Cita bibliográfica: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Ed.): "Amusement XI.", en: La Spectatrice danoise, Vol.1\011 (1748), pp. 81-88, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4185 [consultado el: ].


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Amusement XI.

Cita/Lema► Les vulgaires Amis aiment par politique :
Selon leurs intérêts ils changent tous les jours ;
La marque d’une Ame héroïque
Est de n’aimer jamais que pour aimer toûjours. ◀Cita/Lema

Mlle. De Scudery.

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I.

Metatextualidad► Encore une feüille sur l’Amitié. Ce sujet est si fécond, & si beau, qu’en vérité je serois impardonnable, si je le quittois si-tôt. A peine ai-je effleuré la matière. Je ne me flatte pas de pouvoir l’approfondir dans ce second essai ; mais je m’imagine, que les cœurs sensibles à l’Amitié me sçauront quelque gré de ce que je continuë à les entretenir sur cette vertu. ◀Metatextualidad

II.

La sincérité, mais une sincérité peu commune, en doit être la baze, parce qu’il n’y a rien qui soit plus libre. L’estime n’est pas si libre ; elle est l’ouvrage du mérite. Le respect n’est pas si libre ; il est produit par l’élevation. L’inclination n’est pas si libre ; nous y sommes portés par la na-[82]turé <sic>. L’amour même n’est pas si libre ; la passion nous y engage ; mais l’Amitié dépend de nous. On ne sçauroit forcer notre choix. Ni les loix, ni l’autorité, ni la crainte ne peuvent rien sur les cœurs. Nous approuvons la vertu, nous envions la fortune, nous sommes enchaînés par le crédit. La Sympathie seule peut faire éclore l’Amitié. L’Homme ne peut se faire aimer par force ; Aussi rien ne lui cause-t-il plus de plaisir que l’Amitié. Quoi de plus flatteur ? Elle est un hommage tacite & volontaire, qu’on rend à ses vertus.

III.

Le grand lien de l’Amitié est aujourd’hui le secret de se faire perdre le tems l’un à l’autre. Retrato ajeno► Acante & Eugène sont inséparables. Cependant ils ne s’aiment point. Ils se sont trouvés le même goût pour les plaisirs. Ils se sont unis par libertinage. Ils aiment à s’amuser de Compagnie. L’habitude de se voir, le vuide réciproque qu’ils trouvent dans leur cœur, la nécessité d’avoir quelqu’un, avec qui l’on partage le plaisir & l’ennui des parties solitaires, l’impossibilité de se passer de confident, l’agrément de rire ou de bâiller en semble <sic> sont leurs plus fortes chaînes. Qu’Acante cesse de courtiser les vertus délabrées, qu’il s’abstienne de noïer sa raison dans des flots de vin, qu’il renonce à la fureur du Pharaon, Eugène ne paroîtra plus avec lui. Ils vivront dans la même ville, comme s’ils ne s’étoient jamais connus. ◀Retrato ajeno

IV.

On a dit, que celui, qui veut se marier, doit y songer toute sa vie. Ne pourroit-on pas dire, qu’avant que de faire un Ami, il faut y penser aussi long-tems ? Non. Et cette dernière pensée n’est pas plus vraïe que la prémière. Le Mariage & l’Amitié sont en genéral absolument nécessaires à l’homme. Aussi le Ciel y a-t-il sagement pourvu par le penchant [83] qu’il lui a donné pour l’un & pour l’autre. C’est Misanthropie que d’y renoncer. L’inclination aux plaisirs de l’Amour & aux sentimens de l’Amitïé est identifiée avec nous. Croira-t-on que mon séxe est le plus propre à l’un & à l’autre ? Il sçait aimer avec vivacité ; il sçait chérir avec constance. Il est vrai pourtant qu’une femme, qui aimeroit bien son Mari, n’auroit guéres plus dans son cœur de place pour un Ami. Mais quel est l’homme, qui mérite tous les sentimens d’une femme. Messieurs ! ne vous offensez point de cette espèce de partage. Nous l’apprenons à votre écôle. Est-ce pour des ingrats, que nous devons épuiser toutes nos affections ? Et qui de vous ne l’est pas, au moins jusqu’à un certain degré ?

V.

On dit qu’en France, les femmes mêmes, qui ne regardent point comme une vertu Bourgeoise la Chasteté, ont presque toûjours un Complaisant, à qui elles donnent le titre d’Ami, titre avoüé de leurs maris, encore plus complaisans, ce me semble. On ajoûte, que le Public ne s’en scandalise point ; si j’étois homme, Moi, & Mari, je ne me plairois point à ce manège-là. Qu’il est peu de Dames, qui sachent s’en tenir à la simple Amitié ; Le pas est si glissant ! De l’Amitié à l’Amour il n’y a qu’un tour de cheville. Je craindrois furieusement pour mon front. Maris ! pour votre honneur, ne laissez point entrer cette coûtume en Dannemarc. Un Ami n’est qu’un Amant déguisé. Sous ce beau nom on trouve aisément le chemin du cœur ; on fait des progrès incroïables. Après qu’on s’est fait bien des protestations d’Amitié, on s’en fait des démonstrations ; Et l’Amie se retrouve Amante, sans presque sçavoir comment la chose est arrivée. Le mot d’Amour auroit effarouché, celui d’Amitié a séduit. Qu’il nous est aisé de nous y méprendre !

[84] VI.

Si les Amis deviennent Amans, les Amans deviennent quelque fois Amis. La tendresse s’use de part & d’autre. On cesse de se convenir ; on n’a plus rien à se dire de doux. On se voit sans sentiment, on s’entretient sans plaisir ; on se quitte sans regret. Ordinairement une Femme, qui est lasse de son Amant, & qui le veut avoir dans sa Cour sur un autre pié, lui prépare de longue main son congé. Le soin de conserver sa réputation, la crainte de quelque indiscrete médisance, la cruelle nécessité de la Décence, le plaisir qu’il y a d’être estimée après avoir tâté de sentimens plus distingués, tout cela l’engage à dresser un nouveau plan. Maîtresse, qui veut rompre, sans voler avec éclat à de nouvelles amours, sans envénimer contre elle le Cœur dont elle n’a plus à faire, use de précautions infinies. Je suis sure, qu’elle a besoin d’une Coquetterie plus fine, pour faire d’un Amant un Ami, pour amener avec art l’instant de la rupture, qu’il ne lui en a fallu pour ménager son honneur par une Résistance adroitement conduite, pour amener avec bien-séance l’instant de la dernière faveur, pour lui présenter les mêmes mets sous de nouveaux assaisonnemens, pour entretenir par la variété des plaisirs des feux prêts à s’éteindre. Oui ; ce dernier point me paroit plus aisé que l’autre, & le suffrage d’une femme en pareille matiére doit être de grand poids. N’est-il pas vrai, qu’après s’être livrée sans réserve, il est bien plus difficile de persuader, qu’on est estimable dès qu’on n’aime plus, qu’il ne l’est de persuader, qu’on est estimable quand on aime, c. à. d. quand on n’est plus maîtresse de soi-même. Brusquez-vous un Amant ? Il vous hait. Le favorisez-vous avec froideur ? Il vous méprise. Quel artifice ne faut-il pas, pour en faire un Ami sans brusquerie & sans faveur, pour le déshabituer insensiblement des plaisirs avec lesquels vous l’avez familiarisé, pour le persuader, que vous rentrez dans [85] la loi du Devoir dont vous étiez sortie, pour faire succéder à l’Amour libertin l’Amitié pure, pour paroître devant lui sans rougir, pour l’accoûtumer à vous entendre prononcer le mot de vertu, après avoir prononcé si long-tems celui de volupté, pour le forcer à une estime, à laquelle vous avez renoncé tant de fois, pour être respectée, après avoir mérité ses dédains, pour mettre du grand dans votre changement, après en avoir mis si peu dans votre chute ! Ne faut-il pas être bien habile ? Qui sçait y réduire son Amant, est sure d’avoir un bon Ami.

VII.

A un certain âge, quand on est susceptible de délicatesse, l’Amitié est tellement au-dessus de l’Amour, que la femme la plus aimable doit se contenter d’avoir dans le cœur d’un homme les restes d’un Ami. Le sage est captivé par l’Amour ; mais il se jette de plein gré dans les fers de l’Amitié. Il se prête à l’un, il se livre à l’autre. Il fait de l’un un amusément, de l’autre un devoir.

VIII.

Nulle part plus de protestations d’Amitié qu’à la Cour. Nulle part plus de mauvais offices. Ce qui m’étonne, c’est que les Courtisans, qui assurément sçavent mieux tout cela que personne, ne fassent pas enfin tréve de complimens. Trompeurs & trompés tour-à-tour, joüets de leurs passions respectives, ils devroient, ce semble, se lasser de cet indigne manège, & respecter l’Amitié qu’ils profanent sans succès ; seroit-ce un hommage qu’ils lui rendent, ou, pour mieux dire, qu’elle arrache d’eux ? Ne négligent-ils la vraie, la pure Amitié, que parce qu’elle les rapprocheroit de la vertu.

IX.

La prospérité rend l’Amitié suspecte. L’adversité en est la pierre de touche. Faut-il donc être malheureux, pour connoître ses Amis ? Faut-il acheter ce plaisir au prix de son bonheur ? Les cœurs ne sont-ils demasqués que par les besoins & les disgraces ?

X.

Quelqu’un me vantoit un de ses Amis. Cet Ami étoit libertin quoiqu’avare, capricieux quoique joüeur de profession, vain, mauvais plaisant, diseur de riens ; c. à. d. Ami pernicieux, ami inutile, ami faux, Ami tyrannique, Ami ennuïeux. Méritoit-il le nom d’Ami ? Non. A peine méritoit-il le nom d’homme ? C’étoit avoir plusieurs vices reliés en un seul volume.

[86] Qui n’à <sic> point les qualités propres à l’Amitié ne connoit ni le prix ni les devoirs de la véritable.

XI.

Les richesses & les honneurs changent le cœur de l’homme, ou, pour mieux dire, dévelopent le principe d’ingratitude qui est en lui. Nivel 3► Relato general► Quelqu’un se déchaînoit violemment contre feu son Ami, qui avoit fait une grosse fortune. « Il n’y a que 4. ans, disoit-il, qu’il se recommendoit à l’honneur de mes bonnes graces. Je lui accordai mon Amitié ; je lui offris ma bourse. Je l’ai vu trois fois depuis sa fortune. A la prémière entrevûe, il a eû l’effronterie de me parler de notre connoissance, vieille, selon lui ; à la seconde il en a rougi. A la troisième, il ne s’en est pas même souvenu, pour en rougir encore. Là dessus il invectivoit de plus belle. Un homme d’esprit fut le seul de la compagnie, qui ne se récria point. » Je ne vois rien, dit-il, « d’étonnant dans le procédé de ce Parvenu. C’est bien à l’Amitié, à la bonté de cœur qu’il appartient d’entrer en concurrence avec les faveurs de la fortune, avec l’éclat d’un rang, pour lequel on n’étoit pas né, avec le brillant des titres, qui font tourner la cervelle ! Exiger de l’Amitié, de la reconnoissance d’un homme, qui s’éléve, c’est éxiger qu’il ne soit point gâté par les biens & les honneurs. Il faudroit le refondre. Pour être bon Ami, il faut avoir bonne mémoire : Et tout favori de la fortune s’enivre des eaux du Léthé. » ◀Relato general ◀Nivel 3

XII.

Une phrase, dont on abuse ordinairement, c’est celle-ci : Cet homme a des Amis. Qu’est-ce qu’un tel homme ? C’est un homme, qui sçait s’insinuër par des manières flatteuses, à qui ramper ne coute rien, qui sçait faire à propos une révérence profonde, qui sçait se plier à tous les caractères, qui dévot avec les dévots, badin avec la jeunesse, misanthrope avec les vieillards, met à profit par sa souplesse les qualités & les défauts d’autrui, qui, connoissant la carte du monde, en fait mouvoir tous les ressorts à son avantage, qui sçait faire valoir jusqu’aux moindres coups d’œil, que les Grands Seigneurs jettent sur lui, qui fait accroire à ses égaux, que toutes les portes, auxquelles il heurte, lui sont ouvertes, que toutes les graces qu’il demande à ses protecteurs lui sont accordées. Le monde fourmille de ces gens-là. Par ce manège artificieux on peut se faire des Amis ; mais non pas un Ami.

XIII.

Méfiez-vous d’un homme, qui païe vos repas en monnoïe courante de flatteries, qui achete vos services au prix de quelques petits soins, qui [87] vous filoute votre confidence, en vous faisant mystérieusement quelques rapports. Un tel homme, ardent, tant qu’il aura besoin de vous, deviendra de glace, quand vous aurez besoin de lui. Il partage vos plaisirs ; croïez-vous qu’ils <sic> partagera vos peines ? Il vous fait perdre votre tems, comme s’il vous en envioit la joüissance : devenez malheureux. Il vous le laissera tout entier.

XIV.

L’Amitié est un Contract, qui ne peut subsister qu’entre honnêtes-gens. Les conventions en sont réglées par l’estime. La mort seule peut dissoudre cette société.

XV.

Le Mariage & l’Amitié ne se ressemblent pas mal. Les bons Mariages sont pourtant plus rares que ne le sont les belles Amitiés. Qu’un homme fasse des infidélités à sa femme, ce n’est, dit-on, qu’une peccadille. Qu’un homme soit infidelle à son Ami, c’est une noirceur. C’est ainsi que l’opinion, toûjours trompeuse dans ses arrêts, a réglé les choses. D’où cela vient-il ? Ne seroit-ce pas de notre penchant à secoüer le joug, quel qu’il soit, uniquement parce que c’est un devoir ? Ne seroit-ce pas, parce que nous aimons mieux dépendre de nos caprices, que des loix de l’ordre, & tenir notre parole que nos contracts ?

XVI.

Doit-on plus à un Ami qu’à une Maîtresse ? question bien difficile à décider, inutile même à proposer dans ce siécle, où l’Amour n’est qu’un Commerce formé par le caprice, soutenu par l’espoir, détruit par joüissance. Mais l’Amitié ne seroit-elle point par hazard réléguée à un étage plus bas ? N’est-elle pas enfantée par l’ennui qu’il y a d’être seul vis à vis de, soi-mème, entretenüe par l’intérêt, éteinte par le changement des circonstances ? Mais supposons un Amour parfait d’un côté, & une Amitié parfaite de l’autre. Qui des deux devra l’emporter ? On conviendra peut-être, qu’on doit plus à un Ami ; cependant on panchera pour la Maîtresse. Je gage que de cent femmes, qui seroient dans ce cas, il y en auroit quatre vingt dixneuf, qui, sans hésiter, préféreroient l’Amant. Un Amant le mérite pourtant moins qu’une Maîtresse.

XVII.

Nivel 3► Relato general► Un Courtisan trouva sa femme avec son Ami, auquel il venoit annoncer l’heureux succès qu’il avoit eu auprès des Ministres pour une méchante affaire qu’avoit cet Ami. L’attitude dans laquelle il les surprit n’étoit point équivoque. Il s’asseoit ; & dit sans émotion. « Mon cher ! mes soins ont réussi. Votre affaire est terminée. Vous pouvez aller demain [88] remercier le Roi. Que je vous embrasse, pour vous en marquer ma joïe, comme votre meilleur Ami. A ces mots, il l’embrassa. Parlons d’autre chose, réprit-il ; je ne puis douter de ce que je vois. Je pardonne à Madame l’affront qu’elle me fait. Je ne l’aime pas assez pour m’en venger. Mais avec vous il n’en va pas de même. Vous me faites la plus sanglante injure, précisément quand je vous rends le service le plus signalé. Je ne connois que deux moïens de réparer l’attentat que vous avez fait à mon honneur, de ma part en le lavant dans votre sang, de la vôtre en épousant Madame. » L’Ami n’hésita pas à prendre ce dernier parti. Le Mari, qui aimoit ailleurs, fit dissoudre son Mariage, &c. ◀Relato general ◀Nivel 3 J’abandonne mon Lecteur à ses réfléxions.

XVII.

Exemplum► Nos anciens Danois se piquoient d’exceller en Amitié. Ils avoient inventé une société d’Amis, connuë dans nos Chroniques sous le nom de Fostbrædalag. Ils s’engageoient par serment à venger leurs injures mutuelles, pourvu qu’on fût insulté injustement. ◀Exemplum Ces sortes de Cotteries sont fort communes en Angleterre. Elles entretiennent la concorde & l’union. Exemplum► On dit qu’en France il y a un Ordre fort nombreux, appellé l’Ordre de la Franche-Amitié. L’ordre des Mopses est, dit-on, à peu près dans le même goût. ◀Exemplum J’ai oüi dire, que toutes ces confrairies ne sont que des Diminutifs de la société des Francs-Maçons. Cette dernière porte, à ce qu’on assure, l’Amitié Fraternelle au plus haut point ; si cela est vrai, on devroit lui pardonner l’obstination avec laquelle elle garde ses secrets ; mais ce que mon séxe ne lui pardonnera jamais, c’est son opiniatreté à l’exclure de ses assemblées. De jolies Maçonnes n’embelliroient-elles pas l’ordre ? Combien de femmes ont toutes les qualités qu’on demande dans ceux, qui aspirent à en devenir membres ? Combien de femmes seroient capables de faire l’ornement des Loges ? Notre cœur n’est-il pas susceptible de droiture, d’Amitié ? Que craignent les Francs-Maçons de notre penchant à babiller, s’il est vrai qu’un voile impénetrable aux yeux des Profanes couvre leurs mystères ? Combien d’Initiés ne sont pas plus discrets que nous ? si nous aimons à caquetter, l’Initiation nous réfondroit comme elle les réfond. Non. Je ne sçaurois leur pardonner cette injuste exclusion. C’est le seul crime que je puisse reprocher à l’ordre ; mais il est assez grand à mes yeux pour que je le déteste à jamais. Les 3. quarts des haines féminines ont-elles un fondement plus solide ? ◀Nivel 2 ◀Nivel 1