Quoique je ne fasse
rien de tout cela, je ne crois pourtant pas être
tout à fait inutile dans le monde. Je jouis d’un
revenu honnête. Je vis huit mois de l’année à la
campagne, j’y fais travailler mes Paysans, &
je les aide dans leurs besoins : les quatre mois
que je passe à la Ville, je rassemble chez moi des
gens de bons sens, qui n’ont aucune prétention à
l’esprit, ou si vous l’aimez mieux, des gens
d’esprit qui ont le bon sens de ne pas le chercher. J’y vois quelques Auteurs,
dont la plume n’est guidée ni par l’intérêt, ni
par l’envie, ni par la manie de la célébrité ;
mais qui sont animés de l’amour du bien & de
la vérité, & qui n’écrivent que pour la faire
connoître. La foule des autres, qui est immense,
ne franchira jamais le seuil de ma porte. Ma
femme, chose assez rare, est aimable sans
coquetterie, & sage sans orgueil. Mes enfans
sont élevés sous mes yeux, parce que ce soin me
paroît être le premier devoir d’un père. J’ai
trois fils ; l’un est destiné pour l’Église ;
l’autre pour la Robe, & le troisième pour
l’Épée. Leur mère, qui les aime tendrement, &
dont l’ambition ne lui permet de
voir aucun obstacle à l’accomplissement de cette
destination, dit : le premier ne sera pas plutôt
tonsuré, qu’il aura des Bénéfices ; il en mangera
tranquillement le revenu dans la Capitale, &
puis il sera Evêque à son tour. Le second fera son
Droit tant bien que mal, il achetera une Charge de
Président, & siégera sur les fleurs de lys,
au-dessus des meilleurs Juges, qui ne sont que
Conseillers. Quant au troisième, il fera d’abord
ses exercices, sera un an Cornette, deux ans
Capitaine, il obtiendra un Régiment ; & quand
il sera obligé d’être à son Corps, il aura une
bonne table, & fera faire l’exercice à la
Prussienne. Tandis que ma femme
arrange toutes ces choses au gré de ses vœux, moi,
je dis : si le premier de mes enfans a une
vocation bien décidée pour l’Église, il renoncera
de lui-même à toutes les vanités du siècle, il
sera très-indifférent pour les biens de la terre ;
si le Ciel lui en envoie, il les emploiera au
soulagement du Pauvre ; il édifiera par son
exemple ; s’il a le talent de la parole, il
prêchera la morale de l’Evangile, pure &
simple, sans se jeter dans la controverse : il
dira aux Princes, aux Grands & au Peuple des
vérités utiles ; ses sermons ne seront point
hérissés d’esprit, ni brillans d’antithèses, mais
ils seront remplis de force, parce
que le Prédicateur sera bien pénétré de ce qu’il
dira ; l’on en sortira touché & convaincu. Ce
chemin ne mène pas toujours à l’Épiscopat ; enfin,
si mon fils y arrive, tant mieux, il en sera plus
à portée de secourir les malheureux. Le second ne
montera pas si lestement, que sa mère le croit,
sur les fleurs de lys. D’abord, il étudiera le
Droit Romain, ne fut-ce que pour bien se mettre
dans la tête que les Loix sont fondées sur le bon
sens & la raison ; qu’il n’y en a pas une
seule dans le Code & le Digeste, qui n’émane
de la loi naturelle, & que la discordance de
quelques-unes, ne vient que du défaut d’ordre dans la rédaction de ces immenses
recueils, où les matières sont confondues :
ensuite il suivra le Barreau, pour écouter &
s’instruire ; il étudiera pendant ce temps-là les
Loix & les Coutumes du Royaume ; il se mettra
au fait de tous les détours de la chicane &
des raisonnemens spécieux de la plaidoirie, afin
d’être sur ses gardes, & de s’en garantir
quand il sera en charge ; il approfondira les Loix
de l’État, & les principes fondamentaux de sa
constitution ; & par l’exercice constant des
vertus patriotiques, il acquerra cette fermeté,
cet attachement imperturbable pour les vrais
principes, qui doivent être le partage du
Magistrat. Le troisième de mes
enfans fera ses exercices, & s’habituera de
bonne heure à une vie dure & frugale : il
portera le mousquet comme Turenne, au moins
pendant un an ; il fera successivement les
fonctions de simple Soldat, d’Appointé, de
Caporal, de Sergent : ensuite il parviendra à la
Sous-Lieutenance, à la Lieutenance, & remplira
avec la plus grande exactitude les devoirs de ces
grades : il sera respectueux & modeste devant
ses supérieurs, sans en excepter les Capitaines.
Quand il aura mérité d’être nommé à une Compagnie,
il se croira fort honoré, & ne dédaignera pas
de servir, parce qu’il n’aura pas des épaulettes
en cordelières. Il se mettra dans la
tête le Code Militaire, quand il y en aura un ;
lorsqu’il sera Major, il fera faire l’exercice
ordonné, & n’en inventera pas un nouveau.
Devenu Colonel, il n’aura pas la prétention de se
croire plus habile que Turenne, Catinat &
Luxembourg ; il étudiera leurs campagnes, non pas
pour les épiloguer, mais pour tâcher de se former
sur ces modèles ; il ne dira pas que le Maréchal
de Puyseguer n’a donné que de faux principes. Il
ira ressassant les écrits du Chevalier Folard,
qui, à la vérité, sont un peu diffus &
verbeux, mais où l’on trouve du savoir & de
fort bonnes maximes ; il lira ceux qui ont
ressassé ces écrits pour les
perfectionner. Il ne perdra pas son temps à
feuilleter les critiques qui les ont attaqués ;
parce que ceux-ci n’ont fait que ressasser des
préjugés condamnés par tous les bons Généraux,
& par les Militaires les plus éclairés ; parce
que l’on a répondu cent fois à leurs objections,
par les raisons les plus fortes, & que ces
objections reparoissant toujours, il ne faut plus
s’en mettre en peine, d’autant que ces Critiques
ne se rendront jamais. Néanmoins je viens de
parcourir une Brochure qui m’a paru un petit
chef-d’œuvre de goût & de raison ; elle est
intitulée : L’Ordre profond &
l’Ordre mince, considérés par rapport aux effets
de l’Artillerie. Réponse de l’Auteur de
l’Artillerie nouvelle, à MM. de Mesnil, Durand
& de Maizeroy *
3. Mon fils fera bien de la
lire, afin de se former une idée de la solidité
des raisonnemens par lesquels on prétend
pulvériser Folard & ses Spectateurs. Il apprendra dans cet opuscule, que la
phalange des Grecs & le systême des colonnes
de Folard sont la même chose ; que le Maréchal de
Saxe a créé une ordonnance sur quatre pour
l’attaque, & sur deux pour le feu ; que si ce
Général eût seulement soupçonné jusqu’où l’on
pouvoit pousser la perfection de la mousquetterie
& de l’artillerie, il auroit bien chanté sur
un autre ton ; *
4que ces effets sont devenus si terribles, que dans une troupe de
500 hommes en colonne, on doit en tuer
nécessairement 722. Il y verra aussi que la
vivacité françoise doit être tournée du côté du
feu ; que la perfection de l’artillerie & de
la mousqueterie étant toute au profit de la
défense, on doit s’attacher à rendre celle-ci
tellement inexpugnable, que l’on soit obligé de
renoncer à tout projet d’attaque, ce qui
rameneroit à demeure la paix & la tranquillité
sur la terre.*
5
Ces assertions, ces maximes, &
diverses autres choses, sont d’autant plus
précieuses, qu’on ne les trouve dans aucun livre
ancien ni moderne.*
6
Je conserverai précieusement à mon
fils, un exemplaire de cet Ouvrage, afin qu’il le
consulte dans les occasions difficiles. Je me
propose de lui former une bibliothèque de quelques
Ouvrages nouveaux dans le même genre. Quant à ses
frères, j’aurai soin d’écarter d’eux tout livre à
paradoxes, tout systême brillant & nouveau ;
je sens que ce ne sera pas une petite affaire ;
mais à l’aide d’un peu de bon sens & de
beaucoup de patience, j’espère d’en venir à bout.