La Spectatrice danoise: Amusement XXVII.
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Niveau 1
Amusement XXVII.
Histoire Angloise.tirée d’Oldimxon <sic>.
Niveau 2
Niveau 3
Récit général
Le Génie Damir fut touché des
appas de la Fée Elamire. C’étoit une beauté de 13. ans,
qu’on ne pouvoit voir, sans en être ébloüi. Le Génie la
voïoit trop souvent, pour son malheur. Elevé avec elle,
il perdit sa liberté à quatorze ans, c’est-à-dire
dès-qu’il pût la perdre. Les tendres sentimens qu’il
éprouva le rendirent plus timide ; & ce fut en
raisonnant vis-à-vis de lui-même sur sa timidité, qu’il
s’apperçut de son amour. Il n’osoit plus badiner avec
Elamire, qui ne cessoit de l’agacer sur la mélancolie,
qui s’étoit emparée de lui. Il n’osoit fixer sur elle
ses regards. Le respect avoit pris la place de la
familiarité ; la rêverie de l’enjoûment ; les
reflexions, de la bagatelle. La jeune Fée, piquée de ce
que ses Jeux & ses Plaisirs enfantins en alloient
plus mal, & de ce qu’elle étoit
obligée de s’amuser toute seule, reprit du goût pour sa
Poupée, qu’elle avoit depuis lontems quittée. Rien
n’égaloit son dépit. Tantôt elle l’habilloit comme son
Amant, & alors elle la maltratoit. Tantôt elle la
consultoit sur la cause de la misantropie de Damir,
& elle ne lui prètoit que des réponses mordantes,
que des railleries amères. Tout cela ne guérissoit point
le Génie de sa passion, & ne l’encourageoit pas à la
déclarer. Il désespère d’être jamais païé d’un tendre
retour : il ne peut s’empècher de soupirer pour la
petite Ingrate. Le chagrin se joint à la maladie de son
cœur. Il tombe dans une langueur, qui fait trembler pour
sa vie les auteurs de ses jours ; car il n’étoit point
de race immortelle. Les Médecins furent apellez ; &
les remèdes vinrent à leur suite. Elamire parut, l’air
gracieux & abattu, un bouïllon à la main ; & les
remèdes furent proscrits. Le Pére du Génie, content
d’avoir pénétré la cause de la maladie de son fils, en
tira sans beaucoup de peine l’aveu de sa bouche. Il
approuva son penchant, & lui promit de travailler à
sa guérison. Mais l’amour se commande-t’il ? Il va
trouver Elamire, & tâche envain de l’attendrir. Elle
disoit naivement, qu’elle n’avoit que de l’amitié, &
qu’elle ne pouvoit donner autre chose, puisqu’elle ne
connoissoit pas d’autre sentiment. « Que je suis
malheureux, s’écria-t’il ! J’ai perdu mon Pére, parce
qu’il n’a pas voulu aimer la Souveraine de l’Ile, &
je vais perdre mon Fils, parcequ’une Fée ne veut pas
l’aimer. » La fierté d’Elamire fut choquée de la
comparaison. « Génie ! dit elle, apprenez qu’une jolie
Sujette vaut bien une Reine laide, & qu’un cœur,
qu’on ne peut toucher est infiniment plus précieux,
qu’un cœur, dont on ne daigne pas seconder la tendresse.
La mort de votre Fils feroit ma gloire, au lieu que la
mort de votre Pére a fait la honte de la
Princesse, qui l’a sacrifié à ses charmes méprisez. »
Damir ne sut pas plutot cette conversation, qu’il prévit
tous les malheurs qui l’attendoient. Il retomba dans un
état encore plus funeste, dont la présence & les
caresses de la rusée Elamire le tiréreut <sic>
heureusement. « Mon bonheur dépend de vous, lui dit-il.
Mon étre est attaché à votre possession. Prononcés,
belle Fée ! l’arrèt de ma vie ou de mon trépas. Quelsque
soient pour moi vos sentimens, je ne serai pas lontems
heureux ou malhanreux <sic>. Sensible, j’en
mourrai de plaisir ; cruelle, j’en mourrai de douleur ;
mais je mourrai toujours content de vous avoir connue
& de vous avoir aimée. Vous vous taisez, charmante
Elamire ! Que dois-je augurer de votre silence ?
Serois-je assez infortuné pour vous avoir déplu, moi qui
acheterois de tout mon sang le plus léger plaisir que
vous souhaitiez ? N’avez vous ranimé mes forces
mourantes, que pour me rendre à vos yeux la victime de
votre indifférence ? » Elamire parut touchée, ou feignit
de l’ètre. Elle donna des espérances à Damir, qui ne
prit point ses paroles au rabais. Les Amans sont sujèts
à se flatter. Il se crut aimé ; il étoit peut-ètre haï
Sa santé dut son rétablissement aux charmes de cette
illusion. Il vécut pour adorer sa perfide Maitresse. Il
songea bientot à s’unir à elle par les noeuds de
l’Hymen. A la premiére
proposition, Elamire pleura ; à la seconde, elle
rougít ; à la troisiéme, elle sourït en se taisant ; en
fin elle consentit avec une joie
apparente. Elle prononça l’Oüi fatal de belle grace. Les
fiançailles furent célébrées avec pompe. La fête fut des
plus brillantes. La Fée animoit tous les plaisirs ;
& l’ingénieux amour de Damir s’épuisoit à lui en
procurer de nouveaux. Crédule Amant ! que tu connois mal
la Sirène, qui t’enchante ! Le Génie ne put obtenir de
la Fée la conclusion du Mariage. Elle se retrancha sur
la décence. Le passionné Damir, ravi d’avoir une épouse
si vertueuse, (car la vertu est rare parmi les Fées) se
priva par amour des plaisirs de l’amour. Uniquement
attentif à lui plaire, il n’étoit occupé que d’Elamire.
Il tâchoit de lire dans ses regards, de prévenir ses
desirs, de déviner ses goûts. Un de ses souris le
rendoit le plus heureux des hommes. Son amour produisoit
en lui du respect, & son respect modéroit ses
transports & ses tendres emportemens. Cet Amant
parfait ne méritoit-il pas un parfait bonheur ? Jamais
la délicatesse des sentimens ne fut portée plus haut :
Jamais elle ne fut paîée de plus d’ingratitude. La Fée
devenoit de jour en jour plus cruelle & plus
artificieuse. Ses charmes augmentoient avec son âge ;
& son insensibilité augmentoit avec ses charmes. Un
jour elle accabla le Génie des plus vives caresses.
Celui-ci étoit ravi en extase. Des pleurs coulérent des
yeux d’Elamire. Damir se hâta de les essuïer avec des
baisers de flamme. Le jour du
départ fut fixé. Les adieux furent des plus touchans. Le
Génie consoloit sincérement la Fée d’une douleur qui
n’étoit pas fort sincére. Au moment de la séparation,
elle versa un torrent de larmes. Le Génie étoit trop
touché pour en répandre. Elle lui dit les choses les
plus tendres. Il ne repondit rien : les grandes douleurs
sont muettes : Il soupira. Damir, pour charmer l’ennui
de son éxil, alla voïager dans l’ile des Colifichèts. Ce
Roïaume étoit habité par le peuple la <sic> plus
sociable & le plus étourdi. Les riens y étoient fort
estimez, les Dames adorées, les Sages regardez comme des
Misantropes. Le Génie se consola un peu dans ce séjour
riant des rigueurs de la destinée, à laquelle il
n’épargnoit pas dans ses monologues fréquens, les
épithétes de barbare & d’éxécrable. Il étoit
bien-fait : les Fées de cette Ile, qui s’étoient
rapprochées des usages de l’âge d’or, traitoient l’amour
fort cavaliérement. Toutes celles de la Cour se
disputérent le bel étranger, qui sans cesse assiégé du
<sic> l’idée de sa charmante Maitresse ne répondit
point à leurs avances. Cette idée lui gâtoit les plus
beaux visages. Il n’en-trouvoit aucun, qui fut
comparable à celui d’Elamire. Toujours agacé, toujours
fidelle, son cœur n’éprouva ni desir ni sentiment, qui
n’appartînt à sa chére Fée. Tout ce qui n’étoit pas elle
l’importunoit. Son image, gravée dans son esprit en
caractéres ineffacables <sic>, ne cessoit de se
retracer à sa pensée. Mais cet aimable souvenir
aigrissoit ses peines, loin de les adoucir. Il ne savoit
pas, que sa Belle étoit indigne de ses soupirs. Nos
erreurs sont essentielles à notre félicité. Elamire s’étoit hâtée de paroitre à la Cour. Elle y
brilla. Les Courtisans l’admirérent. Les Dames ne
trouvérent que du médiocre dans sa beauté. Cependant ses
agrémens étoient dans leur plus grand éclat, & ses
appas étoient frapans. Je dirai
pourtant, qu’elle étoit aussi belle que coquette, &
qu’elle avoit une ame scélérate dans un étui adorable.
Les Seigneurs de la plus haute qualité lui rendîrent des
soins. Elle n’en rebuta aucun ; elle conduisit si bien
son jeu, que chacun crût être le seul heureux. Aimée de
tout le monde, elle n’aimoit personne, & n’étoit
attachée qu’à ses plaisirs. Enfin elle fut subjuguée par
le favori du Roi. Mais, comme celui-ci ne pouvoit seul
fournir à ses voluptueux besoins, elle lui donna bon
nombre de seconds. Le Favori, qui ne se piquoit pas de
délicatesse, ferma les yeux sur la conduite de sa
Maitresse. Mais le Prince héréditaire, qui s’étoit mis
sur les rangs, & qui se croïoit seul favorisé apprit
tout le Mistére. Il vola tout furieux chez Elamire ;
& lui dit qu’elle n’avoit qu’à se décider sur le
champ, & qu’il n’entendoit pas, qu’un de ses sujets
fut son Rival. La Fée ne balanca pas ; un Favori régnant
lui parût préférable à un Prince, qui étoit encore bien
loin de régner. Elle le remercia, & lui donna son
congé. Le Prince, piqué au vif de l’affront, lâcha
quelques paroles offensantes, & quelques menaces
contre le Favori. Il décria la Fée. Il fit courir des
couplèts de chanson extrèment mordans. Elamire,
désespérée de ce procédé, songea à en tirer vengeance.
Mais comment se venger d’un Prince ? Son amant, qu’elle
fit entrer dans ses ressentimens, se chargea de le faire
empoisonner. Elle l’embrassa mille & mille fois.
Elle le pressa vivement d’éxécuter ce dessein. Le Favori
s’en acquitta fidellement. Le Prince périt par le
poison ; & emporta dans le tombeau les espérances
de la Nation, & les regrèts de
tous les bons Citoïens, dout <sic> il avoit acquis
l’estime par ses rares qualités. Les Courtisans, trop
pénétrans pour ne pas soupçonner la main d’où partoit ce
noir attentat, & trop politiques pour attaquer une
puissance re doutable <sic> murmurérent & se
tûrent. Elamire & le Favori joüirent en paix de leur
crime, en méditérent un nouveau, & l’éxécutérent
impunément sur la personne du Pére de Damir, dont on
païa les remontrances d’une bonne doze de Sublimé. Le
Génie revint après trois ans de voïage, & il revint
si amoureux, qu’on n’osa lui parler de la conduite
déréglée de sa Femme. Celle-ci, pour prévenir
l’impression, que les bruits de la Cour pourroient faire
sur lui, tâcha de les décréditer & de les rendre
incroïables. Elle s’avisa d’un stratagème singulier.
Elle ne céda, pour ainsi dire, que par force à la loi du
devoir. Elle mit tant de naturel dans cette ruse, que le
Génie ne put croire qu’elle eut déjà cédé au goût du
plaisir, son amour étoit d’autant plus vif, qu’il ètoit
animé par la persuasion de sa vertu. Peu de jours après,
il fut saisi d’une Maladie ; qui faillit à le mettre au
tombeau. Mais la force de de son tempérament triompha du
Poison, qu’Elamire avoit emploïé pour se tirer de cet
état violent. Il n’en soupconna <sic> pas la
cause, & il se crut rendu aux soins & aux vœux
de la Fée. Pour se rétablir entiérement, il alla
respirer avec elle l’air de la campagne. Privée des
rendez-vous qu’elle donnoit à son Amant, livrée à
l’amour importun de son Mari, elle songea aux moïens de
recouvrer l’un, & de perdre l’autre. Elle ne prit
conseil que de sa rage. Pesez bien ce que c’est que la
rage d’une Coquette endurcie au crime. Elle emploïa le
sortilège & le poison pour rendre Damir incapable de
sacrifier à l’autel de Vénus. Par un raffinement de
cruauté, pendant que les charmes ou plutot
les remèdes opéroient, elle se présentoit à tous ses
desirs ; quand la santé commençoit à lui rendre sa
vigueur naturelle, elle retomboit dans la froideur,
& ne l’honoroit pas même d’un coup d’œil. Le Génie,
accablé de ses souffrances, permit enfin à cette Mégère
de retourner à la Cour. Elle s’y livra sans retenuë aux
passions de son Amant, & lui promit sa main, s’il
pouvoit annuller son mariage avec Damir. Le Confident
intime du Favori tâcha de le détourner de son dessein.
Choqué de cette opposition, il pria le Monarque de le
métamorphoser en Hibou ; Imbécilli (c’étoit son nom) qui
n’avoit pas droit de vie & de mort sur ses sujets,
condamna le confident à des ténèbres éternelles.
Délivrés de ce désagréable Censeur, le Favori & la
Fée ne gardérent plus de mesures. Peu contens des
tête-à-tête, ils songérent à une étroite union ; ils
voulurent, que les loix du Païs légitimassent leurs
crimes. Elamire eut l’effronterie de demander à la Cour
une sentence de séparation, sa requète étoit fondée sur
sa virginité, fleur précieuse, disoit elle, que Damir
n’avoit point pu cüeillir. Cet infortuné Mari, que son
amour endormoit aux bords du précipice, & qui
n’avoit eu jusques là que des soupçons vagues, étouffez
par sa passion, fut frappé & abattu de ce coup. Mais
son cœur ne recouvra point sa liberté. Il méprisoit
Elamire, & ne s’en pouvoit détacher ; il vouloit la
détester, & ne sçavoit que l’aimer. Tantôt il
vouloit la poignarder, tantôt il vouloit se poignarder
lui-même. En un mot, son désespoir égaloit son amour,
mais il ne l’éteignoit pas. Malheur eux <sic> que
je suis ! s’écrioit-il ! Je ne puis me détacher d’une
Femme que je dois d’abhorrer. Je la méprise & je l’adore. J’ai pour elle autant d’amour,
que je devrois avoir de haine. O Ciel ! brulerai-je
toujours pour un Monstre, que tout conspire à me rendre
odieux ? Quelle foiblesse à moi, de ne pouvoir bannir de
mon cœur une furie, une femme qui ne mérite que le plus
parfait mépris, de ne pouvoir rompre une chaîne, que je
dois me reprocher le reste de mes jours d’avoir formée,
de tenir par des liens si forts à une infidelle, qui
après avoir abusé de mon amour, travaille à me ravir mon
honneur ? Le Roi nomma des juges, pour décider Cette
affaire. Damir, accusé de n’avoir que l’ombre de
l’humanité, ne daigna pas comparoitre devant leur
tribunal pour se justifier. Elamire triompha de cette
absence. Le plaidoier de son Avocat lui parut trop
foible. Elle eut l’effronterie de plaider elle-même sa
cause.
Les
puissantes sollicitations de la Cour firent plus
d’impression sur les Juges, que toutes les raisons de la
Fée, qui, pour donner tout à fait la comédie au Public,
avoit paru à l’audience en habit de deüil. Les Juges,
quoique gagnés, se partagèrent en différentes opinions.
Les uns opinérent pour le combat d’épreuve ; les autres
rejettérent cet avis : ils alleguoient les droits de la
pudeur violés par l’indecence inséparable de cette
Cérémonie. Ils la comparoient à un Duel, où l’aggresseur
auroit nécessairement l’avantage, & où les témoins
rendroient la victoire presqu’impossible à l’attaqué.
Ils prétendoient, que leur arrèt, sali du burlesque mot
de Congrès, seroit l’objet des railleries des
satyriques. Ils ajoutoient, que l’expérience devoit
avoir appris à la Cour à se méfier d’un pareil
expédient. La force de ces raisons ne
détruisit point le préjugé. A la pluralité des voix,
l’opinion contraire l’emporta. Arrèt intervint, par
lequel Damir étoit condamné à détruire ou à confirmer
par un combat personnel l’assertiou <sic>
d’Elamire. On le leur signifia. « Quoi ? dit le Genie,
on éxige de moi, que je trempe dans l’imposture
d’Elamire : on veut, que je donne les marques de la
tendresse la plus vive à une femme, que je ne puis que
haïr. On veut m’obliger à une action, dont le succès
dépend des sentimens, qui ne dépendent de personne. On
veut, que je me donne par force à qui n’a pas voulu me
recevoir de bon gré. On veut, que je me deshonore à
jamais, soit que je vainque, soit que je sois vaincu. On
veut, que, renversant l’ordre de la nature, de l’usage
& de la décence, j’expose au grand jour des mistéres
réservés pour les ombres de la nuit, & que je fasse
publiquement ce qu’on m’accuse de ne pouvoir faire en
secrèt ; Non ; je n’obeïrai point, dussai-je perdre,
comme mon Aïeul, la tête sur un échaffaut. Enveloppé de
ma vertu, je mourrai sans ignominie. » Ces plaintes,
présentées au Roi, engagérent le Favori à lier les mains
aux Juges, de peur de s’attirer l’indignation publique,
s’ils prononçoient une sentence définitive, qui, pour
ètre conforme aux lois, n’en auroit pas paru plus juste.
Cette modération apparente, ce délai politique remplit
Elamire de la plus vive impatience. « Pourquoi
disoit-elle à son amant, recules-tu l’instant de notre
bonheur par des ménagemens inutiles. Quand on aime bien,
qu’est-ce qu’un crime de moins ? Mais que dis-je ? Tu ne
m’aimes pas. Cependant, combien ne mérite-je pas que tu
m’aimes, si t’aimer éperdüment est un mérite auprès de
toi ; & dans l’esprit de quel homme, cela ne
tient-il pas lieu de mérite ? Après avoir
tout sacrifié pour toi, vertu, honneur, remords,
devois-je m’attendre à ces longueurs ? Devois-je
m’attendre à trouver un amant, presqu’aussi froid que
mon époux ? » Le Favori appaisa par des caresses ce
courroux simulé. Imbecilli ordonna aux Juges de terminer
ce procès. Ceux-ci, par un arrèt dans les formes,
éxigérent d’Elamire les preuves de la virginité, dont
elle se vantoit. La Cour, attentive au dénoument de
cette affaire, ne douta point, que la Fée ne se tirât de
cette épreuve en Vestale. Des Matrones furent préposées,
pour en décider ; & leur rapport rendit à Elamire un
honneur, qu’elle eut été bien fâchée d’avoir gardé parmi
tant d’occasions, qu’elle avoit offertes à ses amans de
le lui ravir. Bien plus : le rapport des Matrones étoit
sincére. La Fée avoit obtenu la permission de se voiler
le visage pendant la cérémonie, pour ménager sa pudeur.
Une Vierge gagnée subit l’examen. La vertu d’une Fille,
qui se prète à de pareilles impostures, est fort sujette
à révision. Imbécilli charmé du succès, & peut-ètre
çomplice <sic> de la tromperie, ratifia la
sentence de divorce, & donna de sa main Elamire à
son Favori. Damir l’appella en duel, le blessa, le mit
hors de combat, & eut la générosité de lui donner la
vie. « Je te la donne, lui dit-il, content d’avoir pu te
l’arracher. Tu ès trop scélérat, pour que je te sépare
de l’indigne Elamire. Vivre avec elle, c’est le plus
grand supplice, auquel je te puisse condamner. N’oublie
jamais que tu dois la vie à qui tu as voulu ravir ce
qu’il a de plus cher. Je serai assés vengé. » Le Favori,
dout <sic> le cœur etoit inaccessible à la
grandeur d’ame & à la reconnoissance, païa cet
importun bien fait, en obtenant un ordre du Roi, qui
dépouïlloit Damir de toutes ses charges,
& le réléguoit dans ses terres. Cette disgrace
l’abbatit, parce qu’elle fut suivie de l’abandon de ses
amis. « O Ciel ! disoit-il ! tu as permis qu’on
m’enlevât mon honneur, ma femme, mes richesses ; &
tu n’écrases point mes coupables persécuteurs ? Mes
ennemis ne sont-ils pas les ennemis de l’innocence &
de la vertu ? Te plais-tu à faire triompher les
méchans ? L’espérance est-elle la seule récompense, que
tu donnes aux gens de bien ? En permettant leur
oppression, que ne leur donnes-tu au moins le courage de
la supporter ? Le témoignage d’une conscience pure
suffit-il, en de si grands revers ? » La vengeance du
Ciel n’étoit que différée. La Providence se justifie tot
ou tard. Elamire & le Favori ne joüïrent pas lon
tems de leur union criminelle. Elle se livra par sa
coquetterie au Démon de la jalousie ; ses déréglemens
publics lui ouvrirent les yeux sur ses forfaits. Ses
remords étoient d’autant plus violens, que ce qu’il
avoit obtenu par ses crimes faisoit son malheur.
Respecté de toute la Cour, élevé au faîte des grandeurs,
& plus Roi que le Roi lui-même ; Il étoit le plus
infortuné des Génies. Il couroit sans cesse après le
repos ; & le repos s’obstinoit à le fuir. Elamire
s’occupoit nuit & jour à satisfaire sa passion &
à tourmenter son nouveau Mari : lubrique & cruelle
tout ensemble, elle se livroit en même tems à ces deux
vices de son cœur. Elle trouvoit dans son libertinage un
double plaisir, sa propre satisfaction, & le chagrin
du Favori. Ses faveurs prodiguées ne la rendoient pas
respectable, mais elles produisoient dans son barbare
cœur le contentement le plus doux. Mais l’élévation de
son rang & l’éclat de sa beauté sembloient destinés
à éclairer sa honte. Ce faux bonheur ne
fut pas de longue durée. Le Peuple accusa &
convainquit Elamire & le Favori de leurs
empoisonnemens. Le Roi, malgré ses sermens, les déroba à
la mort infame qu’ils méritoient, en métamorphosant l’un
en serpent, & l’autre en vipère : Mais il porta lui
même la peine de son parjure. Haï de ses Sujets, méprisé
de ses Voisins, battu par ses ennemis, trompé par ses
Ministres, insupportable a lui même, il mourut de mort
violente, empoisonné vrai semblablement par un de ses
Courtisans. auquel il avoit donné toute sa confiance.
Les malheurs multipliés sont les durs maîtres de la
sagesse. Damir s’étoit, dans sa retraite, familiarisé
avec les siens. Il avoit appris dans les sources pures
d’une raison perfectionnée par l’éloignement du monde, à
juger saïnement des choses : ses réflexions le
dégagérent des préjugés ; il sçut apprécier l’estime
& l’approbation publiques, & les gagner en les
mérprisant. Il parvint par degrés au contentement
d’esprit, sans lequel il n’est point de vrais plaisirs.
Il ne manquoit à son bonheur qu’une Fée avec la quelle
il le partageât. Envain en chercha-t’il une dans les
plus grandes maisons de l’Ile. Il craignoit un second
naufrage ; son premier Mariage le rendoit plus difficile
& plus circonspect. A la fin son choix se fixa sur
une aimable & jeune Laitiére de son voisinage : il
joüît de ses charmes naissans, & cultiva son esprit.
Il oublia ses malheurs dans ses bras ; & la
vertueuse fécondité de cette digne épouse compléta les
preuves de l’imposture. La fortune répare elle-même ses
injustices à l’égard de quiconque sait lui résister.
C’en étoit assés pour Damir ; mais ce n’en étoit pas
assés pour la Providence. Le successeur d’Imbécilli
rappella ce vertueux Génie, le combla
d’honneurs & de biens, le mit à la tête de son
Conseil. Damir ne s’enorgueillit pas dans la prospérité.
Il conserva son intégrité dans ce poste éminent, où tout
concourt à l’aneantir. Il ne se vengea de ses Ennemis
que par des bienfaits, & ne fit taire l’envie que
par sa vertu. Son cœur & ses soins étoient partagés
entre sa Patrie & sa Fée. Il servoit l’une avec
autant d’ardeur qu’il aimoit l’autre. Dans le tourbillon
du monde, on regrette souvent la retraite ; il
regrettoit souvent la sienne ; mais tous ses soucis
disparoissoient à la vuë de sa nouvelle Epouse. Un de
ses regards suffisoit pour lui adoucir toutes les
amertumes, inséparables du haut rang. Il se méfia
toujours des Dames, des Courtisans & de la Fortune.
Mais il ne se repentit pas un seul instant d’avoir
associé à son sort une Laitiére, que la Cour ne gâta
point.
Metatextualité
A quatorze ans,
dira-t’on ? Oüi ; les Génies & les Fées sont
précoces, quand l’amour se mèt de la partie ; &
l’on en a vû de beaucoup plus jeunes faire de fort
bons ménages. Dans ce-païs-là, Le bon sens n’attend
point le nombre des années.
Dialogue
Qu’avez-vous, adorable Fée ! Quelle tristesse
s’empare de votre ame ? Daignez confier vos peines à
un Ami qui se fait un devoir de partager vos
déplaisirs. Fuïez-moi, lui dit Elamire. J’ai cette
nuit consulté l’oracle. Il m’a répondu, que la
troisiéme année de notre hyménée me seroit funeste.
Il faut nous séparer. Le Ciel jaloux de notre
félicité vous condamne à une absence de trois ans.
Croïez, que je me plains moins de l’orage qui menace
mes jours, que de la nécessité de le conjurer par ce
moïen. Vivez, divine Elamire, répondit
le Génie : vivez. Je vais, loin de vous pleurer sur
votre sort. Vous me reverrez dans 3. ans constant
& fidéle. Je ne vous demande point, que vous me
conserviez votre cœur. Douter de sa constance, ce
seroit outrager sa délicatesse.
Metatextualité
J’en omèts la description, de peur qu’on ne traite
de Roman cette véridique histoire.
Metatextualité
Voici quelques
(*1) morçeaux de son discours.
Niveau 4
« Qu’une femme est
malheureuse, disoit elle, quand elle est, comme je
la suis, tombée entre les bras d’un fantôme,
condamnée à vivre dans l’habitude des soupirs, en
proïe à la fureur d’une passion toujours irritée,
jamais satisfaite, elle retrace aux yeux de tous le
spectacle le plus triste. Livrée à un époux qui n’en
a que le nom, elle subit le supplice qu’un Tyran
faisoit aux Criminels en les attachant à des
cadavres. Damir incapable des tendres devoirs du
Mariage, & n’aïant d’un mari que la jalousie, ne
sort de sa froideur, que pour y retomber un instant
après. Toujours prèt à se donner &
ne se donnant jamais, il me fait à chaque moment
essuier tous les désagrémens, & si j’ose le
dire, tous les malheurs de sa condition. Le printems
de mes jours s’écoule dans les images. Sa froideur
m’arrache sans cesse à mes espérances, mais elle ne
m’arrache pas à mes desirs. Fatale destinée ! je les
conserve malgre moi, & je les conserve avec
celui, auquel je me suis donnée pour les perdre.
Quelle est la Fée, qui, en s’unissant à Damir, ne se
seroit pas flattée de jouir ? Devois-je m’attendre à
ètre réduite à ne vivre avec lui, que pour imaginer,
que pour me trouver toujours auprès de la source des
plaisirs & jamais dans les plaisirs, que pour
languir éternellement dans les bras d’un malheureux,
que pour partager les inutiles regrèts d’un homme
fait uniquement pour garder un serrail, & jamais
pour posséder, d’un homme pour qui un simple baiser
est la derniére faveur &c. »
Metatextualité
Le Petit-Maître accoutumé aux
événemens Romanesques des historiettes à la mode, le
Philosophe qui fronce le sourcil au seul nom d’amour
trouveront dans cet amusement un mélange bizare de
galanterie & de moralité. Qu’est-ce que tout cela
signifie, diront-ils ? Quel est le but de ce récit ? A dire
vrai, je n’en sai rien moi-même. J’aurois pu le rendre plus
intéressant & plus varié, mais j’ai mieux aimé
m’attacher au vrai.
Avis.
Cet ouvrage Hebdomadaire ne se débitera plus que chez le Sr. Francois Bugnion, Fabricant de Tabac, dans le vieux Strand. Les Lecteurs sont priés d’envoïer leur nom & leur adresse aud <sic> Sr. Bugnion. On fera porter éxactement les Feüilles chés ceux qui se seront fait inscrire. Elles paroitront réguliérement deux fois la semaine : mais, on ne peut pas encor dire précisément quels jours, parce qu’on a été obligé de les donner à un autre Imprimeur, qui ne peut pas, dans un si court espace de tems, avoir déjà pris ses arrangemens. L’Auteur ne négligera rien pour rendre ses Feüilles intéressantes, & dignes de l’attention de la Cour & de la Ville. Elles seront désormais beaucoup plus correctes. Le prix sera le même, jusqu’à ce que le débit augmente, les frais aiant jusqu’ici de beaucoup excédé le produit. P.216. L. derniere ; lisés abborrer, aulieu d’abhorrer.1(*) Peut-être trouvera t’on qu’Elamire parle avec trop d’impudence. Ce n’est pas ma faute ; j’ai du rapporter fidellement ce que les Historiens attestent ; & Oldmixon est mon garant. Dailleurs ce discours est dans le vrai caractére de la Fée. Ajoutés à cela, que j’ai adouci quelques-uns de ses termes, d’après un de nos bons Auteurs ; je dis adouci, parceque les Fées ne se piquent pas d’une extrème délicatesse.