Le Spectateur français, ou Journal des moeurs: No 3.
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Ebene 1
Discours.
Ebene 2
Savez-vous pourquoi l’antiquité
peignoit la Fortune avec un bandeau sur les yeux ? Ce n’est
point, comme on l’a cru, parce qu’elle distribue ses bien-faits
sans choix & sans discernement ; c’est au contraire parce
que ne pouvant se conduire elle-même, elle suit avec docilité,
quiconque veut lui servir de guide. En s’aveuglant, elle s’est
mise à la discrétion de tout le monde. Parmi beaucoup d’exemples
dont je pourrois appuyer l’explication de cette allégorie, je ne
m’arrêterai qu’à celui d’un homme estimable, connu
par les services essentiels qu’il rend à la Noblesse Françoise,
& duquel on peut dire qu’il a trouvé la fortune dans un
cornet de papier.
Le travail de M. le Chevalier Blondeau, offre au
Philosophe une foule de réflexions. A quoi tient donc cette
Noblesse, cet orgueil d’une illustre origine, qui porte sur une
base si peu solide ? à quoi tient-il qu’un homme soit un Noble
de la première classe, ou un roturier de la dernière ? A la
conservation d’un papier que rongent le temps, les souris &
les vers, ou d’un vieux parchemin, qui, après huit cents ans de
vétusté, finit par boucher un bocal dans la boutique d’un
Apothicaire. Quelle pauvre Noblesse que celle dont toute
l’existence est attachée à un papier ; qui demain, humble
cornet, sera trop heureux d’envelopper une once de
tabac, pour le nez d’un Bedeau de Paroisse ! Je ne me suis
jamais enquis de mes ayeux ; je les ai toujours crus de fort
honnêtes gens, aussi peu soucieux que moi, de savoir où
remontoit leur origine commune : mais si jamais M. le Chevalier
Blondeau trouvoit quelque titre qui en fixât l’époque au tems de
Clovis, ou seulement de Charlemagne, je ne sais si je dois le
prier de m’en avertir, afin que j’aie un droit de plus qui
m’autorise à me moquer d’une Noblesse de Parchemin ; ou si je ne
dois pas plutôt lui recommander de brûler ma généalogie, de
crainte que mes ayeux ne me fissent rougir de n’avoir aucune de
leurs vertus. Je ne trouve rien de si humiliant,
que l’état d’un très-haut & très-puissant Seigneur, qui n’a
rien de ses pères que leur nom, leurs titres & leurs Fiefs.
Je ne permets à un Gentilhomme de s’énorgueillir de sa
naissance, que lorsque l’exemple des vertus de ses ayeux,
perpétué jusqu’à lui de génération en génération, est un frein à
ses penchans, & lui sert de règle pour se conduire : je
permets qu’un tel homme ait sa généalogie sans cesse sous les
yeux, & qu’il se vante d’être Noble.
L’envieux,
Du Merveilleux.
Il y a des arts qui sont naturels aux hommes, parce
qu’ils ne demandent qu’un peu d’imagination mise en
effervescence par beaucoup de sensibilité ; tels sont la Poésie,
la Musique & la Danse. Il paroît par l’Histoire de toutes
les Nations, que ce sont les premiers arts que les
hommes aient connus. Ils furent long-temps unis, ils le sont
encore chez la plûpart des Peuples sauvages. Partout où ces
peuples vivent en société, ils ont leur Jongleurs qui composent,
chantent & dansent en même temps. Nous ne pouvons pas juger
du degré d’intelligence & d’imagination des oiseaux ; mais
il est visible que leurs voix & leurs chants varient au gré
des passions qui les agitent, & que leurs mouvemens suivent
leurs chants. M. Guenau de Montbeillard, l’ami, l’élève, &
peut-être bientôt le rival de M. de Buffon, décrit un oiseau qui
réunit les talens du meilleur Musicien, & ceux
du Danseur le plus accompli. Il donne à son chant & à sa
danse une expression que nos meilleurs Artistes seroient bien
flattés de mettre dans leur pantomime & dans leur musique.
La description qu’il en fait, est si séduisante, que nos
lecteurs ne nous sauront pas mauvais gré de la rapporter ici.
Cet oiseau est le Moqueur d’Amérique, de moyenne grosseur, de 11
pouces de long. Si nous voulions suivre exactement le
parallèle des mœurs de l’homme avec celles des animaux, nous y
trouverions des rapports qui nous étonneroient bien plus encore.
Lettre
Addition
Il est une classe d’hommes si
orgueilleux & si exigeans, qu’ils veulent tout assujettir à
leurs opinions : ils n’affectionnent que ceux qui pensent comme
eux ; & comme il n’y a pas d’opinion qui n’ait son opinion
contraire, ils sont toujours divisés en deux ou plusieurs
factions. L’opinion est pour ces différens partis, ce que
l’intérêt est pour le commun des hommes : leurs liaisons, &
leurs amitiés ne sont l’effet, ni d’une douce sympathie, ni du
rapport d’humeurs & de caractères. Leur
tyrannie est si étrange, qu’ils regardent celui qui n’adopte pas
une opinion, comme s’il étoit d’une opinion différente.
Quiconque, par exemple, croit aux tourbillons de Descartes, est
un homme très-méprisable aux yeux de celui qui croit à
l’attraction de Newton ; & l’apôtre des tourbillons ne fera
jamais son ami du Newtonien. Celui qui pense que l’Agriculture
mérite plus de faveur que le Commerce, est nécessairement
l’ennemi de celui qui croit que le Commerce doit être plus
protégé que l’Agriculture. Un tiers qui voudroit persuader à
l’un & à l’autre qu’il ne faut croire ni Descartes ni
Newton, & qu’il faut protéger l’Agriculture
& le Commerce, se feroit honnir des deux partis. Mais si
dans cette classe d’hommes, les opinions influent sur les
affections, les affections influent presqu’aussi souvent sur les
opinions. Tel qui depuis long-temps étoit attaché à une opinion,
s’il vient à savoir qu’une secte qu’il n’aime pas l’a adoptée,
commence par la regarder comme une erreur, s’en détache, trouve,
pour s’en prouver à lui-même l’absurdité, mille raisons
auxquelles il n’avoit jamais pensé. Heureux les hommes assez
raisonnables, pour n’être jamais, ni les dupes de leur esprit,
ni les esclaves de leurs passions !
Ebene 3
Allgemeine Erzählung
M. le Chevalier Blondeau,
Gentilhomme Franc-Comtois, avoit embrassé fort jeune
l’état Militaire ; il s’y étoit acquis de l’honneur ;
c’est beaucoup pour la gloire, mais on ne vit point de
lauriers. Il sollicitoit depuis long-temps une
récompense plus solide : il attendoit, il languissoit
dans l’espérance. Un jour qu’il avoit envoyé chez un
Epicier, acheter je ne sais quoi, dont il avoit besoin,
on le lui apporta dans un cornet de vieux papier
barbouillé d’une écriture Gothique. Par un
mouvement involontaire, par fantaisie ou par caprice, il
s’amuse, en déployant ce cornet, à déchiffrer l’antique
griffonage. Ce qu’il peut lire l’intéresse au point de
regretter de n’avoir que ce lambeau ; il va lui-même
chez l’Epicier, s’informe s’il reste encore quelques
feuilles du manuscrit d’où l’on a pris le fragment qu’il
présente ; heureusement le manuscrit se trouve entier ;
il le parcourt avec avidité, il se convainc que ce
papier, destiné à envelopper du poivre, est un acte qui
intéresse une Maison illustre. Il conjecture qu’il peut
y en avoir d’autres : il se fait représenter tous les
papiers achetés à la livre, que l’Epicier avoit dans sa boutique ; il y trouve, parmi des
livres vendus à la rame, & parmi d’autres choses
inutiles, plusieurs actes importans ; il les rassemble,
les met de côté, & propose à l’Épicier de les lui
racheter le double de ce qu’il les avoit payés. Le
marché fut bien-tôt conclu, & l’Épicier content d’un
gain auquel il ne s’attendoit guère, offrit de
n’employer désormais le papier & parchemin de ses
enveloppes, couvertures & cornets, qu’après les
avoir soumis à l’examen de M. le Chevalier Blondeau : il
conçut le projet qu’il a exécuté depuis, & auquel il
travaille encore, de former la plus ample collection
qu’il pourroit, de titres égarés. Il
s’adressa à plusieurs Épiciers, Beurrières, en un mot à
tous les acheteurs de vieux papiers. C’est certainement
chercher des diamans dans le fumier d’Ennius ; mais ce
travail, tout dégoûtant qu’il est, lui a si bien réussi,
qu’en peu de temps il est parvenu à former un trésor de
chartes & titres, où plusieurs familles ont trouvé
ceux de leur Noblesse, de leurs prérogatives & de
leurs Terres, dont elles auroient été peut-être bien
embarrassées de prouver la propriété. Le Roi Louis XV
estima sa première collection si précieuse, qu’il la lui
acheta. Il y avoit des actes depuis les siècles les plus
reculés de la Monarchie jusqu’au nôtre, & quelques-uns qui intéressoient nos Rois ;
un des principaux est l’original même du contrat de
mariage de Louis XIV. Les incendies arrivés en différens
tems au Palais, ont exposé à la dispersion bien des
titres échappés aux flammes ; d’autres événemens, des
déprédations, l’ignorance des personnes entre les mains
desquelles tombent ces papiers à la mort des Seigneurs,
& souvent de leurs gens d’affaires, les font mettre
au rebut, à la beurrière & à l’Épicier. M. le
Chevalier Blondeau en a sauvé beaucoup du naufrage,
& il en sauve tous les jours. Il a déjà une seconde
collection plus riche & plus abondante que la
première.
L’envieux,
Fable.
Ebene 3
Fabel
Periclès, qui réunissoit le
génie le plus vaste pour les affaires de la République,
l’éloquence la plus sublime, & l’amour le plus
passionné pour les arts, venoit d’ajouter aux morceaux
précieux dont il avoit orné son jardin, un beau vase de
marbre blanc de Paros, chef-d’œuvre du célèbre Alcamène,
disciple & rival de Phidias. Il l’avoit élevé sur un
petit socle de marbre noir. Il ne pouvoit se lasser
d’admirer la beauté des reliefs sculptés autour du vase,
& qui représentoient les principales
actions de sa vie. L’estime qu’il avoit pour Alcamène,
le lui rendoit encore plus précieux. Le jour de
l’anniversaire de la naissance de Périclès, Aspasie,
qu’il aimoit éperduement, & qui devint ensuite son
épouse, lui envoya un rosier qu’elle avoit cultivé de sa
main. On a blâmé Periclès d’avoir épousé cette fille
charmante, dont le cœur tendre faisoit, dit-on,
suspecter la vertu ; mais qui joignoit à la beauté la
plus parfaite, les talens les plus rares de l’esprit,
& les qualités de l’ame les plus séduisantes.
L’amour, dans une ame vulgaire, eût pesé les avantages
& les inconvéniens de cette union ; dans une ame telle que celle de Periclès, il ne consulte
que l’objet aimé : d’ailleurs Periclès avoit bien acheté
le droit d’avoir une foiblesse. Il contemploit le vase
d’Alcamène, lorsqu’on lui porta le rosier d’Aspasie.
Quelqu’amour qu’il eût pour les arts, il eût donné dans
ce moment Phidias, son disciple & leurs
chef-d’œuvres, pour une feuille du rosier. Il fit mieux,
il concilia son amour & son goût, il planta
l’arbuste dans le vase même : il se réserva le soin de
l’arroser, & défendit à ses esclaves d’en approcher.
Aspasie vint quelques jours après voir le vase dont tout
le monde parloit dans Athènes. Périclès la conduisoit ;
elle parut surprise qu’on eût prophané ce
chef-d’œuvre qui n’étoit fait que pour l’ornement, en y
faisant croître un arbuste ; elle craignoit que la
blancheur du marbre ne fût altérée par la terre &
l’eau qui le remplissoient : mais quand Periclès lui eut
dit qu’il n’y avoit point de vase assez précieux pour le
bouquet d’Aspasie, elle rougit, & ne put s’empêcher
de lui dire que Vénus s’honoreroit d’un tel hommage.
Aspasie, depuis ce jour, revint plus souvent dans le
jardin, pour aider Periclès à cultiver le rosier. Un
buis qui rampoit obscurément contre un mur voisin, &
qui ne devoit son existence qu’à l’oubli, ou peut-être
au mépris des Jardiniers, ne put voir, sans envie, les soins que prenoient Aspasie & son
amant d’un arbuste auquel il se croyoit fort supérieur.
Par où, disoit-il, mérite-t-il la préférence ? Est-ce
par ses épines déchirantes, par ses fleurs écloses &
fanées le même jour ? par ses feuilles, qui ne
sortiroient jamais de la tige, si les zéphirs ne
venoient les couver de leurs aîles ? Et moi, dont la
verdure résiste aux rayons les plus ardens du soleil,
& aux froids les plus piquans de Borée, on me
dédaigne ; & comme si on me faisoit un crime de ma
fécondité, au retour du printemps & de l’automne, la
serpe impitoyable, coupe & moissonne mes rejetons !
& l’art aura épuisé toute son industrie pour faire un vase à ce frêle rosier, l’unique
objet des soins de Periclès ! Non, il ne m’aura pas vu
impunément méprisé. Puisqu’on le veut, je consens de
ramper encore ; mais malheur à l’insolent qui me brave !
Aussi-tôt l’arbrisseau rampant dirige ses racines, &
s’insinue, sans être apperçu, entre le socle & le
pied du vase ; les racines s’accrochent, la tige se
forme, grossit, fait tous les jours de nouveaux progrès,
& soulève insensiblement le chef-d’œuvre d’Alcamène,
qui déjà penche, & menace d’une chûte prochaine.
Periclès s’apperçoit que le vase a perdu son à-plomb ;
le péril est pressant, il remonte à la cause & ne la
trouve pas. Il appelle Alcamène ; à force
de leviers, on soulève doucement le vase, on le soutient
en l’air, on découvre enfin le buis perfide. Periclès ne
se contenta point d’ôter la tige & les racines qui
causoient le mal, il fit impitoyablement extirper
l’arbuste jaloux, & le fit brûler. Il eût végété
plusieurs années dans une obscurité paisible, si l’envie
& le plaisir de nuire ne l’avoient pas fait
connoître.
Du Merveilleux.
Dialogue.
Ebene 3
Allgemeine Erzählung
Un long hiver avoit affligé la
nature : depuis quelques jours les zéphirs l’avoient
délivré de ses frimats & de ses vapeurs
malfaisantes. Eugène vint m’inviter de profiter du
retour du printems. C’étoit un beau jour du mois de Mai,
qui promettoit un lendemain encore plus beau, & nous
décidâmes de le passer à la campagne. Eugène étoit
encore chez moi, lorsqu’on m’apporta le Poëme de Théodon
qui venoit de paroître. Nous en remîmes la lecture au
lendemain. Dès les cinq heures du matin,
chacun se rendit de son côté du Pont-Royal, & un
batelet, en une heure & demie, nous rendit à Meudon.
Nous nous enfonçâmes dans le parc, & nous lûmes avec
avidité le Poëme annoncé depuis si long-temps ; mais qui
bientôt après avoir paru, malgré les efforts d’une
cabale protectrice, a perdu les deux tiers de sa
célébrité. Nous en trouvions la versification
charmante : le Poëme étoit semé de vers sententieux, de
ces maximes philosophiques dont on voudroit meubler sa
mémoire ; la langue y étoit par-tout respectée ; il n’y
avoit pas une pensée qui ne fût juste, pas un mot qui ne
fût à sa place ; c’étoit une sagesse, une
régularité irréprochables, qui ne laissoient pas le mot
à dire à la critique. Malgré toutes ces choses, nous
avions une peine extrême à lire l’Ouvrage de suite ; il
nous enchantoit en détail, & nous fatiguoit à la
longue. Nous ne concevions rien au sentiment qui nous
affectoit. Nous en cherchâmes les causes ; nous crûmes
les avoir trouvées dans la monotonie des beautés, dans
le défaut d’enthousiasme, & dans la négligence que
l’Auteur avoit affecté du merveilleux.
Dialog
Eugène. Je conviens avec
vous que des beautés trop régulières n’intéressent
qu’un moment ; que l’enthousiasme est essentiel à la
Poésie ; mais quoique j’aime
beaucoup que le Poëte occupe mon imagination, je
crois qu’à la rigueur il peut se passer du
merveilleux. Car vous savez que la Poësie est, comme
la Peinture, une imitation exacte de la nature,
& que le merveilleux est une nature idéale ; il
est vrai que pour la peindre, le Poëte est obligé de
se servir des mêmes traits & des mêmes couleurs
que s’il avoit à peindre la nature véritable, &
qu’il doit mettre dans la fiction une vraisemblance
qui ne se trouve pas toujours dans la vérité ; mais
le Poëte n’est-il pas aussi intéressant,
n’atteint-il pas le même but, quand il peint
fidélement la nature qu’il a sous les yeux, &
qu’il vivifie ses tableaux par la
chaleur de l’enthousiasme ? Qu’est-ce que le
merveilleux peut ajouter de plus au plaisir ? Le
Spectateur. Vous convenez cependant que le Poëte
doit occuper votre imagination ; le merveilleux est
donc, selon vous, nécessaire au Poëte. Je regarde
l’Art sublime de la Poésie, comme celui qui tient de
plus près à la nature. Je suis persuadé que le
premier homme qui jeta un coup-d’œil attentif sur la
création, fut Poëte. Son premier sentiment fut
l’admiration ; son ame s’éleva ; & quelle idée
ne dut-elle pas se former de l’Auteur de l’Univers !
Les merveilles qu’il voyoit, dûrent lui faire concevoir, au-delà des limites du monde, un
monde plus étonnant encore, réservé pour l’Être
infini, Créateur de tous les êtres. Voilà sans doute
la cause, de ce penchant qu’ont tous les hommes pour
le merveilleux, & pour les choses qui paroissent
au-dessus de la nature. Eugène. Il semble, en effet,
qu’ils aient un attrait invincible pour le
surprenant & l’extraordinaire. La vérité leur
paroît chose trop commune ; ils la méprisent, la
laissent de côté, & lui préfèrent le mensonge ;
c’est même sous les traits de ce dernier, qu’il faut
leur présenter la vérité, si l’on veut la leur faire
aimer : mais ce qui m’étonne, &
qui ne s’accorde pas avec la cause que vous donnez à
l’amour du merveilleux, c’est qu’il leur est
indifférent que les objets que crée leur
imagination, soient gais ou tristes, odieux ou
plaisans, il suffit qu’elle soit occupée, qu’elle
puisse les orner s’ils sont agréables, oules
<sic> enlaidir s’ils sont affligeans. Le
Spectateur. L’influence du physique sur le moral qui
produit plus de variété dans les caractères, que
dans les productions de la nature, met aussi des
différences essentielles dans la manière de sentir
& de voir. Cette influence détermine nos
penchans & nos goûts ; elle accélère ou ralentit
l’activité de notre imagination ; met entr’elle & les objets sur lesquels elle
s’exerce, un prisme qui les peint de couleurs plus
ou moins vives, plus ou moins gaies, plus ou moins
sombres ; & si la raison ne venoit au secours,
nous ne verrions, nous ne jugerions qu’au gré de
l’humeur qui nous domine, ou des affections que nous
tenons de l’influence physique. Comment celui-ci né
dans un climat rigoureux, ou dans la misère, élevé
dans la pauvreté, au sein des privations, ne
contracteroit-il pas dès l’enfance, une certaine
dureté ? Comment, formé dans l’habitude de la
tristesse, n’auroit-il pas une imagination sombre ?
De quelles couleurs peut-il se peindre la nature
idéale, quand la véritable ne leur en
offre que d’affligeantes ? Voilà ce qui explique le
progrès des Beaux-Arts, portés à leur perfection
dans les beaux climats de la Grèce & de
l’Italie, tandis que dans le Nord ils n’ont fait que
languir. La raison pourra y acquérir plus d’énergie,
la réflexion pourra s’enrichir des privations que le
spectacle d’une nature presque toujours triste, fait
éprouver aux peuples septentrionaux ; mais
l’imagination engourdie n’y déploiera jamais les
beautés d’Homère, de Virgile, du Tasse, de
Michel-Ange, de Raphaël & du Guide ; Borée
n’offre point de couleurs pour des tableaux si
grands & si variés. Dans les climats les plus
doux, l’imagination exige encore, pour
être brillante, une santé robuste, une constitution
vigoureuse, une ame exempte de chagrins ; le Poëte
né avec des organes foibles & délicats, livré à
une souffrance habituelle, privé des bienfaits que
la nature répand sur ses semblables, voit leur
bonheur avec un œil d’envie ; il contracte malgré
lui un caractère sombre & mélancolique ; son
imagination s’arrête avec plaisir sur les effets les
plus atroces des passions, elle se fait des chimères
cruelles, & ne voit qu’une nature irritée &
des merveilles sanglantes. J’ai toujours regardé
comme fort suspecte, la santé ou la tranquillité
d’ame des Auteurs de nos Drames modernes. Eugène. Êtes-vous bien assuré que nos
meilleurs Poëtes aient joui des avantages de
l’aisance & de la santé ? Le Spectateur. Non ;
mais ces avantages étoient bien compensés par cette
paix de l’ame qui résulte de la bonne conscience, ce
repos que ne troublent ni les intrigues de
l’ambition, ni la soif des richesses, ni les
manœuvres de l’envie ; leur imagination, qui prenoit
ses couleurs dans un caractère aimable, ne leur
offroit que des objets charmans ; & lors même
qu’ils avoient à peindre les funestes effets des
passions, le sentiment du calme dont
ils jouissoient, fournissoit à leur imagination des
traits plus énergiques du désordre qu’elles
occasionnent. Ainsi l’homme sensible, qui du rivage
voit un vaisseau lutter contre la tempête, en
goûtant le plaisir de la sécurité, partage, &
sent peut-être plus vivement le danger & les
alarmes de l’équipage. Eugène. Vous ne reprocherez
pas du moins à l’Auteur que nous venons de lire, de
manquer de cette tranquillité d’ame que vous
louezdans <sic> nos meilleurs Poëtes ; de ce
calme d’esprit, de ce grand fond de raison qui se
montre à chaque pas dans son Poëme. Le
Spectateur. Elle n’y paroît que trop à découvert ;
le Poëte a trop contraint son imagination. Il n’a
pas assez songé que le voile le plus parant de la
vérité, est la fiction ; que triste ou gai, rampant
ou sublime, l’esprit humain se repaît d’illusion :
je n’excepte personne, le plus sage comme le plus
fou. Eugène. Je ne suis ni l’un ni l’autre ; mais,
je vous l’avoue, je ne donnerois pour rien au monde
mes châteaux en Espagne : & j’ai souvent observé
que les rêves les plus extravagans n’étoient pas
ceux qui me plaisoient le moins. Le
Spectateur. Ce penchant pour le merveilleux, est un
des premiers qui se manifestent dans l’homme. Voyez
avec quelle avidité les enfans saisissent toutes les
folies que leur racontent leurs nourrices ou leurs
bonnes ; non-seulement leur petite imagination leur
rend les objets aussi présens que s’ils les
voyoient ; mais elle y ajoute tout ce qui peut les
rendre ou plus effrayans ou plus agréables, suivant
l’intention de la conteuse ; & remarquez,
qu’ainsi que vous, c’est sur-tout aux récits les
plus absurdes & le plus au-dessus de la nature
qu’ils s’attachent. La raison a bien de la peine à
affoiblir ce penchant ; & à cet égard nous sommes presque tous enfans jusqu’à
la mort. Eugène. Et quand elle est parvenue à
l’affoiblir ou à le détruire dans quelques
Philosophes, je ne sais s’ils y ont plus gagné que
perdu. Le Spectateur. S’il n’y avoit pas tant
d’exemples que cet amour du merveilleux a été suivi
d’une aveugle crédulité, pour les choses même que
l’imagination avoit créées, & que cette
crédulité a dégénéré en une superstition cruelle
& barbare, j’oserois croire que les hommes sont
plus heureux sous l’empire de l’imagination, que
sous celui de la raison. Interrogez tous ceux qui
cultivent les sciences & les arts
qui sont du ressort de l’imagination ; Poëtes,
Peintres, Sculpteurs, Musiciens, faiseurs de
systêmes & de projets, Métaphysiciens, Conteurs,
Romanciers, que sais-je. Interrogez ensuite ceux qui
cultivent les sciences exactes : demandez-leur
auxquels le résultat de leur travail donne plus de
plaisir. Eugène. Il me semble que le Géomètre qui
cherche ou qui trouve une vérité, est bien content
de lui-même. Le Spectateur. Sa satisfaction ne dure
guère qu’autant qu’il est à la poursuite de cette
vérité. Il jouit quand il la trouve ; mais si-tôt
qu’il l’a découverte, le plaisir
s’évanouit ; au lieu que l’Artiste, l’homme à
projets, le Métaphysicien, se plaisent dans la
chimère qu’ils ont créée ; plus elle est
extraordinaire, plus elle les flatte ; & ceux
pour qui les Artistes, tels que les Poëtes, les
Peintres, les Romanciers, les Métaphysiciens, ont
travaillé, croyez-vous qu’ils ne soient pas plus
sensibles à leur merveilleux, qu’aux vérités
mathématiques ou morales exposées dans toute leur
nudité ? Oh ! que j’ai du regret aux fictions dont
on a dépouillé notre Poësie & nos Romans ! On a
cru augmenter l’intérêt & parler plus
directement au cœur, inspirer au lecteur plus de
confiance, en écartant tout ce qui
avoit l’apparence du mensonge, & l’on a produit
sur lui un effet tout contraire. Eugène. On est
parvenu à un tel point de sévérité, qu’il semble que
nos Ecrivains aient déclaré la guerre à
l’imagination ; & je connois des raisonneurs,
qui se donnent pour philosophes, parce qu’ils font
peu de cas des Beaux-Arts. Le Spectateur. Oui, comme
Malebranche, qui empruntoit de son imagination, la
plus brillante & la plus belle qu’il y ait
peut-être jamais eu, des armes contre l’imagination
même. Le Philosophe n’est pas de bonne foi, s’il
n’avoue que dans ses spéculations, même les plus sublimes, il cède malgré lui à son
penchant pour le merveilleux : il a beau déclamer
contre les fictions des Poëtes ; s’il est sensible
comme un Philosophe doit l’être, il doit les aimer,
parce que leur objet est d’intéresser pour la
vérité. Contradiction
singulière, & le plus fort argument peut-être en
faveur de la Poésie. Eh ! pourquoi bannir Homère de
sa République ? Platon blâmoit ce Poëte d’avoir
donné à ses Dieux les passions des hommes ; mais
c’est peut-être en cela qu’Homère s’est montré le
plus grand des Philosophes, &
qu’il méritoit les hommages de Platon. Homère avoit
un génie trop vaste, une raison trop sublime, pour
croire à des Dieux passibles & sujets à toutes
les foiblesses de l’humanité ; comme Socrate, il
croyoit à un Être suprême, unique, incréé ; il
devoit regarder la Divinité sous ce point de vue, ou
ne croire à l’existence d’aucune Divinité ; & il
paroît qu’Homère ne donna point dans les absurdités
de l’athéisme. Comme il eût été dangereux pour lui
de manifester ses opinions, il se servit de la
superstition, qu’il ne pouvoit pas détruire, comme
du seul moyen de rendre les hommes meilleurs. Il
prêta quelques-unes des foiblesses humaines aux
Dieux de son Olympe, afin de les
rapprocher des hommes, d’en faire des modèles qu’ils
ne crussent pas impossible d’imiter, & de
persuader aux Grecs, qu’avec des vertus, malgré les
défauts inséparables de l’humanité, l’homme pouvoit
partager avec les Dieux le culte des mortels, &
les honneurs de l’apothéose. Malheur à qui le
merveilleux d’Homère paroîtroit insipide ! Un tel
infortuné, s’il existe, est un être que le ciel,
dans sa colère, a privé de toute sensibilité.
Eugène. J’ai connu des hommes assez mal constitués
pour ne pas sentir le merveilleux d’Homère, &
pour en trouver dans les choses les
plus communes ; vous en voyez tous les jours des
exemples. Le Spectateur. Des sots qui s’étonnent de
tout ! des petits maîtres qui s’extasient par air !
des ignorans ! Eugène. Non, des gens qui ne sont
rien de tout cela, qui sont de bonne foi, & se
stupéfient de la meilleure foi du monde. Ils voyent
du merveilleux, où vous & moi serions
embarrassés de voir de l’extraordinaire. Le
Spectateur. C’est que quelque bornée que soit leur
imagination, elle soupçonne toujours quelque chose
au-delà de ce qu’elle voit, car l’amour du merveilleux est si naturel à l’homme !
Eugène. En cela comme en beaucoup d’autres choses,
on ne peut que former des conjectures ; mais si ce
penchant est aussi universel que vous le dites, il
pourroit servir aux Philosophes à prouver
l’immortalité de l’ame, & sa destination après
cette vie. Alors on pourroit regarder ce penchant
comme une inquiétude de l’ame, que la jouissance des
choses créées ne peut satisfaire, & qui conçoit
au-delà de la création quelque chose de plus sublime
encore ; mais ce qui m’embarrasse, c’est de
concilier la stupidité d’une partie du peuple, qui
adopte des récits sans vraisemblance,
préférablement à des vérités utiles &
démontrées, des superstitions absurdes &
grossières, parce qu’elles sont incroyables, de
concilier, dis-je, toutes ces choses avec un motif
aussi noble & aussi grand. Le Spectateur. Je
vous ai fait connoître un homme qui aime mieux
croire aux maléfices des sorciers, que d’imaginer
que Comus puisse opérer ce que notre enthousiaste
appelle des prodiges, par les secours seuls de la
Physique. Voilà le Peuple. Plus il est ignorant,
& plus il est près de la nature. Moins il a de
connoissances acquises, & moins il sait varier
ses jouissances ; il est moins distrait & plutôt rassasié que nous. Son inquiétude
pour ce qu’il ne connoît pas, est plus tourmentante
& se manifeste plus brusquement ; il soupçonne
par-tout du surnaturel. Voilà l’origine de
l’Astrologie, de la Nécromancie, & de tant
d’autres folies qui ont bouleversé les têtes, d’un
pôle à l’autre. Après un orage qui aura dévasté la
moitié d’une Province, interrogez les tristes
habitans des hameaux : ils vous diront dans leur
affliction, que la grêle est un effet des
maléfices ; il <sic> vous citeront le scélérat
qui l’a attirée, & le motif qui l’y a engagé.
Vous venez d’en voir tout récemment un exemple en
Pologne. Les malheureux Juifs, accusés par le peuple
d’avoir excité une tempête, n’ont
pas encore pu se justifier. Notre raison plus
éclairée, nous empêche d’ajouter aucune foi à ces
imputations superstitieuses ; mais notre esprit n’en
est pas moins enclin à se plaire dans les choses
merveilleuses sans les croire ; & tandis que
nous jouissons froidement du spectacle du monde
physique, nous faisons nos délices du monde idéal
des Poëtes.
Exemplum
Platon, le
divin Platon, n’a pu se résoudre à banir Homère de
sa République imaginaire, avant de l’avoir
couronné de fleurs.
Discours.
On appeloit, il n’y a pas encore long-tems, Philosophes, les Physiciens, les Médecins, & généralement tous ceux qui s’appliquoient à l’étude de la nature. Les Philosophes de l’antiquité réunissoient, presque tous, les connoissances naturelles, la science des mœurs, & la pratique de la vertu. Aujourd’hui la morale & la science de la nature n’ont rien de commun ; & quoiqu’elles se trouvent encore dans quelques hommes privilégiés, chacune veut avoir son domaine à part, & être indépendante de l’autre. J’ai vu des Philosophes rougir & se croire compromis, parce qu’on donnoit devant eux le nom de Philosophe à Descartes & à Newton. C’étoient, disoient ils, des hommes très-savans, dont le génie, à force d’importunités, avoit forcé la nature à leur révéler une partie de ses secrets, & qui ont essayé de deviner le reste, à qui les conjectures tenoient lieu de démonstrations ; en un mot des Observateurs attentifs : mais pour Philosophes… C’est une autre affaire… Il y a bien de la différence entre savoir & être sage. Sans doute la science de la nature & la Philosophie, ne sont pas la même chose : mais l’une conduit nécessairement à l’autre ; & je ne sais si l’on peut se dire vraiment Philosophe, quand on a vieilli dans l’ignorance & l’insensibilité des phénomènes de la nature. Voyez comme le sublime Buffon réunit la sagesse & la science, de manière qu’elles ne puissent se passer l’une de l’autre. Il voit dans la nature une marche si simple & si majestueuse à la fois, qu’il ne lui est pas possible d’y méconnoitre le sceau d’un premier principe, auquel tout aboutit, où commence la chaîne des êtres, les animant & les vivifiant tous, donnant aux uns plus d’intelligence, aux autres plus de sensibilité ; mais à tous des rapports qui manifestent une commune origine, une famille universelle. Le desir de savoir conduit à l’observation, & l’observation mène le Savant, comme par la main, des effets physiques à la cause morale. C’est alors que le Naturaliste & le Philosophe ne diffèrent plus. Il voit, il saisit, il compare, & le résultat est toujours un mouvement nouveau d’admiration & de reconnoissance pour la cause première. Les hommes & les animaux ont toujours été ce qu’ils sont, dit l’ignorance ; & sur ce principe elle croit connoître le monde depuis la création ; mais le Philosophe ne se contente pas de regarder autour de soi ; il ne consulte pas les fastes de l’Histoire. Il s’élance, il parcourt l’Univers, cherche des climats inconnus où il puisse consulter la nature dans sa première énergie ; partout il voit l’instinct éprouvant les mêmes révolutions que la raison. Dans les climats où l’homme est encore sauvage, les animaux ont conservé leur férocité ; dans les lieux où la société a poli les mœurs de l’homme, la domesticité a adouci la férocité de l’animal. Partout il voit que quoique chaque être ait ses mœurs, ses inclinations, son caractère, ils ont entr’eux des rapports qui les rapprochent. L’insecte, l’oiseau, le quadrupède diffèrent en tout, & ressemblent en tout à l’homme.Exemplum
Voyez, dans M. de Buffon,
l’histoire du moineau : vous y trouverez un rapport si
étonnant entre cette espèce incommode, vorace, égoïste,
& certaines sociétés humaines, malfaisantes, avides,
inutiles, que vous êtes tenté de douter si ces sociétés ont
pris les mœurs & les inclinations des moineaux, ou si
les moineaux ont pris les mœurs de ces bizarres sociétés.
Ebene 3
« C’est, dit M.
de Montbeillard, le chantre le plus excellent parmi tous les
volatiles de l’Univers, sans même en excepter le rossignol ;
car il charme comme lui par les accens flatteurs de son
ramage ; & de plus, il amuse par le talent
inné qu’il a de contrefaire le chant, ou plutôt le cri des
autres oiseaux ; & c’est de-là sans doute que lui est
venu le nom de Moqueur. Cependant, bien loin de rendre
ridicules ces chants étrangers qu’il répète, il paroît ne
les imiter que pour les embellir ; on croiroit qu’en
s’appropriant ainsi tous les sons qui frappent ses oreilles,
il ne cherche qu’à enrichir & à perfectionner son propre
chant, & qu’à exercer, de toutes les manières possibles,
son infatigable gosier. Aussi les Sauvages lui ont-ils donné
le nom de Cencontlatoli, qui veut dire, quatre cent langues,
& les Savans celui de Polyglotte, qui signifie à
peu-près la même chose. Nonseulement le
Moqueur chante bien & avec goût, mais il chante avec
action ; avec ame, ou plutôt son chant n’est que
l’expression de ses affections intérieures ; il s’anime à sa
propre voix, & l’accompagne par des mouvemens cadencés,
toujours assortis à la variété de ses phrases naturelles
& acquises. Son prélude ordinaire est de s’élever
d’abord peu à peu, les aîles étendues, de retomber ensuite
la tête en bas, au même point d’où il étoit parti, & ce
n’est qu’après avoir continué quelque temps ce bizarre
exercice, que commence l’accord de ses mouvemens divers, ou
si l’on veut, de sa danse, avec les différens caractères de
son chant. Exécute-t-il avec sa voix des
roulemens vifs & légers ; son vol décrit en même-temps
dans l’air une multitude de cercles qui se croisent ; on le
voit suivre en serpentant les tours & retours d’une
ligne tortueuse sur laquelle il monte, descend & remonte
sans cesse. Son gosier forme-t-il une cadence brillante
& bien battue ; il l’accompagne d’un battement d’aîles
également vif & précipité. Se livre-t-il à la volubilité
des harpages & des batteries ; il les exerce une seconde
fois par les bonds multipliés d’un vol inégal &
sautillant. Donne-t-il l’essor à sa voix dans ces tenues si
expressives, où les sons, d’abord pleins & éclatans, se
dégradent ensuite par nuances, & semblent
enfin s’éteindre tout à fait, & se perdre dans un
silence qui a son charme comme la plus belle mélodie ; on le
voit en même temps planer moëlleusement au-dessus de son
arbre, rallentir encore par degrés les ondulations
imperceptibles de ses aîles, & rester enfin immobile
& comme suspendu au milieu des airs…. C’est un oiseau
assez familier, qui semble aimer l’homme, il s’approche des
habitations, & vient se percher jusque sur les
cheminées ».
Lettre
Au Spectateur.
Ebene 3
Brief/Leserbrief
Je ris, Monsieur le
Spectateur, des guerres qui désolent votre république
des Lettres. Ce n’est pas d’une bonne ame, j’en
conviens ; mais ma philosophie, à moi, est de chercher
le côté plaisant de toutes choses, & quand je l’ai
trouvé, je ne les considère que sous ce point de vue. La
question de savoir si l’esprit philosophique est utile
ou nuisible aux Lettres & aux Arts, a fait rompre
bien des lances, causé bien des haines, des divisions,
& rien n’est encore décidé. Les Gens
de Lettres, c’est-à-dire, les Poëtes, les Orateurs,
Conteurs, Romanciers, en un mot, tous les Ecrivains qui
vivent sous l’empire de l’imagination, & que pour
cette raison j’appelle les imaginaires, afin de ne pas
les confondre avec les Philosophes, qui prennent aussi
le titre de Gens de Lettres, exclusivement aux
premiers ; les Gens de Lettres, dis-je, ou les
imaginaires, continuent de tourmenter, de harceler les
Philosophes de les chicaner sur tout, de jeter du
ridicule sur leurs opinions, décrient, honnissent leur
morale ; que sais-je ? Comme la guerre ne connoît que
l’excès, ils s’en prennent à la Philosophie. Il faut
convenir que les Philosophes, que
j’appellerai les raisonneurs, pour les distinguer de
leurs adversaires, le leur ont bien rendu. Ils ont
d’abord opposé le mépris à la haine ; mais ils se sont
lassés de mépriser ; ils ont opposé l’injure à
l’injure ; aujourd’hui ils font tout ce qu’ils peuvent
pour leur couper les vivres ; des partis se répandent
d’un côté & d’autre, & leur enlèvent leurs
convois ; il est vrai qu’il y a je ne sais combien de
volontaires qui combattent à l’insçu des Généraux, &
ce ne sont pas ceux qui contribuent le moins à
entretenir la division : Dieu seul sait quand elle
finira. J’ai long temps hésité si je prendrois parti :
je me suis décidé pour la neutralité,
comme plus conforme à ma paresse & à mon goût. Ce
n’est pas que l’une & l’autre faction n’ait cherché
à m’attirer, par cette vieille maxime de je ne sais quel
ancien, qui prétendoit que c’étoit être traître à la
patrie que de n’adopter aucun parti, quand la discorde
la divisoit en deux ; mais je ne me décide guère par les
autorités ; & d’ailleurs cette maxime m’a semblé un
vrai sophisme ; car enfin la neutralité est un tiers
parti, qui grossissant par les transfuges des deux
autres, finit souvent par les réunir & les forcer à
la paix. Quoi qu’il en soit, les Imaginaires & les
raisonneurs se battent à outrance, & dites-moi
pourquoi ? Ils en seroient eux-mêmes bien
en peine. Ils ne se sont jamais entendus : & c’est
là le plus plaisant, pour moi du moins, qui n’ai aucun
intérêt en cause.
J’ai l’honneur
d’être, &c.
Ebene 4
Allgemeine Erzählung
Il y a quelques jours
que s’étant rencontrées, les deux armées étoient
sur le point d’en venir aux mains ; déjà elles
s’ébranloient, lorsque Richardson l’Anglois,
apparut aux Imaginaires fort supérieurs en nombre.
« Arrêtez, leur dit-il, suspendez vos fureurs ; si
c’est une folie aux hommes de se battre, de se
persécuter, parce qu’ils ont des opinions
différentes, c’est une extravagance bien plus
impardonnable encore, de s’entredéchirer
lorsqu’ils sont d’accord, &
qu’ils ne diffèrent que sur des misères.
Qu’exigent de vous les Raisonneurs ? que vous
n’abjuriez point l’empire de la raison. Si vous
prétendez la bannir de vos écrits, allez,
persécutez, détruisez vos adversaires, & que
le Temple de Mémoire ne soit plus qu’un hôpital de
fous ; mais si vous croyez que le génie ne puisse
se passer d’elle, qu’elle soit nécessaire à
l’imagination pour régler son essor, à la critique
& au goût pour les éclairer, vous pensez comme
vos adversaires, & vous leur faites une guerre
inutile & injuste. Votre Rousseau en a-t-il
moins de chaleur parce qu’il est raisonnable ? Quelques-uns de vous prétendent que la
raison est quelquefois préjudiciable au génie,
& vous citez pour exemple Lamothe. Croyez-moi,
la raison n’a rien gâté dans lui ; elle l’a trouvé
sans chaleur & sans enthousiasme ; elle ne l’a
rendu ni pire ni meilleur. C’est trop long-temps
combattre sans sujet : cessez donc une guerre
vaine ; ne vous donnez plus en spectacle à
l’ignorance, qui se félicite de vos discordes.
Réunissez-vous avec vos ennemis, & apprenez,
les uns par les autres, à devenir plus
raisonnables, ou du moins à faire un meilleur
usage de la raison ? » Tandis que Richardson
parloit ainsi aux Imaginaires,
l’ombre du Poëte Rousseau, couverte d’une
souguenille d’oripeau, qu’il avoit dérobée à
Lamothe, haranguoit les Raisonneurs, qui
s’extasioient devant le faux Houdard. « Mes amis,
leur disoit-il, vous mettez un peu trop
d’acharnement à persécuter les Imaginaires ; vous
vous irritez contr’eux, parce que vous les croyez
d’une opinion différente de la vôtre ; & dans
le fond ils pensent comme vous ; car assurément
vous ne voulez pas que le génie étouffant ses
feux, écartant les grâces, renonçant au don de
plaire, & ne se proposant que le pénible
emploi d’être utile, s’assujettisse à une marche
qui n’est pas la sienne ; vous
n’exigez pas non plus que l’Imaginaire allant tout
droit à son but, propose la vérité sans avoir
disposé les cœurs à la recevoir. Vous laissez au
génie la liberté de prendre la route qu’il veut,
pourvu qu’il arrive sûrement au même point que le
Raisonneur ; car vous savez aussi bien que lui
qu’un chemin tortueux, mais agréable & facile,
fatigue moins qu’un chemin plus court & plus
droit, quand il est hérissé de rochers &
d’épines. Je viens de lire un Ouvrage de
Richardson, à qui je sais que vous accordez le
premier rang parmi les Romanciers modernes ; il
m’enflammoit de l’amour de la vertu,
en m’inspirant l’intérêt le plus tendre. Ne
regarderiez-vous pas tous les Imaginaires comme
vos amis, si comme lui ils parvenoient, à l’aide
du plaisir, à faire aimer la sagesse ? Si tous les
Imaginaires ne produisent pas le même effet, c’est
qu’ils n’ont point ses talens : mais faut-il
persécuter les gens, parce qu’ils ne sont pas tous
également habiles ? Les chefs des Imaginaires ont
prétendu que la marche à laquelle vous vouliez les
assujettir tous, ne convenoit qu’à ceux d’entr’eux
qui avoient le moins d’esprit, parce qu’elle étoit
la plus facile. Ils ont tort sans doute ; mais
enfin ne pardonnerez-vous rien pour
avoir la paix ? Votre marche philosophique a son
prix ; pourquoi celle des Imaginaires
n’auroit-elle pas le sien ? La lecture des
Ouvrages de Richardson m’a fait naître des idées
singulières. Je me suis apperçu que depuis que la
guerre a commencé, au sujet des avantages &
des désavantages de l’esprit philosophique,
relativement aux Lettres & aux Arts, il y
avoit les deux tiers des combattans de chaque
parti, qui ne savoient pas au juste ce que c’étoit
que l’esprit philosophique. Ils disent bien en
général que c’est cette raison austère qui écarte
tout ornement, comme inutile ; qui ne suppose rien
& veut que tout soit prouvé,
démontré, analysé, calculé, d’où résulte une
méthode entièrement opposée à la marche régulière
du génie. Mais est-ce bien là ce que vous
entendez ? Je compare, moi, le travail du
Philosophe, à celui du Charpentier, qui, après
avoir pris ses dimensions, commence par poser les
pièces qui doivent supporter l’ouvrage, &
finit par celles qui sont le plus éloignées, &
qui, en apparence, sont les moins nécessaires. La
marche du génie me paroît être celle de
l’araignée, du ver-à-soie & de la chenille,
qui ont des procédés tout opposés. Ils commencent
par jeter de droite & de gauche,
les fils les plus éloignés du centre de
l’ouvrage ; ils les attachent & les fixent de
manière que quoique nécessaires à l’économie
générale, ils paroissent inutiles au premier
coup-d’œil, & cependant forment un accord
parfait avec le corps de la machine. C‘est ainsi
que Richardson, dans les premières Lettres de
Clarisse, jette des traits en apparence isolés,
& qui semblent ne tenir à rien, mais qui ne
sont pas moins utiles à l’échaffaudage de son
Roman. C’est ainsi qu’Horace, dans ses Odes,
(pardon si je parle de ce genre de poésie que vous
avez proscrit,) s’éloigne en partant, de la route qu’il se propose de suivre,
& vous y ramene tout à coup, de manière que
les détours qu’il vous a fait faire, & que
vous aviez cru inutiles, vous paroissent
absolument nécessaires ». Quand Rousseau vit qu’on
l’écoutoit sous le nom de Lamothe, il quitta son
manteau ; mais les Raisonneurs indignés d’avoir
été trompés par un homme qu’ils n’aimoient point,
jetèrent des pierres à son ombre, qui prit
aussitôt la forme d’un météore étincelant. Tous
les yeux en furent éblouis, & avant qu’ils
n’eussent reprise l’usage de la vue, il eut
disparu.
Metatextualität
Vous jugez bien,
Monsieur, que je n’irai pas me mêler
dans ces querelles ; le rôle de Spectateur est bien
plus intéressant ; quand je me distinguerois par
quelqu’action d’éclat, qu’en arriveroit-il ? On en
parleroit un ou deux jours, on l’oublieroit ensuite,
au lieu que j’aurai le privilége de me moquer des
deux partis, tant que la guerre durera, & je
puis vous assurer qu’elle durera long-temps ; car
tous les jours il s’élève entr’eux de nouvelles
disputes. Je vous conseille de faire comme moi, sans
quoi je ne vous réponds pas que je ne m’amuse à vos
dépens, quelque parti que vous embrassiez, &
quelque rôle que vous jouïez.