La Spectatrice danoise: Amusement VI.

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Amusement VI.

Citation/Motto

Eh! bien soit : voïons l’Opéra ;
De l’humeur dont je suis, tout me divertira.

Van Effen.

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Mr. de Saint-Evremont définit à mon gré fort joliment l’Opéra.

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« C’est, dit-il, un assemblage bizarre de Poësie & de Musique, où le Poëte & le Musicien se gênent mutüellement, pour ne faire qu’une piéce détestable. »
Ce Poëme, peu connu avant Quinault, choque toutes les loix de la Poësie Dramatique. On y voit un merveilleux, qui blesse. On représente une action ; & on chante tout : Vous diriez que les hommes & les femmes sont autant de Rossignols. Un fleuve y paroit en bas de soïe blancs ; on y voit une Amante désesperée, occupée à chercher des sons mélodieux, & mettre les roulades à la place des soûpirs, un insensible répondre durement, mais avec des airs tendres à des fleurettes monotones, un Roi mourir comme un Cygne, & faire son testament en chantant. Je crois, que, quand les hommes se seroient mis à l’alambic, on n’auroit pu tirer d’eux un plan plus contraire au sens commun. M. de Fontenelle, qui est auteur de l’Opéra de Thétis & Pélée, qu’on regarde comme un des chefs-d’œuvres de la scène Lyrique, convient de bonne-foi, que le plus bel Opéra est toûjours un ouvrage monstrüeux. Cette autorité est de grand poids, mais elle est inutile ; car quel est l’homme sensé, qui ne s’apperçoit pas, que ce spectacle heurte toutes les régles de la vraisemblance. Cependant, on y court en foule ; on le préfére à la Comédie. D’où cela peut-il venir, sur-tout dans un siécle, comme le notre, où le Goût est extrêmement délicat & épuré ? Cherchons-en la cause dans les contrariétés naturelles de l’esprit humain. On diroit, que nous avons deux Raisons, l’une saine, l’autre déréglée, qui se livrent des combats continuels ; mais, si cela étoit vrai, il faudroit avoüer, que celle, qui devroit être la plus forte, est ordinairement la plus foible. Si dans les grandes villes, où le Peuple est affamé de spectacles, on proscrivoit la Comédie pour laisser le champ libre à l’Opéra, celui-ci, à coup sûr, ne dureroit pas long-tems. On s’ennuyeroit bien-tôt de la Poësie chantante, & l’on donroit vîte congé à Lully & à Rameau. (*1) Ce faux merveilleux lasseroit. On voudroit quelque chose de plus naturel, on redemanderoit à grand cris la Comédie ; & l’on ne se broüilleroit plus avec elle. Je n’oserois pourtant l’assurer. L’homme est si inconstant ! Une preuve sensible du peu de plaisir qu’on trouve à l’Opéra, c’est le peu d’attention avec laquelle on l’écoute. Vous diriez qu’on ne s’y rend que par air, ou par habitude. Ici l’on jase, là on rit ; ici on bâille ; là on dort. Heureusement vient une danse éveillée du Chœur, sur laquelle on ouvre les yeux pour les refermer aussitôt. Encore tous les Opera n’ont-ils point cette prérogative. A ceux-là on est obligé à un ennui de trois heures de suite. Le prémier coup d’archet est ce qu’il y a de plus agréable. La prémiére fois qu’on voit lever la toile, on est tout yeux & tout oreilles. Il semble, qu’on se trouve transporté dans le païs des enchantemens, dans l’isle des Métamorphoses. Là, en un clein d’œil, les hommes sont transformés en divinités. Là vous voïagez sans sortir de votre place ; L’art fait voïager les Païs devant vous. Vous vous ennuïez d’être dans un désert ; un coup de sifflet vous porte dans le séjour des Fées ou des Dieux. Il est vrai que les Décorations changent assez grossiérement. Mais enfin, elles changent, & l’on est ébloüi. Voilà l’effet qu’a produit sur moi la premiére réprésentation que j’ai vue. La seconde, le charme disparut : la troisiéme, je me dépitai contre le Souverain de l’Orchestre, & je me promis bien de ne me plus donner la peine de le voir avec son sceptre tantôt haut, tantôt bas régler tous les tons de son peuple capricieux & docile tout ensemble. Je ne prétends pas censurer mes Concitoïens ; mais je ne puis m’empêcher de leur reprocher la fureur, avec laquelle ils donnèrent dans l’Opéra Italien l’hiver passé.

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General account

Un jour que j’y étois, j’avois à mes côtés un Norrwegien, qui s’étoit fait une idée fort avantageuse du bon goût de la Capitale ; mais il fallut décompter. « Quoi ! me disoit-il naïvement, tant de monde pour si peu de chose ! Depuis quand la mode de chanter sur le Théâtre ? Les Danois entendent-ils communément l’Italien ? Qu’est ce que cette figure, qui joüe le personage de Reine ? Puisqu’on veut des flutes, on devoit mieux les choisir. Ce n’est qu’une énorme masse de chair, à qui sa grosseur tient lieu de Majesté. Pourquoi accompagne-t-elle chaque syllabe d’une grimace, ou d’un geste forcé ? On la païe pour paroître ici ; qu’on feroit mieux de la païer pour n’y paroître pas ! Pourquoi ces battemens de mains, toutes les fois que cet Acteur Amphibie disparoit. Il joüe le Rôle de Roi avec une voix féminine. Qu’elle le prend bas ! Cependant elle ne peut soutenir sa voix. N’en a-t-elle qu’un filet ? Beau sujet d’admiration ! Pourquoi ces répétitions éternelles d’airs si peu variés, si assoupissans ? Et que font ces bras pendans à ses côtés ? » Il me dit bien d’autres choses de la même force sur les autres Acteurs ; & n’épargna point ce visage fade, placé là, disoit-il, uniquement pour figurer : & il me fit apercevoir que cette Actrice faisoit du Théâtre un commerce Pantomime de Coquetterie avec quelques-uns de ses adorateurs du Parterre. De tout cela, il alloit conclure, qu’il ne sçavoit lesquels étoient plus ridicules des Acteurs ou des Spectateurs, lorsque l’admirable Mimini suspendit sa critique, fixa son attention, s’attira ses applaudissemens.
Il est vrai, que nous sommes excusables, à cause de la nouveauté ; mais il ne l’est pas moins, que cette nouveauté nous a couté cher, & que le Théâtre Danois, qui commençoit à se former, & qui néanmoins étoit préférable, en a extrêmement souffert. J’ai oüi plusieurs fois des gens, qui se plaignoient de la multiplicité de spectacles ; car il y en avoit trois alors. N’est-ce pas trop pour Copenhague, disoient-ils ? Nous passons bien vîte d’un excès à un excès opposé. Ils ne refléchissoient pas, que tout cela étoit nouveau, & justifioit par conséquent l’empressement général. Quand la prémière ardeur sera rallentie, tout cela tombera insensiblement. Le goût des Lettres n’est point parmi nous le goût régnant, & sans cela, que devient le Théâtre ? J’ose prédire la chute prochaine de l’Opéra, à moins qu’une cause supérieure ne lui fasse la grace de le maintenir. L’hyver passé, on commençoit à s’en lasser. La presse n’étoit plus si grande. Il aura un terrible rival dans le Théâtre François. Nous verrons qui des deux remportera la victoire : car il est impossible qu’ils se soutiennent l’un & l’autre. On demandoit à une jeune Fille, si elle prenoit plaisir à entendre la premiére de nos Actrices Italiennes. Oh ! dit-elle, je n’aime pas qu’on pleure en cadence. C’est là la voix de la Nature : & cette décision vaut mieux, à mon gré, que tout ce que le Parterre pourroit dire de contraire. Qu’un petit nombre de Musiciens & d’Amateurs clair-semés dans les Loges & ailleurs prennent goût à l’Opéra, cela ne me surprend pas, mais que tout le public, qui n’est pas connoisseur, s’émerveille de ce qu’il n’entend pas, c’est ce que je ne puis concevoir, qu’en l’attribuant à la contagion de l’éxemple. Le Rigoriste le plus sévère ne sçauroit condamner, ce me semble, notre Opéra. Il n’est pas assez bon, pour qu’il puisse faire de mauvaises impressions. On y entre sans sentiment : on en sort de même. Peut-on être coupable, de s’être volontairement abandonné à l’ennui ? Ce n’est pas une compagnie fort amusante.

Metatextuality

On m’a envoïé ce matin une Lettre à laquelle je vais donner ma place. Le public n’y perdra rien ; car, outre que ce morçeau me paroit bien écrit & intéressant, je suis au bout du fil de mes idées sur ce sujet. Refléchissez-vous sur quelque objet qui vous est désagréable, aussi-tôt votre imagination se desséche ; à peine pouvez-vous penser. Je ne sçai quelle lassitude vous fait tomber la plume de la main. Cette feüille n’a pas été pour moi Amusément. Quelle apparence qu’elle le devienne pour mes lecteurs ? Mais ne voila-t-il pas, que j’entame un autre chapitre. Pardon de l’écart. Ecoutons ce qu’on va nous dire.

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Letter/Letter to the editor

Made. la Spectatrice ! Je ne suis pas grand Grec en Musique. Cependant j’ai osé soutenir contre un fort habile Musicien un paradoxe assez étrange dans ce païs-ci. J’ai prétendu, que l’Opéra François étoit supérieur à l’Opéra Italien. Mon homme le nia fort & ferme, & m’accusa de la prévention ordinaire aux François pour leur patrie. Je le relançai d’importance, & l’accablai d’un déluge de raisons, qu’il n’écouta point de sang-froid, & qui par conséquent ne faisoient que blanchir. J’ai cru, qu’il m’étoit permis de vous les adresser, & je me flatte, que j’aurai le plaisir de les voir imprimées dans vos Amusémens.

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Prémier avantage. L’Opéra, en France, est une véritable Tragédie. On y observe toutes les régles du Drame ; unité de tems, unité d’action, unité de lieu ; & qui plus est, on est obligé de les observer ; car sans cela la Piéce ne seroit plus un Poëme Dramatique ; il est vrai qu’on ne les observe pas toûjours à la derniére rigueur ; mais pour un spectacle aussi ridicule, que l’est en lui-même l’Opéra, il faut de l’indulgence, & puisqu’il est permis de s’éloigner du vraisemblable, il doit bien l’être de s’éloigner du vrai. Comparez une Piéce Lyrique Françoise avec une Italienne. Dans la premiére, vous trouverez une véritable Tragédie, avec cette différence, qu’elle est en vers irréguliers pour être mise en chant : Dans la seconde, vous n’en reconnoîtrez qu’une copie informe. L’une est remplie de pensées rendues avec force, avec douceur, avec netteté ; l’autre n’est qu’un assemblage confus de mots vuides de sens. L’une exprime avec délicatesse les sentimens, & parle le langage du cœur, l’autre n’exprime que des fadeurs, qu’on ne peut lire ni entendre, sans croire prendre un Emétique. D’un côté, c’est une tendresse raffinée, de l’autre, c’est une mollesse efféminée. Dans la prémiére on s’apperçoit, qu’il régne un heureux accord entre l’auteur des vers & l’auteur du chant noté : on sçait combien Lully & Quinault étoient d’intelligence, & qu’ils étoient faits l’un pour l’autre. Nous allions l’éxactitude & la régularité du Poëme à l’harmonie de la Musique. Dans l’Italienne on voit du prémier coup d’œil, que le Poëte a été subjugué par le Musicien, & qu’il a été obligé de lui sacrifier & le sens commun & l’esprit. Quel est l’Opéra Italien qui peut soutenir le grand jour de la lecture ? Est-il rien de comparable à Armide, à Phaëton, aux Eélmens <sic>, à Athys &c. (*2) Second avantage. L’Opéra François a des vols, & plus d’artifice dans les Machines. Là quand un Dieu ou une Déesse descendent du Ciel, ils sortent des Coulisses dans les Opéra Italiens. Le Prémier se conforme au vraisemblable ; le second se joüe de l’attention du Spectateur. Le plaisir de l’Opéra ne consiste guéres que dans la pompe du spectacle ; & ceux qui aiment le merveilleux trouvent bien leur compte dans le vol opéré par les poids ; & qui ne l’aime pas ? Troisiéme avantage. La Danse est essentielle à l’Opéra, parce que sans elle, on tombe dans une léthargie, dont elle seule nous tire. Le plaisir qui endort n’est plus un plaisir. Qu’on entre dans un Opéra Italien, on verra presque tout le Parterre assoupi. Pourquoi ? parcequ’il y a trop d’uniformité. En France, les Danses du Chœur, quoique hors d’œuvre, éveillent, réjoüissent, amusent, & font dévorer l’ennui que le reste cause nécessairement. D’où il s’ensuit, que l’Opéra François a un secret particulier, que n’a pas l’Italien, pour parvenir à son but, qui est de plaîre. Quatriéme avantage. La Musique Françoise est plus à portée du Spectateur, que ne l’est l’Italienne. Ce sont deux sortes de Musique excellentes chacune en leur genre. Cependant, parce que presque toutes les Nations préférent la dernière, je n’insisterai point là-dessus : je ne dirai point, que Lully, du Mény, Rameau, peuvent entrer en parallèle avec les meilleurs Compositeurs Italiens : mais je soutiens, que la Musique Françoise est plus propre pour l’Opéra. De 600 personnes qui vont à ce spectacle, il n’y a peut-être pas 6. connoisseurs & 12. amateurs. Et cepandant, si l’on n’est l’un ou l’autre, on s’ennuïe à la mort ; car la Musique Italienne est si composée, si irréguliére, que pour en sentir les beautés, il faut non seulement avoir du goût pour l’art, mais encore sçavoir l’art même. Il n’en va pas de même de la Françoise. Elle est, si vous voulez, moins belle, mais plus facile, plus aisée à entendre, moins compliquée, en un mot plus à la portée du Spectateur. J’ai gain de cause, si ceux qui ont entendu l’une & l’autre veulent avoüer franchement ce qu’ils en pensent. A en juger par l’impression, (& c’est cette impression, qui fait le plaisir) on panchera sans doute pour la derniére. Que l’Opéra Italien fasse l’admiration des Connoisseurs ; à la bonne heure ! mais qu’on ne disconvienne pas, que le but de l’Opéra est non de les divertir seulement, mais le public, & qu’à cet égard le François a tout au moins sur l’Italien une supériorité rélative à l’état de ceux qui aiment ce spectacle. Qu’un Prédicateur Danois traduise en sa langue un sermon d’un Abbé de Cour, & qu’il le prêche à des matelots ; ce sermon, en soi-même éloquent, deviendra extrêmement mauvais par rapport à ces auditeurs qui n’y entendront goutte. L’application de cette comparaison est aisée à faire. Cinquiéme avantage. L’Opéra François a le Récitatif en chant, & par conséquent est moins ennüieux. Dans l’Italien, le Récitatif est une espèce de Modulation, d’une Monotonie, destinée, ce semble, au supplice des oreilles. Je m’en rapporte à ceux qui connoissent l’un & l’autre ;
si après cela, mon incrédule ne se rend point, je l’enverrai passer quelques mois à Paris. A coup sur il en reviendra dans d’autres idées. Je suis &. à Y . . . . L. B.

Metatextuality

Texte, qui doit servir pour le 8me Amusément.

Citation/Motto

Qu’un ami véritable est une douce chose,
Il cherche vos bésoins au fond de votre cœur ;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous même ;
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s’agit de ce qu’il aime.

La Fontaine.

1(*) Fameux Musiciens de l’Opéra François.

2(*) Opéra François.