Citation: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Ed.): "Amusement XVI.", in: La Spectatrice danoise, Vol.1\016 (1748), pp. 121-128, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4190 [last accessed: ].


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Amusement XVI.

Citation/Motto► Au bord de l’Infini ton cours doit s’arrêter,
Là commence un Abyme ; il faut le respecter. ◀Citation/Motto

Voltaire.

Level 2► Metatextuality► Ce Texte quadre assez bien avec le sujet d’une Lettre, qu’on m’a adressée. J’ai balancé quelque tems, irrésoluë, si je l’insérerois ici, ou si je l’en éloignerois. D’un côté elle est trop sérieuse pour des feüilles amusantes ; & de l’autre, elle a, je pense, couté trop de travail à son Auteur, pour ne pas la communiquer au public. Je compte qu’elle plaira à un certain ordre de lecteurs, qui aiment la varieté. Il en est d’autres qu’elle ennuïera. A ceux-là je leur promets pour dédomagement trois ou quatre feüilles badines ; quoiqu’il en soit, le soin de mon instruction m’a déterminé <sic> à traduire cette Epitre. La voici. Je n’en ai retranché que les Complimens. ◀Metatextuality

Level 3► Letter/Letter to the editor► Made. la Spectatrice :

Cet essai ne pourra-t-il pas entrer dans votre Ecrit Hebdomadaire ? J’ai lu quelque part, qu’Aspasie professoit à Athénes la Philosophie ; en prenant son nom, ne vous êtes-vous pas tacitement enga-[122]gée à faire ses fonctions ? Nous ne vous demandons point de vous guinder tous les jours en Philosophie ; mais vous ne pouvez raisonnablement rejetter quelques idées Phisosophiques <sic>, qu’on vous offre. Les miennes tendent à dégoûter les hommes de la Philosophie, & sur-tout de l’étude inutile & pénible des questions abstraites. Permettez-moi de déduire mes raisons.

La République du Monde Pensant est extrêmement libre. Des Cartes y a heureusement introduit le Despotisme de la Raison, & y a naturalisé l’Evidence. Cependant chaque membre y est souverain & esclave ; souverain par la supériorité & l’espèce d’Empire que ses lumières lui donnent sur ses semblables, esclave par le malheureux abus qu’il en fait : souverain par l’étenduë de ses connoissances, la profondeur de son sçavoir, la hardiesse de ses recherches, esclave par son ignorance, la foiblesse de son esprit & la captivité de sa raison.

L’homme devroit être, ce semble, rebuté par-là de se livrer aux Spéculations inaccessibles sur les Etres, sur leur Principe, sur l’infini. Mais l’homme peut-il trouver du dégoût dans ce qui le flatte le plus ? Les obstacles ne le refroidissent point ; les fatigues ne sçauroient le lasser ; &, semblable en quelque sorte au Géant Anthée, qui triomphoit en mordant la poussiére, il ne tombe, que pour se relever avec plus d’audace.

A quoi bon se creuser le cerveau, pour ne point avancer ? La Vérité est un fonds inépuisable. Une curiosité suivie peut bien, à force de tatonner, lui arracher son masque. Mais il est bien-tôt remplacé par un autre. On peut la comparer à un vaste païs, dont on ne connoit encore que quelques côtes, & dont nous n’avons que des Cartes peu sures & fort générales. La Vérité, a dit quelqu’un, est encore au berçeau <sic>. Ne seroit-ce pas la faute de notre Raison, qui n’est pas encore sortie de l’enfance ? Nous ne poussons point nos talens aussi loin qu’ils peuvent aller ; soit négligence dans l’Education, soit paresse naturelle, (car les plus diligens sont paresseux) soit manque de secours, soit défaut des circonstances, soit tout cela ensemble, nous n’atteignons jamais le but, que le Ciel nous a destiné. Nous sommes toûjours au-dessous de nous-mêmes. Nous ne voïons point-tout ce que nous pourrions voir. Notre esprit est sans cesse rétréci par des distractions successives, qui sont les fléaux de l’attention que demandent les questions sur l’Infini. Les plus grands [123] hommes font quelquefois les plus grands écarts. Ils embrassent trop de sciences. Ennuïés de l’uniformité de leurs études, rassasisés de la gloire qu’elles leur ont procurée, ils veulent faire voir, qu’ils sont capables de tout. Ils veulent, en variant leur mérite, varier les applaudissemens du Public. Mais le but capital souffre beaucoup de cette espèce de fanfaronade : tant il est vrai, que les talens s’exclüent les uns les autres, &, qu’en un sens, les esprits les plus sublimes sont les esprits les plus bornés. (*1 )

Le Préjugé nuit encor furieusement à nos recherches. Exemplum► Ticho Brahe, le plus grand Astronome de son siécle, ne put s’en garantir. Ne donna-t-il pas dans l’Astrologie Judiciaire ? Il observa à Uranibourg une nouvelle étoile dans le Cygne. Il publia ses observations, & dit du plus grand sérieux du monde, que, bien que les Astrologues ne pusssent dire avec évidence quels évenemens les Phénomènes célestes annonçoient, il y avoit de la témérité à établir, qu’ils ne présagent rien aux hommes ; car, sans cela, Dieu se joüeroit de nous par ces corps nouvellement formés. ◀Exemplum Croiroit-on, qu’un si grand homme a lâché une si grande sottise, si elle n’étoit imprimée.

Exemplum► Leibnitz est allé loin en Mathématiques. Mais quel homme n’eût pas été Leibnitz, s’il n’eût voulu être tout à la fois Poëte, Historien Antiquaire, Politique, Jurisconsulte, Théologien, Philosophe, homme du monde ? Il a été, je l’avoüe, un Sçavant multiplié, un enfant gâté de la Nature. Mais qu’auroit-il été, s’il eût tourné toutes les forces de son esprit vers un seul objet ? On l’auroit perdu de vuë. Il se seroit soumis l’Infini, si les hommes pouvoient se le soumettre. Et cette seule découverte ne l’auroit-elle pas dédommagé du sacrifice qu’il lui auroit fait du penchant qu’il avoit à se faire admirer en plusieurs genres ? ◀Exemplum C’est ici qu’il faut s’écrier : Errer est des mortels. (**2 )

Une autre cause de la lenteur de nos progrès, ce sont les différentes parties dont est composé notre tempérament. La Vérité mê-[124]me en prend toûjours la teinture. Exemplum► Newton ne put s’en garantir, quoiqu’il eût refondu, pour ainsi dire, son tempérament bilieux, peu propre aux méd itations <sic> abstraites, en un tempérament plus favorable à la réfléxion & au concentrement des pensées. ◀Exemplum Il est incroïable combien la constitution influë sur la maniére d’envisager les objets. Un naturel trop froid n’avance que lentement ; un naturel trop vif est souvent obligé de revenir sur ses pas. Un esprit pénétrant s’égare quelquefois par trop de présomption ; un esprit pésant s’arrête souvent par une circonspection excessive. Celui qui tient le milieu participe des défauts de l’un & de l’autre. Après cela, quelle témérité d’aspirer à l’infini ? Les Philosophes devroient au moins connoître leur portée. C’est par cette connoissance qu’ils finissent, au lieu de commencer par elle. Que de veilles épargnées, s’ils raisonnoient conséquemment !

La Bigoterie nuit prodigieusement à nos recherches. En Italie, en Portugal, en Espagne, & peut-être même en France, on n’ose pas penser, ou l’on ne pense que tout bas. Ouvrez-vous une nouvelle route ? Vous voilà persécuté. Vous êtes heureux, si vous ne passez point pour Athée. De là cette funeste docilité avec laquelle on suit dans ces païs-là le chemin battu. Combien de Newtons, que la Nature a semés dans ces vastes contrées ? Combien de Diamans qu’on ne taille point ? Que d’habiles Philosophes inutiles à la République des Lettres ? si l’Espagnol, l’Italien, & le François osoient penser, quelles lumières ne communiqueroient-ils pas à l’Angleterre, à l’Allemagne &c. C’est de cette communion de travaux & de sentimens, que dépend le succès de nos recherches.

Dans les Etats, où l’esprit est libre, combien de ménagémens un Génie Original a-t-il à garder ? Tout ce qui a l’air de nouveauté effarouche les Sçavans mêmes. Les idées dominantes dans les écoles, sont censées être les plus vraies. Il est dangereux de les choquer. Exemplum► Quelles persécutions Des-Cartes n’essuïa-t-il pas en Hollande de la part des Philosophes & des Théologiens ? Quelle cabale les Grammairiens & les Bigots ne formérent-ils pas contre lui en Suéde ? Quelles difficultés ne trouvèrent pas ses Disciples pour accréditer dans les Académies les principes de leur Maître ? ◀Exemplum Il semble, que les hommes haïssent la lumière. Quiconque entreprendra d’en faire briller à leurs [125] yeux quelques raïons doit s’attendre de trouver en eux des persécuteurs & des ingrats.

Tout cela ne peut rallentir notre ardeur, parce que l’orgueil est une des principales sources de nos poursuites. Enflés de quelques petits succès, nous imaginons que de plus grands doivent les suivre. Nous les souhaitons ; c’est assez pour nous en flatter. Nous aimons par une douce illusion à nous plier à notre façon de penser. Nous croïons, ce semble, que la Vérité s’y plie, tout infléxible qu’elle est. Nous nous taillons une ame & un jugement suivant la nature de nos désirs, comme si les engagemens de notre amour-propre étoient des engagemens, que la Vérité prenoit avec nous pour nous seconder. Notre imagination établit une espèce de traité entre l’Infini & notre vanité. Qu’en résulte-t-il ? Une confiance, qui nous fait tout tenter, une hardiesse, qui n’a point de bornes, une espérance, qui n’a d’autre fondement, que la haute & folle opinion, que nous avons de nous-mêmes. Quelles dispositions pour monter jusqu’à l’Infini ? (*3 )

La Raison elle-même, à quoi nous sert-elle ? Elle nous aide bien dans la recherche du vrai, mais il en coute de se reposer trop sur elle. Il faut, si j’ose le dire, aller avec elle bride en main. Elle est la voïe du faux comme du vrai. (**4 ) C’est un fleuve, qui étend son lit aux dépens des campagnes qu’il devroit fertiliser. C’est une poudre corrosive, qui est remède & poison tout en semble. C’est une liqueur aussi funeste qu’agréable. Que la Divinité est sage d’avoir étendu ses soins sur les foiblesses humaines ! Car enfin un pareil abus est permis à peu de personnes ; & le don de réfléchir n’appartient pas à tout le monde. Le Ciel n’a pas accordé à tous le degré d’esprit Metaphisique necessaire pour s’égarer. Les bornes ordinaires de la Raison sont un des bienfaits de la Providence, qui a voulu augmenter notre reconnoissance par la chûte de ceux, envers qui elle a été plus prodigalement avare.

[126] Presque toutes nos notions sont imparfaites. Nous n’avons point d’idée claire de l’Etre, de la substance &c. souvent ce que nous concevons, nous ne sçaurions l’exprimer. Qu’il y a loin de nos connoissances mêmes les plus certaines à celle de l’Infini. L’imagination de ceux, qui y prétendent, en raccourcit les intervalles. Ne sommes-nous pas assez foibles, sans chercher par une vanité ridicule de nouveaux sujets d’humiliation ?

Ne vaudroit-il pas mieux éxaminer, par quel égarement quantité de Philosophes osent aspirer à l’Infini même ? On s’ouvriroit un vaste champ à réfléxions sur les extravagances humaines. Il y auroit beaucoup à gagner ; on préviendroit au moins les sottises des autres : on les écarteroit du précipice. N’est-il pas surprenant, que nous ne nous laissions pas instruire par l’éxemple de ceux qui nous ont précédé ? Quoi de plus propre à nous corriger que leurs ambitieuses leçons ? Les Philosophes & les Théologiens devroient être au moins nos maîtres dans leurs égaremens.

Si nous consultions les prémiers, quand ils sont guéris de leurs préjugés, ils nous diroient, que la Philosophie, par l’abus qu’on en fait ordinairement, n’est propre qu’à jetter dans le Pyrrhonisme, qu’elle n’a pas plutôt élevé un édifice, qu’elle nous montre les moïens de le renverser ; qu’elle est, comme dit Bayle, une véritable Pénélope, qui pendant la nuit défait la toile qu’elle a travaillé pendant le jour.

Que la Philosophie est peu de chose ! Exemplum► Arristote <sic> prend l’essor, s’élève jusqu’aux cieux, bâtit sur les fondemens de l’Infaillibilité son chef-d’œuvre, comme celui de son art sur le Sillogisme. Qui ne croiroit, qu’il a un droit incontestable sur l’Infini ? Frivole idée ! Aristote a une femme qu’il aime ; de l’amour il passe à l’adoration, de l’adoration à la folie. Qu’il faut peu de chose, pour déranger la Philosophie la plus sublime ? Une femme y réussit. (*5 ) ◀Exemplum

Trouverons-nous plus de sagesse & de grandeur dans celui qui a secoüé le joug du Péripatétisme. Non. Exemplum► Aussi profond Géomètre, que bon Logicien, Des Cartes dissipe courageusement les ténèbres de [127] l’erreur, affranchit son Espèce de l’esclavage de la Prévention & de l’Autorité. Jusques-là tout va bien. Il veut aller plus loin, & débute par un Sophisme, & par un Doute universel. En suite, fait de la manie impérieuse des Systêmes, comme s’il étoit admis au Secretariat de la Nature, avec du mouvement & de la Matiére il a l’audace de créer un Monde. Mais au lieu de remonter des effets à la Cause ; il établit les causes & en déduit les effets, sans songer, que détruire la Matiére subtile, fondement de ses Tourbillons, ce proverbe suffit. Une livre de plume pèse autant qu’une livre de plomb. Sans doute que lorsqu’il enfanta ce systême, il venoit d’éneruer <sic> sa raison entre les bras d’une de ces Louches ; qu’il aimoit tant. ◀Exemplum

Poursuivons. Peut-être trouverons-nous un Sage, un peu plus sage, si j’ose le dire. Exemplum► L’Angleterre s’enorgueillit de son Newton ; & toutes les Nations le lui envient. Il est vrai qu’il est le Pére de la Géometrie des infiniment Petits. Mais du reste, à quoi ont abouti ses travaux ? à prouver, que le Cartesianisme n’est que le Roman & l’Anti-chambre de la Philosophie, à démontrer, que quelques Corps s’attirent mutuellement par une force qui est réciproque aux quarrés de leurs distances, & à établir que le non plus ultra des Philosophes est l’aveu de leur ignorance. Découverte digne de tant de recherches ! Heureux ses partisans s’ils s’en fussent tenus là ! Mais ils l’ont fait chef d’une Secte dont il n’est point. ◀Exemplum

Exemplum► Wolff. le Héros des Philosophes Allemands n’a guéres fait autre chose que soutenir l’Harmonie Préétablie de Leibnitz. Il a, en un sens, renouvellé la Philosophie d’Aristote. Sous prétexte de tout définir, il envelope-la vèrité des plus épaisses ténèbres ; son obsur <sic> Dictionnaire fera retomber l’Allemagne dans la barbarie de l’Ecôle. ◀Exemplum

Exemplum► Combien d’écarts n’a pas fait Fontenelle dans son ouvrage sur l’Infini ? s’il eût été plus attentif à la distinction qu’il y a entre infini en acte & infini en puissance, il eût évité bien des fautes. ◀Exemplum

La divisibilîté de la Matiére à l’Infini me fournit une preuve de la vanité de nos prétentions. On a beaucoup disputé sur ce sujet ; & l’on dispute encore. Ecueils des deux côtés. Ceux qui la soutiennent disent, que l’on conçoit toûjours comme divisible un corps, quelque divisé qu’il puisse être ; qu’on imagine toûjours deux moitidés ans <sic> la plus petite particule ; que les surfaces qui la renfer-[128]ment, quoiqu’infiniment rapprochées, ne se confondent jamais &c. Ces argumens leur paroissent démonstratifs. Mais qu’elle espèce de démonstration est celle qui est attaquée par les objections les plus accablantes ? Ceux qui la nient disent, qu’en l’admettant il s’ensuit, qu’il y a un infini plus petit que l’autre, qu’un grand corps peut être renfermé dans le plus petit corps ; & il ne leur paroit pas possible, qu’un grain de sable pût couvrir toute la surface de la terre. Locke dit là-dessus avec sa franchise ordinaire ; « Je ne connois rien de plus embrouillé, ni de plus approchant de la contradiction, que la divisibilité à l’infini d’une étenduë finie.

Si nous consultons les Théologiens, nous ne serons pas plus satisfaits. Nous ne trouverons qu’un petit nombre de vérités certaines, quoique contestées. Ils voudront nous méner plus loin, mais sans succès. La foi abrége bien du chemin, mais le malheur est, qu’on ne peut comprendre les Mystéres de la foi, & qu’on s’avise pourtant de les expliquer, au lieu de s’écrier sur les bords de l’abyme : ô Profondeur !

Coucluons <sic>. L’infini n’est pas fait pour l’homme. C’est comme le partage & le Domaine de la Divinité. C’est, en quelque sorte, empiéter sur les droits de l’Etre infini, que de vouloir en partager avec lui la joüissance. Nous sommes faits pour autre chose ; & nous devons agir, au lieu de chercher à connoître. Cependant les recherches, qui ont l’infini pour objet, sont si naturelles à l’homme, que vraisemblement il ne les quittera que par lassitude.

de Soröe ce 8. Octobre 1748.

◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3 ◀Level 2 ◀Level 1

1(*) Il me semble d’avoir lu cette phrase dans les ingénieux Essais de Littérature & de Morale par l’Abbé Trublèt. Je suis fâchée pour l’honneur de ma Nation, de voir si souvent nos Auteurs piller les Ecrivains

2(**) Il y a dans l’original ce mot latin : errare humanum est.

3(*) Oserai-je hazarder ici une pensée ? Il me semble, qu’il régne un grand défaut dans toute cette piéce. C’est que l’Auteur ne définit nulle-part ce qu’il entend par l’Infini. Il étoit, me semble, essentiel de dire un mot là-dessus.

4(**) Pensée absolument fausse. Dans un ouvrage sérieux, on n’est point pardonnable de quereller la Raison.

5(*) La conduite d’Aristote montre plus le pouvoir de nos charmes, que la foiblesse de la Philosophie.