Zitiervorschlag: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Hrsg.): "Amusement XXIII.", in: La Spectatrice danoise, Vol.1\023 (1748), S. 177-184, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4197 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Amusement XXIII.

Zitat/Motto► Qu’on dise que la faim fasse mourir les Gens ;
Un Poëte a vécu jusqu’à quatre-vingts ans. ◀Zitat/Motto

Le Chevalier de Cailly.

Ebene 2► On dissuade avec raison les jeunes-gens de s’addonner à la Poësie : mais, si je ne me trompe, on a tort de leur dire, qu’elle ne mène à rien. Il est vrai, qu’Homère mendioit son pain, que le Laurier n’est pas une Etoffe, dont on puisse faire un habit ; mais il est faux, que Plutus soit brouillé avec Apollon, & que ceux, qui sont flattés des neuf Sœurs, ne le soient jamais de la fortune. Mille éxemples prouvent, que le sort n’unit pas toûjours la misére au Bel-Esprit. Horace, qui étoit fils d’un Affranchi, & qui n’avoit peut-être d’autre mérite, que celui d’agréable débauché, fut Favori de Mécéne, qui l’étoit d’Auguste. Il ne tint qu’à lui de devenir Secretaire d’Etat. Térence, quoiqu’Etranger (& l’on sçait que cette qualité étoit aussi méprisable aux yeux des Romains, qu’elle est respectable aux yeux des François) Térence, dis-je, familiarisoit avec [178] les plus grands Seigneurs de Rome ; & Lœlius & Scipion, qui étoient ses intimes amis, & qui l’aidoient dans la composition de ses Comédies, ne le laissoient pas assurément dans l’indigence. Virgile, qui n’avoit pas une naissance fort distinguée, & que son Pére avoit, sans doute, destiné à être Laboureur ou Maquignon, fut chéri d’Auguste, qui sçavoit animer les talens par des récompenses. Sénèque, Fils d’un Rhéteur, devint Gouverneur de Neron, & fut ensuite son Ministre, sans compter une demi douzaine de Millions de Rixdales, qu’il sçut amasser à la Cour.

Si nous descendons aux Modernes, nous trouverons Boileau né d’un Pére Greffier, qui vivoit délicieusement à sa Maison d’Auteüil, qui étoit fauxfilé avec tout ce qu’il y avoit de Seigneurs de Goût à la Cour de France, avec le Marêchal de Villeroi, le Duc de Vivonne , le Grand Colbert &c. qui avoit quelquefois l’honneur de lire ses vers à Louis XIV, lequel lui faisoit la grace de lui en marquer les défauts, & d’en récompenser les beautés par de bonnes pensions. Nous trouverons Racine (*1 ) , qui menoit tout à la fois la vie d’un Poëte & celle d’un Courtisan, & qui tiroit de bons revenus de la charge d’Historiographe, & de celle de Gentil-homme du Roi ; Chapelain, qui malgré ses vers durs & sa verve forcée, étoit le dispensateur des bienfaits du Cardinal de Richelieu, & qui mourut extrêmement riche, & qui plus est, enrichi par sa (**2 ) Pucelle, ouvrage [179] qui eut du le ruiner ; Rousseau que sa naissance appelloit à un (*3 ) métier Méchanique, sortir de la Boutique de son Pére, s’élever sur le Parnasse, paroître à la Cour, faire tout à la fois les délices des gens de qualité, des femmes Galantes, des Dévotes, des Petits-Maîtres, & obtenir un emploi de deux mille écus ; il est vrai que sa Muse trop (**4 ) satyrique lui couta cher ; mais il ne l’est pas moins, qu’elle lui valut en Suisse & à Bruxelles une vie aisée. Waller a laissé de grands biens ; & le fameux Addison dut sa fortune à sa Muse. [180] Pope est puissamment riche : Et que dirons-nous du Génie du Siécle, du Millionaire du Parnasse, de l’Autheur de la Henriade, que nous avons vu briller dans quelques Cours d’Allemagne, que celle de France a fixé dans sa Patrie, qui est à présent à celle du Roi Stanislas, & qui est presque aussi grand Seigneur que grand Poëte. La France me fourniroit bien d’autres éxemples ; mais revenons sur nos pas, & remontons dans les anciens tems de notre Nation.

Exemplum► La Poësie étoit aussi honorée parmi nous, que l’Eloquence l’étoit chez les Grecs & les Romains. Il étoit alors aussi avantageux d’être né avec le talent de rimer, qu’il le seroit aujourd’hui d’être né avec cent mille Ecus de rente. ◀Exemplum Exemplum► Ce que les Cimbres appelloient Gloire se divisoit en deux branches ; l’une consistoit à faire des choses dignes d’être écrites, & l’autre à écrire des choses dignes d’être luës. On étoit plus ou moins grand, suivant le dégré de perfection qu’on atteignoit dans l’un ou l’autre genre. ◀Exemplum

Exemplum► Les Scaldes étoient ordinairement les prémiers Ministres des Rois : Et, s’il vous plait, de quel païs étoient-ils ? Ils étoient pour la plupart - - - Miracle ! Apothéose ! - - - d’où ? d’Islande. Que Mr. de Fontenelle vienne nous dire à présent, comme il a fait dans sa digression sur les Anciens & les Modernes, Zitat/Motto► « que les Sciences & les Arts se sont tenus jusqu’ici entre le mont Atlas, & la Mer Baltique, qu’on ne sçait, si ce ne sont point là les bornes que la Nature leur a posées, & si l’on peut espérer de voir jamais de grands Auteurs Lapons ou Négres. » ◀Zitat/Motto ◀Exemplum

Pour les Négres, passe : Mais pour les Lapons, j’en apelle. Et, je vous prie, nos Scaldes Islandois ne doivent-ils être comptés pour rien ? Réhabilitons l’honneur de nos Poëtes. Ils étoient non seulement les prémiers Seigneurs du Roïaume, ce qui fait présumer, qu’ils excelloient dans leur Art, mais encore ils parvenoient quelquefois à la Couronne. Il faisoit beau voir en vérité la Poësie, qui sans doute n’étoit point alors Sœur de la folie, assise majestüeusement sur le Thrône de Dannemarc ! Sérieusement, les Danois ont eu des Poëtes pour Souverains. Metatextualität► Je ne parle pas d’Harald, qui, comme on l’a vu dans la feuille précédente, tournoit fort [181] joliment un vers, j’ai un autre fait en vüe. Le voici. Aussi bien est-ce tenir trop long-tems le Lecteur dans l’impatience. ◀Metatextualität

Exemplum► Après la mort du Grand Frothon, les Seigneurs & le Peuple, voiant que le Roïaume alloit en décadence, faute d’héritier légitime, firent publier à son de trompe, que, celui, qui feroit le plus beau Poëme à l’honneur du Feu Roi, seroit son Successeur. ◀Exemplum Qu’on ne rie pas de cette offre ! Je trouve dans sa bizarrerie des traits de sagesse. 1.) Les Militaires en étoient à peu près exclus, car les Favoris de Mars ne sont que rarement dans les bonnes graces d’Apollon ; & cette exclusion amenoit naturellement l’exclusion des guerres ruineuses ; car les Rois guerriers veulent ordinairement être Conquérans, & les Rois Conquérans font toûjours plus de mal que de bien. 2.) Il y avoit mille contre un à parier, qu’un Scalde remporteroit le prix ; & les Scaldes étoient très-capables du manîment des affaires publiques ; car, outre que les Muses sont amis de la Paix, c’étoient des Philosophes, qui remplissoient les prémiers postes de l’Etat. 3.) Dans ce tems-là, ceux qui sçavoient dignement loüer de grandes actions sçavoient en faire de loüables, sans compter, que la douceur, qu’on prend dans le commerce des Filles de Mémoire ne pouvoit qu’inflüer sur la douceur que demande le Gouvernement des Peuples. Ainsi ce choix étoit sensé à tous égards.

Metatextualität► Il est, je pense, inutile de dire, que tous les Poëtes se hâtèrent de se renfermer dans leur Cabinet, & mirent leur cerveau à l’alambic. Le Thrône étoit le prix d’une belle Pensée. Quoi de plus capable d’inspirer de bons vers ? Quel dommage que nous n’aïons pas le recüeil de tous ceux, qui furent présentés ? Hiarnus, qui vraisemblablement étoit le Voltaire des Cimbres, en fit quatre, que je voudrois pouvoir rendre dans toute leur énergie. ◀Metatextualität

Zitat/Motto► Cy gît Frothon qu’Odin enviant à la Terre

Plaça dans le Ciel avec lui.
Grand dans la Paix, grand dans la Guerre,
Il fut de ses Sujets & la Gloire & l’Appui. ◀Zitat/Motto

Parmi les Piéces, qui concoururent, vraisemblablement il y en eut, qui avoient plus de brillant que celle-ci, qui fut littéralement, [182] couronnée. Nos Beaux-esprits n’y trouveront rien d’extraordinaire : Mais, quoiqu’on pût les défier de l’égaler, je les prierai d’observer, qu’elle ne peut qu’avoir perdu dans ma traduction, que j’ai faite sur une Traduction Danoise de la Latine du Grammairien Saxon, qui nous l’a transmise en la traduisant de l’Original. Un ouvrage, qui a passé par tant de mains & de langues différentes ne peut y avoir gagné, semblable à ces Raisins, qui nous viennent d’Espagne. Le goût est dans le fonds le même ; mais la fleur en disparu.

Que Mr. de Fontenelle (*5 ) dise à présent, Zitat/Motto► « que la Poësie n’est bonne à rien, que c’a été toûjours la même chose dans toutes sortes de Gouvernemens, & que ce vice-là lui est bien essentiel. » ◀Zitat/Motto Nous le rélancerons à merveilles avec notre Hiarnus, Poëte-Roi, & avec nos Scaldes. Il est vraisemblable, que la Poësie fut, en ces tems heureux pour elle, portée à un haut degré de perfection ; Au moins est-il sûr que nos vieilles piéces ne sont point inférieures aux Piéces Modernes.

Disons-le pourtant avec ingénuité. Plus nous élevons nos Poëtes, plus nous abaissons nos Rois & nos Ancêtres. Car, je vous prie, rien dénote-t-il mieux la barbarie d’une Nation que ce choix des Poëtes & des Musiciens pour gouverner l’Etat ? Bien plus en éxaltant nos Péres, nous nous déprimons nous-mêmes. Jadis, nos Musiciens régloient les affaires du Cabinet : aujourd’hui, ils ont bien de la peine à régler & à éxécuter un Concert. Jadis nos Poëtes étoient fort voisins du Thrône : aujourd’hui ils ont bien de la peine à grimper sur le Parnasse. Jadis ils étoient courtisés, aujourd’hui ils se croiroient bien heureux de pouvoir faire la Cour aux Courtisans. Jadis ils étoient les dispensateurs des bienfaits du Prince, aujourd’hui leur pouvoir ne s’étend point au-delà des murs d’un Collége.

Je me déclare pour l’usage présent. Les Poëtes, au moins les nôtres, ne méritent pas d’être mieux traités. Peut-être aussi n’avons-nous pas assez de goût pour reconnoître tout leur mérite. Quoiqu’il en soit, dussai-je être satyrisée par ces Messieurs, je ne [183] puis m’empêcher de dire que le métier de Rimeur est un métier assez ridicule. Zitat/Motto► La Poësie, dit St. Evremond, est le langage des Dieux, souvent le langage des Foux, jamais celui des honnêtes-gens. ◀Zitat/Motto Platon la bannissoit, dit-on, de sa République. C’étoit un excès, mais il est certain, que les Poëtes ne devroient jamais sortir de leur Cabinet, sans avoir pris quelques grains d’Ellébore. Fremdportrait► Qu’est-ce qu’un Poëte ? C’est un Animal, ennïeux sans nécessité, inspiré sans enthousiasme, flatteur par état, fou par choix, satyrique par humeur, idolâtre de ses productions, contempteur de celles d’autrui, envieux de celles qu’il ne peut mépriser. C’est un homme qui raisonne indépendamment de la raison, qui moralise sans morale, qui substituë le brillant au solide, l’Art à la Nature, la fiction à la vérite, qui se croit spirituel, quand il s’écarte du bon-sens, sublime, quand il se guinde, vif quand même il est froid, naïf lors même qu’il est fleuri, délicat, quand il est mordant ; C’est un homme dont l’imagination se plie à tout, dont la plume est toûjours à l’affut d’une idée creuse, dont la Rime enchaîne la Raison, dont le Génie est rétréci par le nombre des syllabes. ◀Fremdportrait Je me dépite toutes les fois que je lis nos versificateurs. Les Ornemens poëtiques ne sont autre chose que les Divinités du Paganisme mises en jeu. Une pensée me plaît ; & voilà tout de suite un trait de Mithologie païenne, qui m’arrête, Il faut, si je veux l’entendre, que je me transporte en idée dans les Siecles passés, tout indolente que je suis. Encore si la beauté du vers me dédommageoit de mon effort de mémoire ; mais non ; il faut que je me contente d’une bagatelle. En vérité c’est un abus ; à tout cela, Messieurs les Poëtes ! réforme est nécessaire.

Parlez au moins Chrêtien. Quelle licence que celle d’oublier son Catéchisme ? Allez ? Vous méritez de loger toûjours au galetas. Vous devriez même loger plus haut, quand ce ne seroit que pour épargner aux Dieux qui vous inspirent la moitié du chemin dans les visites qu’ils vous rendent.

Raillerie à part, je suis excédée de tout ce fatras fabuleux. Si vous en exceptez un petit nombre de traits de la Fable, avec lesquels la Peinture nous a familiarisés, tout le reste est pour le gros des lecteurs obscur, énigmatique. Le but de la Poësie est de toucher, [184] de passioner le cœur ; mais le moïen que le cœur soit ému, quand l’esprit est fatigué par un excès d’attention, quand il est refroidi par un sens mistérieux ?

J’ai un autre griéf contre les Poëtes ; c’est que leur Art, tout defectüeux qu’il est en lui-même, a dégénéré entre leurs mains. La Poësie a une origine bien plus relevée qu’on ne pense. Si elle s’étoit soutenuë dans l’éclat de sa naissance, elle n’auroit prêté sa voix qu’à la vertu. Aujourd’hui, c’est une petite Libertine, qui a fait faux-bond à toute pudeur. Elle est consacrée à la Galanterie. Encore ne s’en tient-elle pas là. Elle donne dans le lascif. Les bonnes mœurs ne sont point respectées ; & c’est là un crime, que nous autres femmes ne sçaurions lui pardonner. Nous aimons la décence, lors même qu’elle nous pèse. Et quand nous voïons un Rimeur y porter atteinte, nous ne pouvons nous empêcher de dire, que le Versificateur est ennuïant, quelque amusant qu’il soit d’ailleurs. Je m’imagine, que tout compté, tout rabattu, Apollon, Maçon à Troie, rendit plus de service au Public, qu’en se déclarant Dieu de la Poësie.

Metatextualität► Voilà bien du mal des Poëtes. Une autre fois nous verrons, si l’on en peut dire plus de bien. Le Public est prié de suspendre son jugement, avant que d’avoir oüi le pour & le contre. C’est en conscience tout ce que je puis faire pour eux. ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1(*) Monsieur de Racine, son Fils, avantagé des talens de la Nature, l’est aussi des présens de la Fortune. Il est Auteur d’un Poëme sur la Réligion, & de diverses piéces tout récemment recüeillies en 6. Volumes.

2(**) Il y a une Douzaine d’années qu’il parut à Paris un Poëme Héroique, intitulé, Orléans Délivré, imprimé chez Prault, sans noms d’Auteur. Cet Anonyme est M. l’Abbé de Roussy, natif du Vigan, en Languedoc. Son Poëme est plein d’idées sublimes & neuves. Le style en est pur & Poëtique. Le sujet est bien conduit. Les descriptions en sont fort belles, les comparaisons nobles & relevées ; les Epizodes naturels, la Morale en est fort saine. Enfin cet Ouvrage a des beautés, qui approchent de celles du Paradis Perdu [179] de Milton, sans en avoir les défauts. Cependant il n’a pas réussi, quoique divers Journalistes en aïent parlé avec éloge. D’où vient ce dégoût du Public ? De l’ennui que lui avoit causé la Pucelle d’Orléans de Chapelain. Le succès d’un ouvrage dépend de mille circonstances, étrangères dans le fonds à l’ouvrage même.

3(*) Rousseau le Pére étoit Cordonnier. Le Fils parut dans le monde sous le nom de VERNIETTES. Ses ennemis trouvèrent dans l’Anagramme de ce nom : tu te renies. On lui a réproche publiquement d’avoir méconnu son Pére. Il n’a rien répondu là-dessus ; ce silence ne lui sait pas honneur.

4(**) Il fut condamné au Parlement de Paris comme Auteur des fameux Couplets. Ce fait est dévenu problematique. Rousseau l’a nié jusqu’à la mort, & refusa son rappel, parce qu’on lui refusa la révision du Procès. Il prouva qu’en 1709 ses envieux avoient déjà commencé à imiter son stile. M. l’Abbé d’Olivèt a tâché de le justifier, par un écrit qu’il lut à l’Académie Françoise. Notre Poëte accusoit dans son Testament Saurin, de l’Académie des Sciences. Celui-ci étoit bien capable de lui joüer un pareil tour. Car c’étoit, un homme sans honneur & sans Réligion. Il fut d’abord, Ministre à Orléans, Après la Révocation de l’edit de Nantes, il le fut en Suisse. Après avoir fait divers vols, il fut décrété de prise de Corps : il tenta, mais inutilement, d’assoupir cette affaire. Que fut-il ? Il marchanda son Apostasie avec le fameux Convertisseur Bossuet, entre les mains duquel il fit abjuration à Germini, sans pourtant changer de sentimens, comme il paroit par son factum contre Rousseau. Beau Prosélyte !

5(*) Digression sur les Anciens & les Modernes.