Zitiervorschlag: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Hrsg.): "Amusement V.", in: La Spectatrice danoise, Vol.1\005 (1748), S. 35-42, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4184 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Amusement V.

Zitat/Motto► J’aime Thalie & j’aime Melpoméne,
Ces Muses tour-à-tour me donnent du plaisir :
Quand il m’est permis de choisir
Je ne puis me fixer ; la balance incertaine.
Se prête à l’incertain désir.
Le Comique me plait ; le Tragique m’enchante.
Mais je ne puis entr’eux partager mon loïsir ;
D’un côté
Molière me tente,
Et de l’autre, Racine & sa scène charmante,
M’invitent à des pleurs, qu’on verse avec plaisir. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Metatextualität► Il me paroit assez difficile de se déterminer sur cette question, qu’une inconnuë m’a adressée. Si j’osois décider, je préférerois la Tragédie à la Comédie. Voici mes raisons. ◀Metatextualität

Ebene 3► La Tragédie éléve l’ame, & la remplit de grands sentimens. La Comédie, à force de faire trop bien connoître le monde, la jette dans une espéce de léthargie. La prémiére ne nous représente que de grandes vertus, & d’illustres criminels punis. La seconde ne s’éléve point audessus du [36] commun des affaires de la vie. L’une nous montre les hommes, tels qu’ils étoient, suposé qu’ils fûssent vertueux, & tels qu’ils devoient être, s’ils ne l’étoient pas. L’autre ne peint presque jamais d’après nature ; ses tableaux ne sont pas même d’un vrai idéal ; ses carctéres sont ordinairement outrés. La Tragédie nous eclaire sur nos devoirs ; elle nous donne des leçons, sans dire qu’elle nous en donne, & par-là met nôtre amour-propre de son côté. La Comédie nous éclaire sur les défauts d’autrui, nous présente un miroir, dans lequel à la vérité nous devrions nous reconnoître ; mais nous n’y reconnoissons que nos semblables, parcequ’elle veut nous forcer à nous y voir. La prémiére nous arrache notre condamnation, sans nous la demander : La seconde l’obtient rarement parcequ’elle veut nous l’arracher. L’une a plus de varieté dans le dénoûment, & par conséquent nous intéresse d’avantage ; Tantôt c’est une reconnoissance, tantôt une sédition, tantôt un meurtre, toûjours une grande catastrophe ; L’autre force ordinairement la vraisemblance, qui est une partie essentielle au spectacle pour duper Oncle, Pére, Tuteur, & en venir toûjours au mariage ; de sorte qu’on pourroit la définir, une intrigue amusante, dont le nœud conjugal est le dénoûment. L’une tient en suspens l’ame du Spectateur, l’applique sans le fatiguer, l’attache toûjours de plus en plus, puissant effet de l’incertitude de l’événement ! Le trouble croit de scène en scène. L’intérêt qu’on prend à la pièce ne se relâche point. On est toûjours emû, toûjours agité, & cette émotion dont nous nous aplaudissons, parcequ’elle fait l’éloge de la sensibilité de notre cœur, nous cause je ne sçai quel plaisir mélancolique, qu’on peut mieux sentir qu’exprimer. L’autre n’a pas les mêmes avantages. Elle attache bien, mais moins fortement. Elle n’attache que sur des bagatelles ; elle [37] attache, mais n’occupe pas ; elle ne fixe pas l’esprit. Ce n’est qu’un badinage, qui ne fait pas une illusinn <sic> assez durable. L’empreinte des traits agréables tient trop foiblement. Au sortir du Parterre le Spectateur trouve son esprit vuide. La Tragédie tient son cœur dans ses mains ; elle lui fait éprouver différentes passions, sans lui en présenter les effets amers. Crainte, pitié, Amour, vengeance, ambition, grandeur d’ame, il sent tout, & il joüit du désordre illusoire de son cœur. La Comédie au contraire tient dans ses mains, pour ainsi dire, la rate de celui qui l’écoute. Elle déride le Philosophe le plus austère, elle réconcilie la sévérité avec l’enjoûment ; mais les éclats de rire sont un état violent pour l’homme même le plus porté à la gaîeté. Je suis persuadée, qu’il s’ennuyeroit bien-tôt d’un spectacle journalier, qui tendroit à le rendre un véritable Démocrite. L’une est, pour ainsi dire, l’écôle de la vertu. L’autre ne l’est que fort rarement. Bien des équivoques grossiéres, beaucoup d’éxemples de coquetterie, en certains païs, de véritables obscenités la rendent un peu pernicieuse. Allgemeine Erzählung► Une Dame, fort spiritüelle disoit avec raison ; je préfére la conversation des personnes sérieuses à celle des enjouées. Je lui demandai pourquoi ? elle me repondit, qu’elle avoit remarqué qu’on sortoit ordinairement enjoué de la prémiére, & sérieux de la seconde ; sur ce pié-là la Tragédie est préférable à la Comédie. ◀Allgemeine Erzählung Du reste, il faut convenir, qu’il est très difficile de prononcer là-dessus ; les sentimens doivent naturellement être partagés, suivant la différence des Caractères. Je m’imagine qu’à un certain âge on tient pour le Comique, & à un autre, pour le Tragique. Cependant, peut-être vaudroit-il mieux, que les goûts changeassent, & que les vieillards, qui se déclarent pour le Cothurne aimassent mieux le Brodequin, & que la jeunesse qui préfére celui-ci, [38] donnât la pomme à celui-là. On verroit moins de vieillard quinteux, & moins de jeunes gens étourdis & libertins. Dans l’âge viril, on aime, je pense, également Melpomène & Thalie. ◀Ebene 3

Metatextualität► Qu’on me permette quelques réfléxions sur la Comédie. Je n’y observerai aucune liaison. Quand mon imagiation <sic> va par sauts & par bonds, il m’est impossible de fixer sa marche. D’ailleurs je viens de donner mes idées raisonnées sur la question proposée ; & cela mérite bien quelque indulgence. ◀Metatextualität

La superstition a enfanté la Comédie, le Plaisir l’a perfectionnée ; le bon goût l’a raffinée, la politique l’a maintenuë. Elle doit sa naissance au désir de plaire à Bacchus par des chansons, ses progrès au goût naturel qu’ont tous les hommes pour tout ce qui flatte leurs sens, le point de perfection, où nous la voïons, à l’accroissement successif des lumiéres de la Raison, à la connoissance des régles, à l'étude du beau, du grand & du vrai, l’appui, que lui donnent tous les Princes, à la nécessité qu’il y a eû de tout tems d’amuser les peuples, de les empêcher d’éclairer de trop près la conduite de ceux qui les gouvernent, de les distraire du penchant qu’ils ont à gloser sur le manîment des affaires, & enfin de leur procurer un délassement honnête, qui les éloignât des plaisirs grossiers auxquels il <sic> se livrent ordinairement après le travail.

En certains païs, on excommunie les Comédiens, & le Magistrat néanmoins les authorise, le public les applaudit, le Clergé ne les hait pas. Autre contradiction ; On les méprise, & on les caresse. On les avilit au-dessous de leur mérite, & on les éléve au-dessus de leurs talens. Conciliez-moi tout cela. Cette bigarure a pourtant lieu chez une Nation sensée.

La profession des Comédiens étoit honorable parmi les Grecs, & vile parmi les Romains ; Les Anglois vivent avec [39] eux, comme vivoient les premiers ; & les François pensent d’eux ce qu’en pensoient les derniers. Cependant les Anglois ressemblent assez aux Romains, & les François aux Grecs.

Exemplum► En Angleterre, Ophiles (*1 ) a son mausolée à Westminster dans le tombeau des Rois, à côté de Newton : en France, Molière, & la charmante (**2 ) le Couvreur ont eû peine à obtenir une place dans un recoin d’un Cimetierre. On refuse la sépulture, disoit la femme du prémier, à un homme à qui l’on devroit dresser des autels. ◀Exemplum

Exemplum► En Italie, on damne sans miséricorde, comme sans raison les Actrices ; & l’on ouvre le ciel aux Acteurs. On dit, pour justifier cette bizarerie, qu’il est injuste, qu’après les avoir privés des plaisirs de ce monde, on les prive des plaisirs de l’autre. Mais malheureusement, ce n’est là qu’un jeu d’esprit, & la contradiction subsiste toûjours. ◀Exemplum

Ne pourroit-on pas en découvrir la source ? Le Comédien nous remuë, nous touche, fait jouër les ressorts de notre machine ; nous aimons ce jeu ; n’est-il pas naturel, que nous aïons quelque reconnoissance pour le Machiniste ? La cause des effets qui nous plaisent doit nous plaire. Pourquoi donc méprisons-nous les Comédiens ? Parcequ’ils servent à nos plaisirs uniquement, parcequ’ils dépendent de notre caprice, que nous pouvons les siffler ou les applaudir au gré de notre fantaisie, qu’ils sont le joüet du Parterre, parcequ’ils sont obligés de faire pleurer ou rire malgré eux & de paroître contens lorsqu’ils sont chagrins, & affligés quand ils sont contens, parce que leurs déréglemens, leurs mœurs corrompuës, leurs désordres publics nous revoltent contre l’idée séduisante sous laquelle ils se présentent dabord à nous.

[40] On doit de l’estime aux Talens ; & l’on ne sçauroit nier, que les talens des habiles Acteurs ne soient des dons du génie. Maîtres de nos ames, ils la manient & la tournent à leur gré. Les ondes insinüantes de la persuasion coulent de leur bouche. Quand je les envisage sous l’idée du Héros qu’ils représentent, ce n’est point alors qu’ils me plaisent le plus. Je me dis d’abord, qu’ils ne sont Rois qu’en peinture ; mais ils ont une autre espéce de Roïauté réelle. Ils ont sur le cœur un empire absolû. Le Théâtre est un Thrône d’où ils nous gouvernent en Souverains.

Nous leur en tenons d’autant plus de compte, que notre esclavage est volontaire, & qu’ils ne nous imposent que de douces loix ; & qui plus est, le degré d’obligation que nous leur avons est rêlatif au degré de force, avec lequel ils subjuguent notre liberté & nos sentimens.

Bien des voluptueux préférent une Actrice d’une médiocre beauté à la plus belle femme du monde. Quoiqu’ils la méprisent, ils s’y attachent, ils l’aiment, ils ne peuvent sortir de ses fers. On diroit qu’ils sont enchantés ; & peut-être ne se tromperoit-on pas. L’illusion dure toûjours. On l’a vuë en habit de Reine ; on croit presque qu’elle l’est. On se pique de posséder ce que le Public admire. On s’en applaudit. Peut-être tire-t-on vanité de la singularité du goût. De plus, qui dit Comédienne, dit tout au moins Archi-coquette. Elle sçait conduire où elle veut son amant par des nœuds invisibles. Elle connoit, en perfection, l’art d’entretenir son penchant. Elle sçait donner de l’amour sans en prendre, assaissonner les faveurs du sel piquant de la volupté, varier les plaisirs, r’allumer <sic> adroitement des feux prêts à s’éteindre. Quand je jette les yeux sur la publicité de leur réputation flêtrie, je suis surprise que les Comédiennes aient tant d’ado-[41]rateurs. Quand je réfléchis sur leur manège, je la suis de ce qu’elles n’en ont pas davantage. Une femme, qui a de l’esprit, de la coquetterie, qui sçait feindre de l’amour & s’en garantir, peut fixer l’homme le plus volage.

Les Actrices font plus d’impression que les Acteurs, même à mérite égal. C’est un privilége de leur séxe ; & non le fruit d’une supériorité réelle.

Metatextualität► A peine avois-je achevé cette ligne, que j’ai reçû de mon Libraire une lettre. Je l’ai trouvée digne d’entrer dans cet ouvrage ; & comme elle n’est pas ici hors de la place, je vais l’y mettre. ◀Metatextualität

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Made. la Spectatrice.

Ne nous direz-vous rien de la Comédie ? Vous auriez là un beau sujet. Vous pourriez nous mettre au fait des spectacles ; car, à votre air aguerri (soit dit sans vous déplaire) on voit bien que vous les connoissez. La Troupe Françoise a excité la curiosité de la Cour & de la Ville. N’a-t-elle pas excité la votre ? Ne pourrions-nous pas sçavoir votre sentiment sur son mérite ? Eclaircissez vos Lectrices là-dessus. Dites-nous un peu aussi quelle est la différence essentielle de la Comédie & de la Tragédie. Je la sens bien, car l’une me fait rire comme une folle, & l’autre pleurer comme une imbécille ; mais je ne sçaurois la définir, & il est bien des femmes qui en sont logées là. Ces Mystéres ne sont pas sans doute cachés pour vous ; découvrez-nous les donc. Dites-nous laquelle vous divertit le plus de la Comédie Danoise ou de la Françoise. Pour moi je me déclare pour la derniére ; & j’ai là dessus de vives contestations avec mes Amies ; il est vrai que Henri & Perrine de M. le Baron Holberg me plaît fort ; mais je m’imagine, que si elle étoit joüée par les Comédiens François, elle me plairoit davantage. Nos Acteurs ne [42] sont pas encore, ce me semble, façonnés, ou peut-être la nouveauté me séduit. J’ai un scrupule de conscience, sur lequel je vous prie de décider ; soïez mon Casuiste pour cette fois, & dites-moi, s’il y a du mal à aller aux spectacles. Le Confesseur de ma Mére prétend que c’est un péché. Je ne puis me faire à sa Morale, non que je ne sois prête à l’adopter si je la trouve bonne, mais parce que je ne vois pas qu’il daigne l’appuyer sur des preuves solides : Et, voyez-vous, toute jeune que je suis, je veux des raisons ; & la décision pure & simple d’un Ecclésiastique ne me persuadera jamais. Si vous voulez bien vous donner la peine de réfléchir sur le doute que je vous propose, & détailler les motifs qui doivent nous faire aprouver ou condamner la Comédie, vous obligerez véritablement.

L. N.

à Coppenhague. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Metatextualität► Voila bien des questions. Je répondrai à quelques unes dans les féuïlles suivantes. Mais je n’ai rien à répondre à la derniére ; je ne suis point Théologienne. Les Casuistes, qui voudront éclaircir cette Demoiselle, & conduire son aimable conscience peuvent m’adresser leur réponse.◀Metatextualität

Metatextualität► Texte, qui doit servir pour le 7me Amusément.

Zitat/Motto► Epoux ! voulez-vous faire une bonne maison
Sur le commendement point de délicatesse ;
Point de Maître, ni de Maîtresse
Que le bon-sens & la raison. ◀Zitat/Motto

Pavillon. ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1(*) Célèbre Actrice de Londres.

2(**) Célèbre Actrice de Paris.