« Mademoiselle ou Madame
Aspasie, car je ne sçai, si vous êtes sons <sic>
la férule de l’Hymen, ou si Cupidon vous permet encore
ces tendres sentimens, ces plaisirs vifs, dont on dit
que le Mariage est le Tombeau ;
l’indécence, avec laquelle vous avez parlé des
Comédiennes m’a supérieurement déplu. La complaisance,
avec laquelle je vous lis deux fois la semaine en a été
effarouchée. Les traits mordicants que vous lancez sur
nous sont insoutenables. Il est vrai, que vous autres
Danoises, à qui notre prétenduë Coquetterie fait quelque
ombrage, n’êtes pas toûjours Maîtresses de vos
expressions ; mais vous auriez pu, ce me semble, en
adoucir l’amertume. Tirer sur nous à brûle-pourpoint,
oh ! cela est du dernier cruel. Le tout, je gage, sans
sujet. Avez-vous un Mari, avez-vous un Amant, qui,
depuis notre arrivée, aît été moins empressé, moins
assidu ? Vous avons-nous filouté quelque cœur ?
Quelqu’une de vos Compatriotes a-t-elle à se plaindre
des appas qui sont dans notre Troupe ? Le germe de votre
jalousie s’est-il dévelopé avant que le germe de
l’inconstance de vos Cavaliers se développât ? C’est
faire bien du vacarme sans raison. C’est compter
excessivement sur notre retenuë. Un Ecrivain plus usagé
nous auroit traitées plus doucement. Mon esprit a été
quelque tems à se décider, si je vous répondrois ou non.
D’un côté, je me disois, qu’il n’étoit pas séant de
faire étalage de vertu ; de l’autre, il m’a paru
essentiel pour l’intérêt de notre honneur (& vous
sçavez que pour les femmes c’est l’intérêt le plus
pressant) il m’a paru, dis-je, essentiel de défendre
notre vertu attaquée. Notre apologie sera des plus
simples, & vous apprendra peut-être à braquer mieux
une autrefois votre Lorgnette. Un Auteur Novice peut
être plus facilement redressé ! Qui dit comedienne dit
tout au moins archicoquette ; ce sont vos termes.
L’esprit, le sel, la délicatesse ne sont pas assurément
les honneurs de cette phrase. Mais passe. Examinons le
fonds même de la chose, quoique je n’y prenne que peu
d’intérêt, contente de l’exception que je pourrois faire
en ma faveur. Je pourrois donc vous dire, que cette
Satyre ne me regarde pas. Mais je ne veux point vous
donner lieu à gloser. Permettez-moi donc de Vous
demander tout uniment, quelle connéxion vous trouvez
entre ces deux propositions ; telle fille est
Comédienne : telle fille est Archi-Coquette. Pour moi,
j’ai beau les éxaminer avec les lunettes du sens commun,
je n’y en trouve aucune. Je ne vois aucune liaison,
absolumnet <sic> aucune entre les jeux du Théâtre
& les jeux de l’Amour. Peut-être par Coquetterie,
entendez-vous la science de plaire. Si cela est, j’avoüe
la dette. Mais quelle est la Femme qui, en
ce sens-là, n’est pas Coquette ? Quelle est la Femme
pour si engouée de décence qu’elle soit, qui n’aime pas
à plaire ? Quelle est la femme, qui n’est point flattée,
ravie, chatoüillée de l’hommage des cœurs ? qui n’essaïe
pas de tems en tems sur le conseiller des Graces le
pouvoir de ses charmes ? qui ne se prépare pas tous les
matins aux conquêtes de la journée, en se donnant des
airs mignons, en minaudant avec grace, en façonnant ses
regards à l’impression de tendresse, ou de mélancolie,
de langueur ou de vivacité, de sévérité ou de douceur
qu’elle veut leur donner ? Quelle est la Femme, qui, en
sortant du lit, ne sacrifie point à cet Autel, qu’érige
l’amour-propre, où l’art de plaire préside, où une
Prêtresse inférieure, qu’on nomme Soubrette, rajeunit ou
embellit ses attraits, en élevant artistement le galant
édifice de cheveux bien symétrisés ? Quelle est la
femme, qui ne fait pas tous ses efforts pour corriger la
Nature, ou pour l’enricher de nouveaux agrémens ? Vos
Dames Danoises, auxquelles on ne peut certainement
contester beaucoup de pruderie, n’ont elles pas envie de
plaire ? Pourquoi donc enrichissent-elles les Marchands
des Bagatelles à la Mode ? Croïez-moi, si elles ne
vouloient pas plaire, elles plairoient beaucoup moins.
Cette espèce de Coquetterie est trop naturelle &
trop générale, pour être criminelle. Voïons celle que
vous avez sans doute en vuë, Madame, & qui consiste
à entretenir plusieurs Amans, & à les favoriser de
je ne sçai quel ragoût, intitulé, joüissance. C’est un
reproche, dont on nous noircit depuis long-tems ; mais
il faut enfin faire éclatter la vérité, faire triompher
la vertu. Je ne dirai pas, qu’il sied mal aux Dames de
nous faire le procès là-dessus, puis qu’elles sont
accusées du même défaut ; je n’incidenterai point sur
les 3. Lucrèces, qu’un de nos Poëtes (*
1) trouvoit dans Paris, où il y a
bien au moins quatre cent mille têtes coiffées ; (faites
grace à l’équivoque) : je ne dirai mot de la définition,
que le Comte de Bussy donnoit de la femme de bien.
(**
2) Je
ne rappellerai point le souvenir du Miroir
sans fard. Je n’alléguerai point la foiblesse de notre
séxe, ni la force victorieuse du séxe aggresseur. Mais
je soutiens, que les chutes des Comédiennes ne sont ni
plus surprenantes ni plus communes que celles des
(*
3) Femmes du grand monde.
1.) Car il faut prouver ce Paradoxe dans toutes les
formes, les Comédiennes sont moins prenables. L’Amant le
plus aimable & le plus enflamé leur offre envain ses
vœux. C’est déjà un grand avantage. Le Caprice n’a pas
plus de pouvoir sur elles que l’Amour. L’Ambition ne les
séduit pas davantage ; & notez, s’il vous plaît,
qu’il semble à la plupart des femmes, que leur passion
est ennoblie par la haute qualité d’un Amant, & que
plus le cœur gagne en dignité, moins la vertu y perd.
Qui peut donc les déterminer à sortir des sentiers de la
sagesse ? C’est une Divinité, la plus puissante de
l’Univers, une Divinité, qui soutient les Thrônes, qui
est l’ame de tout, qui fait d’un Faquin un Galant homme,
d’une Fille qui a fait ses preuves de fragilité une
Fille vertueuse, d’un Roturier un Gentilhomme, d’un Sot
un Bel-esprit. Comment ne métamorphoseroit-elle pas leur
vertu en foiblesse ? C’est une Divinité que tout le
monde encense, que beaucoup de personnes possedent,
qu’on feint quelquefois de mépriser, & qu’on aime
toûjours. Elle seule a la clef de leur cœur, elle seule
peut l’attendrir ; Vous pouvez m’en croire, non que je
connoise par expérience ce manège intéressé, mais c’est
que, depuis que le caprice du sort m’a fait Actrice, je
me suis assez appliquée à étudier mes Compagnes, pour
sçavoir, qu’avec elles on n’est pas même païé en
espérance, quand on ne peut dépenser qu’en soupirs. A
parler en général, il n’est qu’un seul moïen de les
humaniser, d’apprivoiser leur sagesse farouche. De-là il
est aisé de conclure, qu’elles ne tombent
pas aussi souvent, qu’on l’imagine, puisqu’elles ne
tombent qu’à si bonnes enseignes. Comptez qu’il en est
beaucoup, qui se plaignent en secret de ce que leurs
passions ne sont pas aussi lucratives qu’elles l’étoient
autrefois. Qu’elles s’en prennent à leur âge. 2.) Les
a-t-on prises par leur foible ? Plus de cruauté. Elles
ne résistent qu’autant qu’il faut pour aiguiser la
pointe du plaisir. L’a-t-on goûté, ce plaisir ? Adieu.
Plus de cadeau ; & par conséquent autant d’instans
consacrés à la sagesse. On leur fait un crime de leur
facilité ; elle est pourtant la source de leurs momens
de vertu. Qu’une Femme du Monde fasse attendre son Amant
un mois ou deux ; eh bien ! ce terme est plus long que
ne l’est le terme des Commédiennes ; je l’avoüe. Mais
enfin l’heure du Berger sonne. Que fait le plus ou le
moins de résistance ? Rien du tout, & je n’en
tiendrai jamais compte à qui se sera enfin écartée du
chemin de la vertu. Donner d’abord, ou donner dans un
mois, choquer l’usage ou s’y conformer, tenez, dans le
fonds cela revient au même. Que dis-je ? La Coquette
Résistante y gagne, ou, pour parler plus éxactement, sa
vertu y perd. Elle est plus souvent assaillie, parce que
sa défaite a été plus differée. Plus un bien a couté de
peines, & plus on s’y attache, plus on en extraît le
plaisir. Une ville devant laquelle un Général a perdu
dix mille hommes lui est bien plus chére qu’une place
qu’il a prise d’emblée. Rien ne flatte plus les hommes,
que le plaisir de se dire : je suis Conquérant ; &
avec les Comédiennes, ils n’ont point ordinairement ce
plaisir-là. Ce n’est pas, qu’elles ne pussent apeller au
secours de leur désordre des (*
4) vapeurs de commande, un
évanoüissement prudent, des rigueurs à faire tourner la
tête : mais qu’en résulteroit-il ? Que le Commerce des
sentimens prendroit la place des plaisirs, que les amans
généraux aïant tout le loisir de se lasser de leurs
appas, romproient souvent le marché prêt à se conclure ;
&, comme vous voïez, elles perdroient trop au
changement, & les Dames ne se plaindroient peut-être
plus de leurs Maris. Leur Méthode auroit pourtant grand
besoin de réforme : il faut en convenir. Cette vénalité
des cœurs ne fait point honneur aux Comédiennes. Celles
qui ont l’ame assez mal-faite, pour faire ce honteux
trafic, ne sont pas faites pour les Amans qui se piquent
d’une certaine délicatesse. Mais ce qui doit les
consoler, c’est que les Dames du bel air se rapprochent
tous les jours d’elles. Autrefois dix ans
de Martyre étoient à peine païés d’un tendre baiser ;
elles éxigeoient des hommes de la constance, des
sentimens, du Platonique. En suite, une année de
petits-soins fut récompensée d’un déluge de faveurs ;
elles n’éxigèrent d’eux que de la politesse. Enfin, la
Quinzaine est aujourd’hui le terme prescrit par les
bien-séances. En un mois au plus une affaire de cœur se
commence & se conclut ; elles n’éxigent que de
l’étourderie. On m’assure, que, depuis que je suis hors
de Paris, les choses ont empiré ; que les Dames se
précipitent à la tête des Cavaliers les plus inconstans,
les plus indiscrets, les plus Petits-Maîtres, &
qu’il est entiérement hors de mode de résister plus de
trois jours, c’est-à-dire, qu’on est quittée le
quatriéme ; car adieu l’amour, dèsque l’Amant a perdu le
plaisir de la curiosité ; ce plaisir ne peut loger dans
le cœur qu’une fois. Vous voïez bien, Madame, que les
extremités se rejoignent, & que votre satyre porte
sur les Femmes les plus respectables de Paris comme sur
les Comédiennes. 3.) Les Annales de la Comédie
fournissent divers éxemples de la plus rigide vertu.
Vous n’en sçauriez disconvenir ; & que cet aveu fait
bien l’éloge des Comédiennes ! Avoir de la beauté, &
ne pas la mettre en œuvre, des désirs de la dernière
vivacité, & les captiver, des Amans à foison, &
les refuser tous depuis le Courtisan jusqu’au
Financier ; être attaquée mille & mille fois, &
ne pas succomber une ; ne rien permettre quand on ose
tout entreprendre ; voir tous ses soupirans en pleurs,
& en rire ; voir toutes ses Compagnes sensibles,
& être cruelle ; voir mille cœurs blessés, &
garder le sien ; joüer toutes sortes de personnages,
& ne pas se laisser aller à celui de Galante ;
représenter en public le rôle de la Volupté, & en
secret celui de la vertu, malgré l’attrait & la
force des tentations ; être sur le Théâtre Prêtresse de
Vénus, & Vestale, même sur un Canapé, qui, selon
l’usage, (*
5) est l’autel destiné aux doux
Mistères d’Amathonte ; exprimer par les mouvemens
cadencés d’un pied leger les sentimens les plus lascifs,
une autre ajoûteroit & peut-être les plus naturels,
& leur fermer l’entrée de son cœur ; c’est un
prodige, que vous chercheriez envain dans le grand ou le
petit monde, & que le Théâtre seul peut vous offrir.
Mlle. Sallé qui à Londres a autant
gagné à inspirer des désirs, que les autres gagnent à
les éteindre ; Me. Porter, Phryné au Théâtre &
Lucrèce à la Ville ; Mlle. Sticotti à laquelle ses
graces & sa sagesse ont valu un Mari de haute
distinction, M. de la Bedoyère (*
6), Avocat Général au Parlement de
Paris ; Mlle. Chevalier qui brille aujourd’hui sur la
Scène par sa sagesse comme par ses talens, & cent
autres dont je ne me rappelle pas le nom, ont prouvé,
que la Continence Théâtrale n’est pas un être de raison,
& qui dit Comédienne ne dit pas toûjours
Archi-Coquette. Pour se garantir de tant de piéges
différens, pour être insensible à l’amour, à l’ambition,
à l’intérêt, pour être une Héroïne en fait de rigueurs
au milieu de tant d’éxemples séduisans de foiblesse, il
faut, avoüez-le, être Actrice. Les modèles éclatans de
vertu, que nous offrons de tems en tems au Public,
devroient bien, ce me semble, le faire revenir de
l’espèce de flénissure, qu’il a sottement attachée à
notre metier amusant, qui, dans le vrai, demande plus de
talens qu’on n’imagine. J’ai appris, que quelques
Actrices de l’Opéra Italien vous ont extrêmement
édifiées par leur sagesse. Comptez, que vous Messieurs
en trouveront dans la Troupe Françoise, qui leur
montreront, qu’il n’est pas indécent à une Comédienne,
comme le disoit un d’eux, d’être vertueuse. La sagesse
convient, dans quelque état qu’on soit. Je sçai bien,
que vous autres Dames ne nous en loüerez pas beaucoup,
parce qu’à vôtre gré la Nature n’a pas été extrêment
<sic> prodigue envers nous ; mais quand cela
seroit, avez vous oublié, que ce n’est pas la beauté qui
attire les hommes. Cependant une Italienne, assez laîde,
dit-on, doit vous l’avoir prouvé. Que d’adorateurs
n’a-t-elle pas eus ? Combien de femmes n’a-t-elle pas
rendu jalouses ? De combien d’amans n’a-t-elle pas crée
l’infidélité. Ce n’est pas la jeunesse, ce n’est pas la
beauté qui décident de la liberté du
Spectateur. C’est je ne sçai quoi, qui nous embellit,
qui nous rajeunit à ses yeux. Si nos Actrices n’ont pas
dans la suite bonne provision d’Amans, soïez sûre, que
ce sera parce qu’elles ne s’en soucieront point. N’y
eut-il dans toute notre Troupe pas l’ombre de charmes,
la Coquetterie nous en fourniroit assez pour triompher.
Ce qui nous manque, l’imagination du Spectateur nous le
prête libéralement. Au défaut d’appas, nous aurions, (si
nous voulions nous mettre en frais) des enchantemens. Le
tout, pour vous dire, que si nous avons de la vertu,
vous devez nous en tenir compte.
Metatextuality
Mais baclons cette lettre. Il y a déjà
deux heures que j’écris. Je ne vous demande d’autre
réparation de l’injure atroce que vous nous avez
faite, que d’insérer cette épitre dans une de vos
feüilles. Il est si rare, que les Auteurs
conviennent de leurs torts, que je n’ose espérer de
vous, Madame, une retractation. Permettez donc que
j’en apelle au Tribunal respectable du Public. Qu’il
juge. Je suis si sure de gagner la cause que je
viens de plaider, que je consens qu’il oublie en
décidant, que j’ai sçu le faire quelquefois rire
quelquefois pleurer.
Du reste, je suis sans
rancune &c. » BEL - - DE SOM - - - -