Le Spectateur français, ou Journal des moeurs: No 5.
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Niveau 1
Discours.
Niveau 2
Metatextualité
Je reviens sur certaines matières
plus souvent que sur d’autres, soit qu’elles me paroissent
plus importantes, soit qu’elles flattent plus mon goût.
Pourquoi, direz-vous peut-être, ne pas tout dire à la fois ?
C’est que mon esprit trop volage ne peut pas longtemps se
fixer sur un même objet, & que mes idées ne viennent que
de loin en loin. Je vous ai souvent parlé de ce genre bâtard
qu’on appelle Drame ; je vais vous en entretenir encore,
& j’espère bien que ce ne sera pas la dernière fois.
Suite
De l’Extrait de la Gazette des Mœurs, du 23 Mars.
Niveau 3
Le Samedi, jour de la clôture des
Théâtres, Mad. d*. & Mad. de * *. qui n’ont encore à
aucun Spectacle de petites Loges à l’année, n’ayant pas fait
retenir de place aux Italiens, se virent forcées ou de
rester chez elles, ou d’aller se montrer aux François ;
elles prirent ce dernier parti. Tout étoit plein
lorsqu’elles arrivèrent : il ne restoit que deux places dans
une des premières : elles les acceptèrent sur la parole de
l’ouvreuse, qu’elles y seroient en bonne
compagnie. Mais ces deux Dames s’apperçurent bientôt, aux
propos & aux manières des femmes qu’elles y trouvèrent,
que ce n’étoit pas ce qu’on leur avoit promis. Elles
sortirent brusquement, en se plaignant à l’ouvreuse de les
avoir trompées. L’ouvreuse piquée de leurs reproches, leur
répondit assez aigrement : « mai foi, Mesdames, il n’y a
pas de notre faute ; depuis que les honnêtes femmes se
mettent comme les filles, nous n’y connoissons plus rien : à
quoi voulez-vous qu’on vous distingue ? » Ces Dames outrées
de cette impertinence, rentrèrent chez elles, grondèrent
tant, boudèrent tant leurs maris, qu’il fut
décidé qu’on feroit l’acquisition de la première petite Loge
à l’année, qui viendroit à vacquer.
Metatextualité
La nouvelle suivante justifie en
partie le propos de l’ouvreuse.
Du 8 Avril.
Niveau 3
Dans une assemblée générale des
Filles de Paris, convoquées par députées des Quartiers, à
l’effet de pourvoir à la conservation & sûreté de leurs
priviléges ; il a été délibéré de solliciter incessamment un
ordre, qui enjoignît à toute honnête femme, ou fille
d’honneur, de quelque qualité & condition qu’elle pût
être, de ne prendre les modes, coëffures,
habillemens inventés & portés par les filles, que trois
semaines ou un mois après que ces Demoiselles auroient
commencé de les porter & afficher aux Spectacles,
promenades & autres lieux publics. Le motif de cette
délibération, est, que ces pauvres filles n’inventant des
modes singulières & bizarres, que pour se faire
remarquer, & attirer sur elles les yeux des amateurs,
ces ressources leur deviennent absolument inutiles, par
l’empressement avec lequel toutes les femmes s’emparent de
leurs inventions, aussi-tôt qu’elles les mettent au jour, au
moyen de quoi tout se trouve confondu. Cette usurpation est
une injustice d’autant plus criante, que
c’étoit le seul avantage qui restoit, depuis quelques
années, aux Filles publiques, puisque depuis long-temps il
est avéré que la partie la plus nombreuse & la plus
considérée des honnêtes femmes, ou soi-disant telles,
affectoit, même en public, leurs tons & leurs manières,
& exerçoit en particulier, les principales fonctions de
leur état, avec d’autant plus de sécurité, qu’étant sous la
sauve-garde de leurs maris ou de leurs mères, les femmes
& filles honnêtes sont à couvert de toute médisance, de
toute recherche & de tout reproche ; au lieu que les
filles sont obligées, par leur condition, d’afficher ce
qu’elles sont & ce qu’elle valent. Enfin
toutes sortes de motifs les engagent à solliciter une grâce
qu’elles ont droit de réclamer comme une justice. Peut-être
auroient-elles encore souffert ces usurpations en silence ;
mais leur imagination épuisée à inventer des nouveautés,
qui, deux jours après, cessent de l’être, par cette
promptitude des honnêtes femmes à les adopter, malgré toutes
les précautions que les délibérantes ont pu prendre, en
imaginant ce qu’il y avoit de plus ridicule & de plus
absurde, les met dans la nécessité de faire éclater leurs
justes plaintes. Il leur resteroit la ressource de la
décence & de la modestie dans leurs parures, si elles ne craignoient que par esprit de
contradiction, les honnêtes femmes ne devinssent modestes
& décentes, ce qui occasionneroit toujours une confusion
préjudiciable aux délibérantes. Il sera dressé un Mémoire
conforme à la délibération, pour être présenté à qui il
appartiendra. L’assemblée s’est terminée par la nomination
de dix solliciteuses. L’intérêt général a réuni toutes les
voix en faveur des dix plus jeunes & plus jolies.
De l’influence de nos Opinions sur
nos Jugemens.
Entretien.
Metatextualité
C’est une étrange chose que
l’influence de l’opinion sur toutes les facultés de notre
ame ; elle altère nos perceptions, s’empare de nos idées,
détermine nos volontés & corrompt notre jugement.
Niveau 3
Récit général
Il y a quelques jours que je
me promenois avec un homme de beaucoup d’esprit, d’une
littérature profonde, d’un goût formé par la lecture des
Ecrivains de la Grèce & de Rome, & par celle des
meilleurs d’entre les modernes ; mais par
malheur, il n’a pas sû se garantir de la prévention.
Nous parlions de notre Poésie : nous en vinmes à la
Poésie didactique. Je mis à la tête des Ouvrages de ce
genre, l’Art Poétique de Boileau ; il en convint, &
il en parla comme d’un chef-d’œuvre, & avec une
espèce d’enthousiasme. Comme je connoissois ses
préjugés, & que je savois qu’il avoit une mémoire
trompeuse, quoique bien meublée ; avant de lui nommer le
Poëme didactique dont je faisois le plus de cas après
celui de Boileau, je lui demandai ce qu’il pensoit de
ces vers que je lui récitai.
Ranimant ses Soldats par César
abattus,
Du dernier coup frappée expire avec Brutus.
Dans ses nombreux vaisseaux une Reine ose encore
Rassembler follement les Peuples de l’Aurore.
Elle fuit, l’insensée : avec elle tout fuit,
Et son indigne amant honteusement la suit.
Jusqu’à Rome bientôt, par Auguste traînées,
Toutes les Nations à son char enchaînées,
L’Arabe, le Gelon, le brûlant Africain,
Et l’habitant glacé du Nord le plus lointain,
Vont orner du Vainqueur la marche triomphante.
Le Parthe s’en alarme, & d’une main tremblante,
Rapporte les Drapeaux à Crassus arrachés.
Dans les Alpes envain les Rhètes sont cachés :
La foudre les atteint, tout subit l’esclavage.
L’Araxe mugissant sous un pont qui l’outrage,
De son antique orgueil reçoit le châtiment,
Et l’Euphrate soumis coule plus mollement. Ces
vers sont de la plus grande beauté, me dit-il ; mais
je ne puis pas me rappeler d’où ils sont. Je les ai
lus, ils me revenoient à mesure que vous me les
récitiez. C’est, lui dis-je, d’un Poëme que vous ne
ferez pas difficulté de placer après l’Art Poétique.
= Oui, si tous les vers ressemblent à ceux-là. =
Mais s’il n’y en avoit que les trois quarts de la
même force ? = N’y en eût-il qu’un tiers, je
regarderois cet Ouvrage comme un chef-d’œuvre. = Eh
bien ! c’est le Poëme de la Religion
de Racine le fils. Alors mon fanatique me regarda de
travers, rougit, fronça le sourcil, & se mit
dans une colère épouventable contre ce Poëme, qu’il
traita avec le dernier mépris. Avez-vous prétendu
surprendre mon jugement ? me dit-il ; ne sais-je pas
qu’il y a dans cet Ouvrage, deux ou trois morceaux
de Racine le père, que le fils a enchassés comme il
a pu dans sa rapsodie sacrée ? Mais le reste est
pitoyable. = Eh ! qu’importe, lui dis-je, que le
Poëme soit du père & du fils, si vous convenez
qu’il est bon ? = Moi ! convenir d’un telle
absurdité ! J’espère que je n’en conviendrai jamais.
Je l’ai lû dans la nouveauté, car il
faut tout lire : mais, grâce à ma mémoire, je n’en
ai rien retenu ; j’ai essayé de le lire depuis,
& le livre m’est tombé des mains : & en
vérité deux morceaux qu’il y a peut-être dans
l’Ouvrage comme celui que vous m’avez cité,
valent-ils la peine qu’on dévore trois mille mauvais
vers sur un sujet ? . . . = Ce sujet en vaut bien
un autre ; & je ne vois pas ce qu’a de plus
grand le siége de Troye ; vous admirez la Jerusalem
délivrée, & vous ne voulez pas. . . . = Quelle
comparaison ! s’écria-t-il, en levant les
épaules. . . . Je vis qu’il étoit inutile de
raisonner avec un enthousiaste ; je lui demandai la
permission de lire encore à
l’ouverture du livre, le premier morceau qui
tomberoit sous ma main, pour voir si effectivement
il trouveroit tout aussi mauvais qu’il le disoit ;
& l’on juge bien qu’il y consentit, pour se
venger des éloges qu’il avoit donnés au premier
morceau. Vous ne sentez donc pas, m’interrompit-il,
combien tout cela sent l’école ! combien c’est foible, lâche. Eh bien, repris-je, voici
quelque chose de mieux. Alors faisant semblant de
lire, je récitai ce morceau d’un Poëte que j’admire
autant que lui, mais non pas aussi exclusivement que
lui. Ah ! de grâce, cessez, me dit-il, je n’ai
jamais rien vu de si mauvais ! quel entassement de
mots inutiles ! un désordre, un chaos ; de vains
plaisirs, des douleurs réelles, tout cela fait
pitié. Oh ! je crois bien, lui dis-je, que ce
morceau ne vaut pas celui-ci, qui me revient sur le
même sujet, par M. de Voltaire. Alors je récitai par
cœur la suite des vers de Racine. Voilà ! voilà des vers, s’écria
ma dupe, qui honorent la Divinité. Jamais l’Athée
n’aura de plus redoutable ennemi que M. de Voltaire.
Il n’y a pas là d’antithèse brillante, tout est
vérité ; c’est la raison qui devient une dixième
Muse. Je ne pus plus y tenir ;
j’interrompis son extase par un grand éclat de rire.
Tenez, lisez, lui dis-je, en lui montrant dans
Racine, les vers que je venois de réciter. Ce n’est
pas encore tout ; ceux que je vous ai déclamés
auparavant sont du Poëme sur le désastre de
Lisbonne, par M. de Voltaire, que je respecte autant
que vous, mais que vous avez déchiré sous le nom de
Racine. Croyez-moi, méfiez-vous de toute passion,
& ne battez jamais votre enfant dans la colère.
Dialogue
Niveau 4
La liberté de Rome
*1
Du dernier coup frappée expire avec Brutus.
Dans ses nombreux vaisseaux une Reine ose encore
Rassembler follement les Peuples de l’Aurore.
Elle fuit, l’insensée : avec elle tout fuit,
Et son indigne amant honteusement la suit.
Jusqu’à Rome bientôt, par Auguste traînées,
Toutes les Nations à son char enchaînées,
L’Arabe, le Gelon, le brûlant Africain,
Et l’habitant glacé du Nord le plus lointain,
Vont orner du Vainqueur la marche triomphante.
Le Parthe s’en alarme, & d’une main tremblante,
Rapporte les Drapeaux à Crassus arrachés.
Dans les Alpes envain les Rhètes sont cachés :
La foudre les atteint, tout subit l’esclavage.
L’Araxe mugissant sous un pont qui l’outrage,
De son antique orgueil reçoit le châtiment,
Et l’Euphrate soumis coule plus mollement.
Niveau 4
Nous
pouvons, je l’avoue, esclaves de nos sens, *2
De la Divinité défigurer l’image.
A des dieux mugissans l’Égypte rend hommage ;
Mais dans ce bœuf impur qu’elle daigne honorer,
C’est un Dieu cependant qu’elle croit adorer. . . . .
De la Divinité défigurer l’image.
A des dieux mugissans l’Égypte rend hommage ;
Mais dans ce bœuf impur qu’elle daigne honorer,
C’est un Dieu cependant qu’elle croit adorer. . . . .
Niveau 4
La nature est
muette, on l’interroge en vain. *3
On a besoin d’un Dieu qui parle au genre humain.
Il n’appartient qu’à lui d’expliquer son ouvrage,
De consoler le foible & d’éclairer le sage.
L’homme au doute, à l’erreur, abandonné sans lui,
Cherche en vain des roseaux qui lui servent d’appui.
Leibnitz ne m’apprend point par quels nœuds invisibles
Dans le mieux ordonné des Univers posbles <sic>,
Un désordre l’éternel, un chaos de malheurs,
Mêle à nos vains plaisirs de réelles douleurs ;
Ni pourquoi l’innocent, ainsi que le coupable,
Subit également ce mal inévitable.
On a besoin d’un Dieu qui parle au genre humain.
Il n’appartient qu’à lui d’expliquer son ouvrage,
De consoler le foible & d’éclairer le sage.
L’homme au doute, à l’erreur, abandonné sans lui,
Cherche en vain des roseaux qui lui servent d’appui.
Leibnitz ne m’apprend point par quels nœuds invisibles
Dans le mieux ordonné des Univers posbles <sic>,
Un désordre l’éternel, un chaos de malheurs,
Mêle à nos vains plaisirs de réelles douleurs ;
Ni pourquoi l’innocent, ainsi que le coupable,
Subit également ce mal inévitable.
Niveau 4
L’esprit humain s’égare,
& follement crédules *4
Les Peuples se sont faits des maîtres ridicules.
Ces maîtres toutefois par l’erreur encensés
Jamais impunément ne furent offensés :
On détesta Mézence, ainsi que Salmonée,
Et l’horreur suit encore le nom de Capanée.
Un impie en tout temps fut un monstre odieux ;
Et quand pour me guérir de la crainte des Dieux,
Épicure en secret médite son systême,
Aux pieds de Jupiter, je l’apperçois lui-même.
Les Peuples se sont faits des maîtres ridicules.
Ces maîtres toutefois par l’erreur encensés
Jamais impunément ne furent offensés :
On détesta Mézence, ainsi que Salmonée,
Et l’horreur suit encore le nom de Capanée.
Un impie en tout temps fut un monstre odieux ;
Et quand pour me guérir de la crainte des Dieux,
Épicure en secret médite son systême,
Aux pieds de Jupiter, je l’apperçois lui-même.
Dialogue
Mon homme se retira
furieux, & je riois encore de sa fureur, quand
je rencontrai l’Abbé de * * qui me demanda quel
étoit le sujet qui me faisoit tant de plaisir : Je lui racontai ce qui venoit de
m’arriver, & il en rit avec moi de tout son
cœur. C’est une chose bien pitoyable, me dit-il, que
cet horrible fanatisme. Mais j’aime assez qu’on juge
d’une production quelconque des Arts, sur le sujet !
je suis surpris qu’il ne trouve pas ridicule le
chef-d’œuvre de Raphaël. *5Je vous sais bon gré de lui
avoir fait louer Racine qu’il n’aime point, &
mettre en lambeaux Voltaire, qu’ils adorent tous, je
ne sais trop pourquoi. = Oh ! je vois bien que vous
avez de meilleurs yeux, & que vous n’en auriez
pas été la dupe. = Non, certainement ; je l’ai lû
comme un autre, sans prévention, avec
le plus grand desir d’y trouver le même plaisir que
tout le monde : j’ai toujours été trompé dans mes
espérances, =
J’en suis fâché, repris-je : quoique j’estime fort
le Poëme de la Religion, que M. de Voltaire a
critiqué, cela n’empêche pas que je ne regarde la
plûpart des Ouvrages de ce dernier comme des
chef-d’œuvres. = Moi, je vous l’avoue, leur lecture
n’a laissé dans ma tête qu’un cliquetis, une
confusion d’idées, des oppositions continuelles.
Otez à Voltaire ses pensées hardies contre la
Religion, qui ne paroissent neuves, que parce que
mille autres auroient eu honte de les produire, & vous verrez qu’il se réduit
à bien peu de chose. = Voilà des reproches qu’on ne
cesse de lui faire ; cependant je vous défierois
bien de trouver aucun des défauts que vous dites
dans ces vers-ci : Trouvez-vous dans ces vers les défauts que
vous reprochez à M. de Voltaire ? = Vous les sentez
comme moi. Qu’est-ce que distraire quelqu’un de
chagrins attachés sur lui ; étaler l’image d’un cœur
aux yeux du Sénat ; qu’est-ce encore que les
Romains, enfans d’une Déesse impure, qui n’est autre chose que Vénus, & qui, en
dépit de Vénus, admirent Lucrèce ? Tout cela ne
ressemble à rien ; c’est recherché. Quelle
différence avec ce Racine dont vous me parliez
tantôt ! Voulez-vous vous donner le plaisir de la
comparaison, lisez le premier morceau qui vous
tombera sous la main. = J’y consens, lui dis-je :
alors je cherchai dans ma tête quelque morceau de
Voltaire qui ne pût pas déceler ma ruse ; & je
fis semblant de lire :
Convenez, me dit l’Abbé, que ces vers sont bien
supérieurs aux précédens, & que Voltaire n’a
rien peut-être qui vaille ce morceau. = Cependant,
lui dis-je, ils ne sont pas de son meilleur Ouvrage,
& vous ne m’avez pas donné le
temps de choisir. = Comment ? expliquez-vous. = Les
vers que vous venez d’entendre, & que vous avez
cru que je lisois dans Racine, sont du Poëme sur la
Loi Naturelle, de M. de Voltaire ; & ceux que
vous avez critiqués comme de M. Voltaire, sont du
premier Chant du Poëme de la Religion. Voilà donc,
justes appréciateurs du mérite, sur quels fondements
portent votre critique & vos éloges. Un homme
est contraire à vos opinions ; rien de ce qu’il fait
ne peut vous plaire ; la vérité dans sa bouche cesse
d’être la vérité. Vous triomphiez parce que j’avois
forcé. . . = Tais-toi, me dit-il, avec
la même fureur que l’ennemi de Racine, tu ne
tarderas pas à te repentir de m’avoir trompé.
Citation/Devise
Et je ne
sais pourquoi je bâille en le lisant.
Niveau 4
Le
cruel repentir est le premier bourreau *6
Qui dans un sein coupable, enfonce le couteau.
Des chagrins dévorans atachés sur Tibère,
La cour de ses flatteurs veut en vain le distraire.
Maître du monde entier, qui peut l’inquietter ?
Quel Juge sur le trône a-t-il à redouter ?
Cependant il se plaint, il gémit, & ses vices
Sont ses accusateurs, ses juges, ses supplices.
Toujours livre de sang, & toujours altéré,
Enfin par ses forfaits au désespoir livré,
Lui-même étale aux yeux du Sénat qu’il outrage,
De son cœur déchiré la déplorable image.
Il périt chaque jour consumé de regrets,
Tyran plus malheureux que ses tristes sujets.
Ainsi de la vertu les loix sont éternelles,
Les Peuples & les Rois ne peuvent rien contr’elles ;
Les Dieux que révéra notre stupidité,
N’obscurcirent jamais sa constante beauté,
Et les Romains, enfans d’une impure Déesse,
En dépit de Vénus admirèrent Lucrèce.
Qui dans un sein coupable, enfonce le couteau.
Des chagrins dévorans atachés sur Tibère,
La cour de ses flatteurs veut en vain le distraire.
Maître du monde entier, qui peut l’inquietter ?
Quel Juge sur le trône a-t-il à redouter ?
Cependant il se plaint, il gémit, & ses vices
Sont ses accusateurs, ses juges, ses supplices.
Toujours livre de sang, & toujours altéré,
Enfin par ses forfaits au désespoir livré,
Lui-même étale aux yeux du Sénat qu’il outrage,
De son cœur déchiré la déplorable image.
Il périt chaque jour consumé de regrets,
Tyran plus malheureux que ses tristes sujets.
Ainsi de la vertu les loix sont éternelles,
Les Peuples & les Rois ne peuvent rien contr’elles ;
Les Dieux que révéra notre stupidité,
N’obscurcirent jamais sa constante beauté,
Et les Romains, enfans d’une impure Déesse,
En dépit de Vénus admirèrent Lucrèce.
Niveau 4
Sous le fer du méchant le sage est abattu.
*7
Eh bien ! conclurez-vous qu’il n’est point de vertu ?
Quand des vents du midi les funestes haleines
De semences de mort ont inondé nos plaines,
Direz-vous que jamais le Ciel en son courroux,
Ne laissa la santé séjourner parmi nous ?
Tous les divers fléaux dont le poids nous accable
Du choc des élémens effet inévitable,
Des biens que nous goûtons corrompent la douceur ;
Mais tout est passager, le crime & le malheur.
De nos desirs fougueux la tempête fatale
Laisse au fond de nos cœurs la règle & la morale :
C’est une source pure, &c.
Eh bien ! conclurez-vous qu’il n’est point de vertu ?
Quand des vents du midi les funestes haleines
De semences de mort ont inondé nos plaines,
Direz-vous que jamais le Ciel en son courroux,
Ne laissa la santé séjourner parmi nous ?
Tous les divers fléaux dont le poids nous accable
Du choc des élémens effet inévitable,
Des biens que nous goûtons corrompent la douceur ;
Mais tout est passager, le crime & le malheur.
De nos desirs fougueux la tempête fatale
Laisse au fond de nos cœurs la règle & la morale :
C’est une source pure, &c.
La mère
jalouse,
Anecdote.
Première partie.
Metatextualité
J’excuse les fureurs de l’amante
qui se croit dédaignée ou trahie : eût-elle tort, je
m’intéresserois à ses tourmens. Je plains, en la condamnant,
l’amante soupçonneuse. Mais la furie qui se livre à des
transports jaloux, pour tout autre motif que celui de
l’amour, est un monstre à mes yeux.
Niveau 3
Récit général
Le Marquis de Prémont tenoit,
par sa naissance & par ses richesses, un rang
distingué dans sa Province. Retiré du Service & de
la Cour, il partageoit son cœur &
ses biens entre son épouse & Eumélie, sa fille
unique. Eumélie réunissoit tout ce que son sexe peut
offrir de plus séduisant, & tout ce que le nôtre a
de plus solide. Elle entroit dans sa dix-septième année,
lorsque le Chevalier d’Orgeval vint joindre sa Compagnie
au Régiment de * * *. en garnison à Rouen *8. Il ne cédoit à Eumélie ni en
mérite ni en beauté. Cette aimable fille, entourée
d’adorateurs, avoit les mêmes égards pour tous, &
n’en préféroit aucun. Le Chevalier
d’Orgeval n’avoit point encore aimé ; il s’enflamma dès
qu’il vit Eumélie : l’impression qu’elle fit sur lui, ne
put échapper au Marquis de Prémont, il en fut alarmé. La
connoissance qu’il avoit du caractère de sa fille, celui
qu’annonçoit la physionomie du Chevalier, ne lui
permirent point de douter que ces deux jeunes gens ne
fussent destinés à s’aimer. Le témoignage public de la
conduite & de la sagesse du Chevalier, ses manières
prévenantes, sa douceur, lui acquirent un tel ascendant
sur l’esprit du Marquis, qu’il desira bientôt ce qu’il
avoit craint d’abord ; il s’accoutuma à le regarder
comme son fils, & vit sans peine
qu’Eumélie n’étoit pas indifférente à tant de vertus. La
Marquise étoit encore assez belle pour inspirer de
l’amour ; mais ce n’étoit pas ce sentiment qui dominoit
en elle : orgueilleuse & coquette, elle vouloit que
tous les soins, tous les égards de ceux dont elle
composoit sa société, fussent pour elle ; avide de
plaire, elle n’y admettoit que très-peu de femmes. Elle
voyoit avec dépit les charmes de sa fille ; elle la
regardoit comme un enfant, elle vouloit que tout le
monde la vît du même œil ; & sa vanité ne lui laissa
jamais soupçonner que sa fille pût être aimée de
d’Orgeval. Le Marquis, plus clair-voyant,
suivoit les progrès que le Chevalier faisoit sur le cœur
d’Eumélie, & sa tendresse pour elle lui fit prendre
le parti de couronner leurs feux. Il prit des
informations sur la famille de d’Orgeval ; elles furent
telles qu’il les desiroit, à la fortune près ; la sienne
le fit passer légèrement sur cette disproportion. Il
attendoit que sa fille lui fît l’aveu de sa tendresse.
Le Chevalier lui avoit déjà confié le secret de son
cœur. Un jour qu’Eumélie se livroit à son amour pour son
père, si tu m’aimois autant que tu le prétends, lui
dit-il, tu serois moins mystérieuse à mon égard. Mon
père, répondit Eumélie en rougissant, je n’ai point de
secret pour vous. = Quoi ! d’Orgeval ! =
Ah ! mon père, s’écria Eumélie, en se couvrant les yeux
d’une main, & en saisissant de l’autre celle du
Marquis, sur laquelle elle colla sa bouche, mon
père ! . . . = Le Marquis l’embrassa en souriant. Va,
mon Eumélie, reprit-il, je connois ton cœur mieux que
toi-même. J’aime, j’estime le Chevalier ; j’ai vu naître
son amour, j’ai vu tes combats contre le penchant qui
t’entraînoit vers lui ; au lieu de t’aider à le vaincre,
je disposois tout pour ton bonheur & le sien :
d’Orgeval est digne de toi ; voilà ce qu’on m’écrit : Il
est peu riche, mais il est jeune, & il parviendra.
Cette excellente fille inondoit de ses
pleurs le visage de son père. Que de bonté ! que de
bonté, s’écrioit-elle ! Oui, mon père, j’aime
d’Orgeval : mais je suis si pénétrée de ce que vous
faites pour moi, que quelque amitié que j’aie pour lui,
si vous exigiez que j’y renonçasse, je crois que j’en
serois capable. Le Marquis avoit donné ordre qu’on fît
monter le Chevalier dès qu’il paroîtroit. D’Orgeval
frémit en voyant Eumélie en pleurs. Elle gardoit le
silence, il étoit interdit, & le Marquis étoit comme
immobile de plaisir. Eumélie fut la première qui
interrompit cette scène muette. Elle s’approcha du
Chevalier, le prit par la main, & le conduisit vers
le Marquis. Voilà votre père, lui
dit-elle, embrassez ses genoux. Ils étoient tous les
trois au comble de la joie, ils se croyoient à celui du
bonheur, lorsque la Marquise, qui avoit toujours fait au
Chevalier l’accueil le plus gracieux, parut, &
trouva Eumélie & son amant leur bouche collée chacun
sur une des mains du Marquis. Madame, lui dit-il, venez
prendre votre part de notre félicité. Eumélie & le
Chevalier s’aimoient, j’ai deviné leur amour, ils sont
dignes l’un de l’autre, ils n’attendent que votre
consentement pour être unis. La Marquise consternée,
& les yeux baissés à terre, garda quelque tems un
farouche silence ; elle l’interrompit par
ces mots concentrés en elle même : « Ils s’aimoient
. . . . & je ne m’en suis point apperçue ! . . . »
Les amans prirent ces mots pour les reproches d’une
tendresse offensée ; ils crurent qu’elle se plaignoit du
mystère qu’ils lui avoient fait de leurs amours. Ils
tombèrent à ses pieds, qu’ils embrassèrent en lui
demandant pardon ; le Marquis se joignit à leurs
prières ; mais elle sortit avec précipitation. Eumélie
& le Chevalier, qui jugeoient du cœur de la Marquise
par celui de son époux, espérèrent qu’à force de
caresses ils parviendroient à la fléchir. Ils ne
connoissoient pas combien il est difficile d’appaiser
l’orgueil qui se croit outragé. La
Marquise étoit humiliée d’avoir été la dupe des
attentions & des hommages de d’Orgeval : elle ne
s’étoit jamais doutée que sa fille pût en être l’objet.
La crainte de devenir grand’mère, lui avoit fait rejeter
à des temps éloignés, le mariage d’Eumélie ; &
lorsqu’enfin elle seroit forcée de la marier, elle avoit
décidé de ne la donner qu’à un homme du plus haut rang.
Jamais elle n’avoit fait part de ses intentions à
personne, & elle eût rompu avec quiconque elle eût
pu soupçonner d’avoir pénétré son secret. L’orgueil
connoît ses foiblesses & n’en convient jamais. Mais
il falloit motiver ses refus de quelque prétexte auprès
du Marquis. Elle en trouva un dans le
défaut de fortune du Chevalier ; son époux leva cette
difficulté. Enfin elle se borna à demander au Marquis
quelque temps pour se déterminer : il eut la foiblesse
de le lui accorder. Elle profita de cet intervalle pour
susciter aux jeunes amans les obstacles les plus
invincibles. La Marquise s’étoit apperçue que le Comte
de Roxas, jeune homme d’une des plus grandes familles du
Royaume, qui n’étoit encore que Lieutenant dans la
Compagnie du Chevalier, avoit soupiré pour Eumélie. La
Marquise lui parla du mariage projeté par son époux : il
ne lui dissimula pas qu’il en étoit désespéré. Eh bien, lui dit-elle, je vous promets
Eumélie, si vous voulez m’aider à l’enlever au
Chevalier. Roxas rejeta cette proposition. Qui ? moi !
dit-il, enlever Eumélie. . . . . Eh ! de quel droit
m’opposerois-je à une union qu’Eumélie & son père
desirent ? C’est parce qu’ils la desirent, reprit-elle,
que vous devez seconder les efforts d’une mère qui voit
sa fille prête à faire le mariage le plus malheureux. Ma
fille est riche, j’en conviens, mais la pauvreté du
Chevalier me fait frémir. Eumélie n’est point faite pour
languir dans une condition obscure. Vous êtes d’une
naissance à pouvoir prétendre à tout. Votre fortune,
& les grands biens qu’Eumélie doit recueillir un jour, peuvent vous élever aux premiers
emplois. Croyez-moi, ma fille un jour nous remerciera de
l’avoir arrachée à un engouement qu’elle doit peut-être
plus à son père qu’au Chevalier même. Il a su se rendre
maître de l’esprit du Marquis, il l’a engagé de seconder
son amour : mon époux est foible ; persuadé par le
Chevalier, qu’Eumélie mourroit de douleur, si elle ne
l’épousoit, il l’a proposé à sa fille ; c’est un enfant,
elle a trouvé dans le Chevalier de la complaisance,
quelque esprit ; elle s’est crue amoureuse, & le
simple attachement de l’amitié, a tenu lieu de passion
dans un cœur sans expérience. Tant qu’Eumélie sera
auprès de son père, elle ne verra que par
ses yeux, ne sentira que ce qu’il voudra qu’elle sente,
& vous n’avez rien à espérer. Ne comptez sur elle
qu’autant que je pourrai l’éclairer. Votre mère a tout
pouvoir sur l’esprit du Ministre ; il faut en profiter
pour obtenir à mon époux une Commission chez l’Étranger
qui l’éloigne pour quelque temps. Voilà un obstacle tout
naturel à la conclusion du mariage d’Eumélie. Avant que
mon époux soit de retour, le temps, vos assiduités, mes
conseils, l’amour que ma fille rependra pour moi, vous
rendront maître de son cœur : si, malgré nos soins, elle
persiste à aimer le Chevalier, alors je consens que votre délicatesse lui en fasse le
sacrifice. Tout autre que vous peut-être, indigné de la
préférence qu’obtient votre rival, l’en auroit déjà
puni ; mais j’approuve votre prudence : immoler son
rival est le moyen le moins sûr de lui ravir le cœur de
sa maîtresse : l’amour veut moins d’efforts que de
ruse ; allez solliciter votre mère d’agir auprès du
Ministre. Je sais qu’il a besoin d’un homme consommé,
qui mérite sa confiance : que votre mère propose le
Marquis, qu’elle fasse valoir ses anciens services.
Avez-vous besoin d’un congé ? votre Colonel ne me le
refusera pas. Il vient ici tous les jours, & je n’ai
qu’à le demander. Le Comte de Roxas ne
pouvoit se résoudre, quel que fût son amour pour
Eumélie, à traverser le Chevalier. Mais la Marquise lui
répéta si souvent qu’il ne s’agissoit que de différer
son bonheur de quelque temps, si en effet il étoit
véritablement aimé ; ou de faire le bonheur de sa fille,
si son amour n’étoit qu’une chimère, qu’enfin Roxas se
rendit. Mais, Madame, lui dit il, ce que vous m’ordonnez
demande du temps ; & peut-être le Marquis aura-t-il
disposé de la main de sa fille, avant que ma mère ait
déterminé le Ministre. La Marquise l’assura qu’il
pouvoit être tranquille : cependant, ajouta-t-elle, pour
plus de sûreté, & pour amuser le
Marquis, je lui ferai demander par un tiers la main
d’Eumélie pour vous ; je sais bien qu’il ne l’accordera
point ; mais il ne voudra pas brusquer ouvertement la
personne que j’emploierai : on discutera, ne fut-ce que
pour la forme. Une chose m’embarrasse ; j’aurois besoin
d’un détail circonstancié de vos biens actuels, & de
ceux que vous espérez un jour. Ne pourriez-vous pas me
le donner ? Je ne l’ai point, répondit Roxas ; mais
est-ce une chose si nécessaire ? Essentielle, reprit la
Marquise : = Comment faire ? = Il suffiroit d’écrire à
votre Intendant une Lettre que je me chargerois de lui envoyer par un exprès. =
Volontiers. = Vous l’oublierez ; = Non Madame. = Tenez,
je me défie des jeunes gens en fait d’affaires ; voilà
une plume & de l’encre : marquez-lui simplement
qu’il m’envoye une copie conforme à ce que je lui
manderai, & telle que je la lui prescrirai. Oh ! ce
n’est que cela ? dit Roxas. = En voilà plus qu’il ne
faut, répondit la Marquise ; Roxas qui ne se défioit de
rien, écrivit, & lui laissa la lettre sans la
cacheter. La Marquise, qui savoit que le Comte étoit du
même pays que le Chevalier, fit le modèle d’une Lettre
qu’elle envoya avec celle de Roxas, à
l’Intendant, en lui recommandant de la transcrire
fidèlement, de la signer d’un nom supposé, de mettre
l’adresse à son Maître, & d’envoyer le tout à la
Marquise. Elle obtint le congé du Comte, qui partit
trois jours après. Cette femme insidieuse, paroissoit
depuis quelque temps redoubler de tendresse pour son
époux : elle cédoit aux caresses d’Eumélie & du
Chevalier ; l’espérance étoit dans tous les cœurs ; le
Marquis la fomentoit dans les deux amans, en les
exhortant de laisser à leur mère, (c’est ainsi qu’elle
permettoit qu’ils l’appelassent), le mérite de consentir de son bon gré à leur union.
Lorsqu’ils la croyoient entièrement déterminée, elle
parut un jour aux yeux du Marquis, triste & rêveuse.
Il lui en demanda la cause ; elle se fit longtemps
presser ; enfin comme vaincue par les importunités du
Marquis ; vous êtes loin de penser, lui dit-elle, au
véritable sujet de ma douleur. Une Lettre que le hasard
a fait tomber dans mes mains, me tourmente. On y accuse
le Chevalier ; il faudra nécessairement en venir aux
explications, il peut se faire que cette Lettre soit
l’effet de quelqu’intrigue ; mais votre fille vous est
trop chère, pour ne pas examiner les
choses de près. Voici cette Lettre ; elle est adressée
au Comte de Roxas, & paroît être de quelqu’un de ses
amis. Le Comte de Roxas ! dit le Marquis. Comment &
pourquoi vous l’a-t-il remise ? Ce n’est pas de lui que
je la tiens, répondit-elle ; Roxas est parti depuis
quelques jours. Il est amoureux d’une jeune personne,
dont on n’a pas voulu me dire le nom ; les Lettres de
Roxas sont arrivées le jour même de son départ :
conformément à ses intentions, on les a remises à la
mère de la jeune personne ; & c’est cette Dame qui,
trouvant une Lettre où il étoit question du mariage
d’Eumélie, a cru me faire plaisir de me
l’envoyer avec ce billet. Le Marquis lut le billet,
& y fut trompé lui-même. Il lut ensuite la Lettre ;
elle étoit faite avec beaucoup d’art ; c’étoit un ami
qui paroissoit écrire au Comte de Roxas : le
commencement rouloit sur des affaires particulières ;
l’article qui regardoit le Chevalier, étoit jeté parmi
deux ou trois autres, sans affectation. Il étoit conçu
en ces termes :
Le Marquis fut frappé comme d’un coup de foudre,
à la lecture de cette Lettre. Son premier
dessein fut da la montrer au Chevalier. C’est le plus
mauvais parti que vous puissiez prendre, lui dit son
épouse. Ou les accusations que cette Lettre contient
sont fausses, ou elles sont fondées. Si elles sont
justes, le Chevalier ne manquera pas de ressources pour
se justifier, & détruire tous vos soupçons ; car un
homme capable de tant d’horreurs, est nécessairement un
trompeur adroit & faux : si elles sont injustes,
pourquoi l’affliger inutilement & avant le temps ;
pourquoi d’ailleurs tourmenter Eumélie ? Dans tous les
cas c’est exposer Roxas & le Chevalier à une affaire
épouvantable, qui lui enléveroit son
amant : s’il tuoit Roxas, il seroit obilgé de
disparoître pour toujours du Royaume, & s’il étoit
tué, quels reproches Eumélie ne seroit-elle pas en droit
de vous faire ? Il vous reste un moyen plus simple :
vous avez des amis à Nantes & à Bordeaux ; ces
Villes ne sont pas si éloignées que vous ne puissiez en
avoir de nouvelles en peu de jours : écrivez, faites
faire des informations de tous côtés. Je desire, &
je n’en doute point, que tous les faits soient
démentis ; mais il est de votre devoir de les examiner.
On vous a prévenu que la fortune du père du Chevalier
étoit très-médiocre ; mais il y a loin
entre n’être pas riche, & être accablé de dettes. Si
les réponses que vous recevrez sont telles que je le
desire, je serai la première à vous presser d’accomplir
ce mariage ; & pour ôter à nos jeunes gens tout
soupçon que je m’oppose à leur bonheur, je veux que vous
puissiez leur montrer mon consentement par écrit. J’en
fixe le terme à six semaines. La Marquise écrivit le
consentement sous les yeux de son mari, qui alla le
montrer aux deux amans. Ce terme leur parut long ; mais
la certitude de ne plus éprouver d’obstacles de la part
de la Marquise, & le plaisir d’avoir regagné sa tendresse, les fit consentir à cette nouvelle
épreuve. Le Chevalier alla la remercier, & elle lui
fit un accueil qui le combla de joie : elle fit venir
Eumélie & les embrassa l’un & l’autre. L’amour,
la confiance, la sécurité régnoient dans les cœurs des
deux amans & du Marquis ; la vengeance & la
haine dévoroient celui de la Marquise ; mais une gaieté
perfide couvroit l’impatience où elle étoit du succès du
Comte de Roxas, qu’elle n’aimoit pas davantage ; elle ne
lui pardonnoit pas son amour pour Eumélie ; mais elle
avoit besoin de lui pour ses projets. Cette femme
injuste, qui auparavant regardoit sa fille
avec une espèce d’indifférence, la haïssoit alors. Elle
avoit beau vouloir cacher cet affreux sentiment, il
éclatoit malgré elle-même : il n’échappa point aux yeux
& encore moins au cœur d’Eumélie : & comme elle
ne pouvoit pas se figurer qu’une vaine rivalité de
beauté, pût étouffer la nature au sein d’une mère, pour
qui, presque toujours les charmes d’une fille sont un
sujet de triomphe, elle étoit quelquefois tentée de
croire que la Marquise étoit dominée par un sentiment
plus impérieux, & qu’elle cherchoit à vaincre un
secret penchant pour le Chevalier . . .
Alors elle la plaignoit ; mais bientôt repoussant avec
horreur cette idée outrageante, elle rougissoit de ses
soupçons. Elle cherchoit d’autres causes de cet
éloignement inconcevable de sa mère ; elle se flattoit
qu’en les découvrant, elle réussiroit à les faire cesser
à force de caresses ; elle ne savoit pas que la haine
change en importunité & en supplices, tous les
efforts qu’un cœur sensible fait pour la vaincre.
Eumélie l’éprouvoit ; elle essayoit envain tous les
moyens de lui plaire. La Marquise lui faisoit un crime
de sa tristesse, elle lui en faisoit un de sa gaieté. Ce
n’est pas qu’elle n’affectât devant le
monde & devant son époux, beaucoup de tendresse pour
sa fille ; mais cette fausseté, qui ne pouvoit pas
tromper Eumélie, étoit pour elle le plus cruel supplice.
Le Marquis, depuis long-tems libre de soins &
d’affaires, vivoit tranquile, au sein de sa famille
& de ses amis. Quel fut son étonnement lorsqu’il
reçut la Lettre du Ministre, qui lui marquoit que le Roi
avoit jeté les yeux sur lui, pour une commission
secrette auprès d’une Puissance que la Cour avoit
intérêt de ménager ! Le Ministre lui marquoit qu’il
n’avoit que six jours pour se disposer à partir, &
pour recevoir ses ordres à Versailles. Il
assembla sa famille, & la larme à l’œil, il fit part
à son épouse, au Chevalier & à Eumélie, d’un
événement qui retardoit encore leur mariage. Il vouloit
les unir le lendemain même, quoiqu’il n’eût pas reçu les
réponses qu’il attendoit. La Marquise parut d’abord
adopter cette idée ; mais le soir même Eumélie se trouva
incommodée ; une fièvre ardente la saisit, son cœur se
souleva, des nausées continuelles annoncèrent la
nécessité de dégager son estomac ; un violent émétique
lui fit rendre la cause de son mal, & le troisième
jour elle fut hors de dangers ; mais il
lui resta un affoiblissement qui ne permit pas
d’exécuter le dessein du Marquis. Sa cruelle mère en
paroissoit désespérée ; c’étoit elle cependant qui, dans
une orange qu’elle avoit servie à sa fille, avoit mis,
avec le sucre, une poudre empoisonnée, assez violente
pour causer à l’estomac des contractions douloureuses,
mais non pas assez corrosive pour donner la mort. Le
Marquis rassuré sur la santé de sa fille, ne la quitta
que lorsqu’il fallut partir. Il inondoit son visage de
ses larmes ; à peine avoit elle la force de presser ses
mains adorées. Il craignoit de lui trop laisser voir sa
douleur ; mais les efforts mêmes qu’il
faisoit pour se contraindre, la faisoient éclater
davantage ; enfin, comme s’il eût prévu qu’il embrassoit
Eumélie pour la dernière fois, il s’évanouit en se
séparant d’elle. On l’entraîna, on le fit revenir, il
recommanda sa fille & le Chevalier à son épouse
qu’il embrassa, & il partit brusquement. La Marquise
ne se démentit point jusqu’au parfait rétablissement
d’Eumélie ; elle reçut les félicitations de toute la
Ville, sur la Commission dont le Roi venoit d’honorer
son époux ; mais bientôt elle annonça à sa fille qu’il
falloit quitter la Ville, & la suivre à la
campagne ; & que pour plus de décence
il falloit se résoudre à ne plus recevoir le Chevalier,
à qui la porte fut interdite dès ce moment. Eumélie
sentit tout ce qu’elle avoit perdu par le départ de son
père : elle osa demander à sa mère quelle étoit la cause
de son changement à l’égard du Chevalier ? C’est un
perfide, lui dit-elle, dont je vous défends de prononcer
le nom devant moi : lisez, apprenez de vos rivales,
fille imprudente, le sort qu’il vous destinoit. Alors
elle lui montra la Lettre sans lui laisser voir
l’adresse. Non, ma mère, s’écria Eumélie, le Chevalier
est incapable de ces horreurs : on vous trompe ; c’est
quelqu’ennemi de votre bonheur & du
mien, qui veut vous rendre complice de sa haine.
Permettez-lui de se justifier. Fort bien, vous voulez
que je me rapporte à un fourbe pour sa justification :
je veux bien cependant aller aux informations ; mais en
attendant j’ai fait défendre au Chevalier de paroître
ici ; & pour éviter tout éclat, nous partons
après-demain.
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
« On ne parle ici que
du mariage du Chevalier d’Orgeval avec une
Demoiselle de Prémont : si la nouvelle en est
parvenue à Nantes, la petite d’Orlic doit avoir
martel en tête. Je ne sais comment
sa famille, & sur-tout son frère, prendront
cette affaire ; mais de quelque côté qu’ils
l’envisagent, ils auront toujours tort, si la
Prémont est aussi riche & aussi jolie qu’on se
dit. Il est vrai que le nouveau né réclame ses
droits. Si le Chevalier s’est imaginé d’avoir une
femme dans chaque garnison que le Régiment fera,
il en aura beaucoup avant d’être Maréchal de
France. En voilà donc trois ; car enfin il faut
bien mettre en ligne de compte cette pauvre du
Reflet qu’il a laissée à Bordeaux. . . . Celle-là
du moins ne le disputera pas à ses rivales ; je lui connois trois maris depuis
qu’elle est veuve du Chevalier. Les du Reflet qui
tiennent à la Robe, le chicanoient sur cette
méchante aventure ; & pour lui donner une
tournure de Drame, ils l’accusoient de la leur
avoir enlevée, de l’avoir séduite, & puis
d’avoir pris prétexte de la petite vérole qu’elle
se fit inoculer malgré lui, pour la laisser là. La
vérité est qu’elle perdit par cette opération, les
deux tiers de sa beauté. Je voudrois bien savoir
quelle est la Loi qui oblige un galant homme, de
garder une maîtresse, qui se rend laide, de gaieté
de cœur, & malgré son amant. La
Prémont peut se faire inoculer tant qu’elle
voudra, ses richesses sont de terribles chaînes
pour le Chevalier. Je serois plus fâché qu’un
autre qu’il les rompît avant la conclusion, s’il
est vrai, comme on me l’a dit, que son père ait
donné sur la dot, une délégation générale à tous
les créanciers de la famille. A propos de
créanciers, au ton dont je te parle, ne va pas
croire que j’oublie que tu es le mien. J’y pense
plus sérieusement que tu ne te l’imagines,
&c. »
1* Poëme de la Religion, Ch. IV.
2* Poëme de la Religion, Ch. I.
3* Le Désastre de Lisbonne, Poëme de M. de Voltaire.
4* Poëme de la Religion, Ch. I.
5* La Transfiguration.
6* Poëme de la Religion par Racine, Chant I.
7* Poëme de M. de Voltaire, sur la Loi naturelle.
8* Je n’ai pas mis le véritable nom de la Ville où l’horrible scène qui forme la catastrophe de cette histoire s’est passée. Les noms des personnages sont aussi changés.