le Spectateur. Comment se peut-il qu’avec des
têtes aussi frivoles, la France ait pu produire quelque
chose de grand ?
Ebene 4
Allgemeine Erzählung
Je vous avoue qu’un
jour je m’amusai beaucoup aux dépens d’une femme,
d’ailleurs fort aimable, mais très-prévenue en
faveur des dentelles. J’étois jeune, & à cet
âge la tracasserie amuse. Je me mis dans la tête
de paroître en bonne compagnie, chez la Marquise
de * * * sans manchettes de dentelles. L’exécution
de ce projet étoit fort difficile ; brusquer la
porte & passer sur le ventre du Suisse, eût
fait une affaire sérieuse ; je crus
plus prudent d’avoir recours à quelque ruse de
guerre pour tromper la vigilance du Cerbère ;
j’imaginai donc de faire garnir ma chemise de
nuit, d’une manchette de dentelle au bras gauche,
& de laisser au bras droit la manchette de
baptiste, courte, plate & unie. Je prends une
voiture, j’arrive à la porte, le Suisse en sort ;
j’appuye sur la portière la main gauche, ornée
d’un beau point d’Angleterre, tandis que la droite
étoit cachée dans un vaste manchon. Le Suisse vit
des dentelles, & j’entrai ; on m’annonce, on
s’écrie, ah ! bonjour, Chevalier, vous êtes
charmant de venir me voir ; j’approche ; mais
j’avois eu soin, en montant, de
cacher ma main à dentelles dans mon manchon, &
de ne laisser paroître que ma manchette de
baptiste. La Marquise regarde à plusieurs
reprises, peut à peine en croire ses yeux, demeure
confondue, & tombe dans une maussaderie subite
qui ne la quitte plus ; elle me bouda, me fit
mille querelles, & je pris congé d’elle ; je
sortis ; mais prévoyant que la scène seroit
orageuse, je m’arrêtai dans l’anti-chambre ; en
effet, la Marquise fit appeler son Suisse, le
menaça de la chasser, pour avoir souffert que je
fusse entré. Ne savez-vous pas, lui dit-elle, les
ordres que je vous ai donnés. Le Suisse l’assura
qu’il n’avoit rien à se reprocher,
& que j’avois des dentelles, on cria contre le
malheureux, on alloit lui donner son congé :
j’attendis le Suisse à son passage : il alloit me
prendre au collet, & me reconduire à sa
Maîtresse, pour lui prouver que j’étois dans le
costume ; mais je lui persuadai que c’étoit un
prétexte de Madame la Marquise pour se défaire de
lui, & qu’il pouvoit être tranquille, que dès
ce moment je le prenois à mon service. La Marquise
me tint rigueur pendant six mois entiers : enfin
on nous rapatria, à condition que je ne
reparoîtrois jamais devant elle sans dentelles aux
deux bras & à ma cravate. J’exécutai avec autant d’exactitude qu’il me fut
possible, cet article du traité. Cependant un jour
qu’elle m’avoit admis à sa toilette, (c’étoit un
jour d’été) elle s’apperçut que mes dentelles
étoient d’hiver. D’abord elle parut un peu
rêveuse ; mais comme après tout, c’étoient des
dentelles, elle se prit à rire comme une folle. Il
faut convenir, Chevalier, me dit-elle, que vous
n’êtes guère au fait du bon ton, ou que vous êtes
bien distrait. Vous ne vous êtes pas seulement
apperçu que votre Valet de chambre vous avoit
donné des manchettes qui doivent vous assommer.
Des dentelles d’hiver dans cette saison ! comment
osez-vous paroître en public ? Ah !
Madame, répondis-je, en toussant deux ou trois
fois, c’est bien malgré moi que j’ai pris ces
dentelles; mais vous voyez bien que j’ai un rhume
affreux. La Marquise prit cette excuse pour argent
comptant, & m’approuva.
Réclamation
Du Corps des
Usuriers.
Ebene 3
Allgemeine Erzählung
Le projet d’une caisse de
prêt à six pour cent sur effets, & de prêt gratuit
au-dessous de 12 liv. pour les Pauvres, venoit de
paroître ; les badauts de Paris crurent voir dans
l’anéantissement de l’usure, un avantage pour l’État.
Séduit par les apparences, déjà le Public faisoit
entendre sa voix pour le succès de cet établissement ;
lorsque Gamaliel Rafle, Syndic du Corps respectable des
Usuriers, rassembla les Chefs des Tribus, & leur
tint ce discours :
L’Orateur fut interrompu par le
premier opinant. Nous n’avons rien à offrir, dit-il,
c’est assez pour nous de protester contre tout
établissement contraire aux prérogatives & intérêts
de notreprofession. Il suffira que le
peuple craigne que nous ne lui retirions nos secours,
pour lui faire prendre en haine le projet proposé.
Fermons nos bourses pendant huit jours seulement, &
nous verrons ce peuple, dont les propos vous alarment, à
nos genoux. Ce trait de lumière frappa l’assemblée ; on
protesta contre le projet ; il fut arrêté que pendant
huit jours, pour quelque besoin, & sous quelque
prétexte que ce pût être, on ne prêteroit à personne,
quelqu’intérêt qu’on pût offrir, & l’assemblée fut
remise à l’expiration de ce terme, c’est-à-dire, à
huitaine.
Ebene 4
Messieurs, Justement
alarmé de l’impression que fait sur tous les
esprits, le projet raisonné d’une caisse de prêt
public, je vous ai assemblés pour aviser aux moyens
d’en empêcher l’exécution. Les principes dont est
rempli l’Ouvrage qui expose les prétendus avantages
de cet établissement, décèlent dans l’auteur un
citoyen d’autant plus dangereux, qu’il s’efforce de
persuader que l’usure est un des plus grands fleaux
de l’État, & que le seul moyen d’en arrêter le
cours, est de fixer un taux modéré, aux intérêts
d’un argent destiné pour les besoins
des Citoyens. Si je parlois devant une assemblée
moins éclairée sur ses vrais intérêts, moins zélée
pour le bien public, je m’attacherois à vous prouver
méthodiquement, en deux points, la nécessité de
l’usure dans un gouvernement sage, & les
avantages qui en résultent pour les Sujets. Mais
comme vous êtes convaincus de ces vérités, je me
bornerai à quelques réflexions relatives aux
circonstances. L’usure, quelques ridicules qu’on ait
essayé de jeter sur ceux qui l’exercent, est la mère
nourricière du peuple, & la ressource de tous
les citoyens. Sans nous que
deviendroient tant de malheureux, que nos prêts à la
petite semaine mettent en état de soutenir ce petit
commerce, qu’on peut regarder, relativement au
commerce en général, comme les petites roues d’une
grande machine qui ne va que par elles ? Les mauvais
plaisans & les Philosophes, sots appréciateurs
des actions humaines, ne voient dans ces secours,
que les cent pour cent d’intérêts que nous en
retirons ; mais comptent-ils pour rien l’existence
que plus de cinq cents familles ne doivent qu’à
nous ? Ces secours, dit-on, ils les trouveroient
dans la caisse qu’on propose gratuitement, ou tout
au plus à un intérêt de six pour cent ;
mais outre que c’est ici une de ces promesses
vagues, que tous les faiseurs de projets mettent en
avant pour les faire accepter, nous sommes en
possession de prêter à la petite semaine depuis tant
de siècles, qu’il y auroit une injustice & une
ingratitude manifestes à nous déposséder. Il y a
dans Paris une foule de Chevaliers d’industrie, que
les alternatives de la bonne & de la mauvaise
fortune exposeroient, sans nous, ou à périr dans la
misère, ou à se porter aux plus dangereux excès ;
l’État nous doit, à cet égard une double récompense,
des couronnes civiques, parce que nous sauvons la vie à des Citoyens, des éloges
publics, parce que nous empêchons tout le mal qu’ils
pourroient faire. Un autre avantage que l’usure sait
en retirer, c’est l’exactitude à nous payer les
intérêts des sommes que nous leur prêtons dans leurs
revers, exactitude qui les empêche d’abuser de la
prospérité, & qui les tient dans une situation à
peu près toujours égale. Les préceptes les plus
sévères de la morale, les représentations, les
menaces paternelles, les exemples, peuvent modérer
pour un temps la dépravation de la jeunesse ; mais
c’est à nous qu’il est réservé de la corriger
promptement, en accélérant la ruine totale des jeunes gens. Les secours qu’ils
trouveroient dans la caisse ou lombard qu’on
propose, les entretiendroient vingt ans dans la
débauche & le libertinage ; & nous, en moins
de six mois nous mettons le jeune homme le plus
libertin, hors d’état de l’être le reste de ses
jours. C’est donc à nous plus qu’à la Philosophie
que les mœurs doivent leur réforme. On croit nous
avoir terrassés, lorsqu’on nous objecte que dans des
cas pressans, un Citoyen honnête trouvera à six pour
cent, dans la caisse du prêt public ou Lombard, un
argent que nous lui vendons jusques à cent &
cent cinquante. Ce sophisme peut séduire le
vulgaire, qui s’arrête à la superficie,
& ne remonte jamais aux causes. L’œil éclairé de
la politique ne s’y trompera pas. Elle sait que plus
les intérêts que nous prenons sont usuraires, &
moins on est tenté d’emprunter, & que le travail
& l’industrie réparent souvent les pertes
occasionnées par les accidens imprévus. Ainsi ce qui
paroît en nous avidité, desir de profiter du malheur
d’autrui, est une bienfaisance publique. Il est vrai
que, malgré le taux excessif auquel nous portons nos
intérêts, il y en a plusieurs qui viennent à nous,
& qui s’offrent volontairement à être nos
victimes. Mais comme il n’y a point alors de notre
faute, il est juste que leurs dépouilles nous soient accordées, à titre de récompense. Nos
ennemis, pour qui rien n’est sacré, ne rougissent
pas d’attaquer, pour nous nuire, la loi naturelle,
dans ce qu’elle a de plus respectable ; la
propriété. Chacun a la sienne, dont il peut faire
l’usage qu’il trouve à propos. Les uns ont les biens
de la terre, les autres ont les talens : cette
portion du sexe qui met ses charmes à prix, a la
beauté ; nous avons de l’argent. Pourquoi veut-on
nous empêcher de le faire valoir tout ce nous
pouvons ? Quoi ! l’ingénieux Auteur d’une invention
nouvelle, pourra mettre à contribution la fantaisie
du Public, qu’il a le secret d’enflammer ! le marchand sera le maître du prix de sa
marchandise, & nous ne le serions point du prix
de notre argent ! Et depuis quand le droit de
propriété est il sacré pour certaines classes de
Citoyens, & restreint pour d’autres ? La beauté
est à l’enchère, l’honneur, la pro bité <sic>,
la protection, tout se vend, & l’on voudroit
aujourd’hui fixer le taux de l’usure ! Non,
Messieurs, ne le souffrez pas ; & avant de
permettre l’établissement d’un Lombard, offrez
plutôt…
1* On a remarqué depuis quelques années, & sur-tout depuis que la coëffure des femmes va de ridicule en ridicule, que les Courtisanes étoient toujours les premières qui affichoient les modes quelques jours avant qu’elles ne prissent. Alors les femmes comme il faut, & ce qu’on appelle les honnêtes femmes, adoptent la mode dont elles ont ri quelques jours avant.