Cita bibliográfica: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Ed.): "Amusement III.", en: La Spectatrice danoise, Vol.1\003 (1748), pp. 17-24, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4177 [consultado el: ].


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Amusement III.

Cita/Lema► Au plaisir tout nous convie,
Saisissons le présent, sans soin de l’avenir ;
Craignons de perdre un jour, un instant d’une vie
Que la mort doit sitôt finir. ◀Cita/Lema

La Motte.

Nivel 2►

I.

Le Plaisir est absolument nécessaire à l’Homme. Aussi la Providence y a-t-elle pourvû avec sa bonté ordinaire. Elle l’a attaché à tous nos besoins. Nous le rencontrons par-tout ; mais le malheur est, que nous ne sçavons pas en joüir. L’abondance nuit à notre bonheur. Nous le goûtons souvent sans sentiment, c’est-à-dire, que nous ne le goûtons point. Séduits par notre imagination, nous nous figurons, qu’un plaisir commun n’est pas un plaisir. Tout ce, qui n’a pas le mérite de la nouveauté ou de la rareté, cesse de réveiller notre sensibilité. Cette excessive délicatesse, jointe à notre inattention, nous dérobe mille délices. Y pensons-nous donc, de nous plaindre de la rareté des plaisirs ? Ne nous plaignons que de nous mêmes ?

Mais d’où vient cet écart de la Nature ? pourquoi laissons-nous échaper tous les plaisirs qu’elle nous offre en foule ? Une pareille bizarerie a sans doute sa source dans notre cœur, qui n’est [18] jamais content de l’aisé, & qui court sans cesse après le difficile. L’extraordinaire seul a droit de lui plaire ; il le voit de loin, il le désire, il le chérit ; mais s’est-il aproché, il n’est plus extraordinaire, il dégoûte, il ennuïe, il n’a plus aucun droit à ses désirs. On ne daigne pas même s’en lasser. Que notre sort est triste ! Combien de choses agréables notre condition naturelle ne nous fournit-elle pas ? faut-il que notre caprice nous en prive ?

La démangeaison de s’élever, l’envie de se distinguer, en un mot, l’amour-propre est aussi une autre cause de l’insensibilité que nous contractons pour certains plaisirs communs. Nos inférieurs, qui voïent, que nous n’en usons pas, n’imaginent pas même, que ce soient des plaisirs : l’éxemple les leur fait perdre. En fait de plaisir, c’est l’exception à la régle, qui flatte le plus. Exemplum► On a vû une Nation s’éprendre de l’amour le plus vif pour une fleur. Combien de Hollandois n’ont jamais eû pour Maîtresse qu’une Tulippe ? D’où partoit ce goût bizare, ce goût que les loix seules ont pû corriger de l’idée qu’on s’étoit faite, qu’une belle Tulippe étoit un chef d’œuvre assez rare de la Nature, malgré sa fadeur, & qu’il étoit glorieux de se ruiner pour une merveille ◀Exemplum Exemplum► D’où vient qu’on regarde le vin de Tokai comme un vin sans prix ? On l’avale avec ménagement & avec sensualité. N’y-a-t-il pas de meilleurs vins ? sans doute ; mais le vignoble de Tokai est heureusement de petite étenduë. ◀Exemplum Que les pierres deviennent des diamans, qui voudre <sic> s’en parer ?

Retrato ajeno► Je vois unCavalier <sic> au milieu de deux Dames. L’une est extrêmement belle, & l’agace en minaudant ; l’autre est tout au plus jolie, & reçoit froidement ses fleurettes. Cependant il néglige la premiére, & n’a des yeux que pour la seconde. D’où vient cette bizarerie ? l’une est mariée, & l’autre ne l’est pas. L’idée flatteuse de la préséance qu’il espére le rend aveugle & passioné pour celle-ci, aveugle & froid pour celle-là. ◀Retrato ajeno

[19] II.

Semblables à ces peuples barbares, qui faisoient consister la beauté d’un édifice dans la difficulté de l’éxécution, nous n’aimons guéres que les plaisirs incertains & embarassans. Et comment ne les aimerions-nous pas ? Ils flattent notre vanité. N’est-il pas dans l’ordre, que notre cœur soit la dupe de notre imagination.

Les plaisirs, que nous aimons le moins, sont ceux, qui touchent avec douceur, précisément ceux que nous devrions le plus aimer. Nous en voulons qui nous agitent avec transport. Le spectacle est la source d’un plaisir vif ; pourquoi ? parceque nos passions y sont émuës & maniées avec adresse. La terreur & la pitié, qui sont l’ame de la Tragédie, sont excitées en nous par le jeu naturel d’une action, dont les personnages nous intéressent par leurs malheurs ou par leurs vertus. Exemplum► L’incertitude de l’évement <sic> nous tient en suspens dans Rodogune. ◀Exemplum Exemplum► Les divers mouvemens de l’amour nous attendrissent dans Andromaque. Notre cœur n’est-il pas saisi à la vuë des fureurs d’Oreste ? Une douce mélancolie ne s’empare-t-elle pas de nous, quand nous entendons Hermione dire à Pyrrhus ?

Cita/Lema► J’attendois en secret le retour d’un parjure ;
J’ai cru, que tôt ou tard à ton devoir rendu
Tu me rapporterois un cœur qui m’étoit du ;
Je t’aimois inconstant ; qu’aurois-je fait fidelle ?
Et même en ce moment, où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m’annoncer le trépas,
Ingrat ! je doute encor, si je ne t’aime pas. ◀Cita/Lema ◀Exemplum

Y-a-til <sic> du plaisir à répandre des larmes ? Oui ; & la Tragédie en est une preuve. Quoiqu’il paroisse d’abord que le plaisir & la tristesse sont incompatibles, cependant nous voions qu’un habile Acteur concilie en nous ces deux sentimens. Exemplum► Dans le Cid [20] nous aimons Rodrigue, & c’est précisément, parceque nous l’aimons, que nous prenons un plaisir extrême à voir son désespoir, quand il réconnoit qu’il a tué le Pére de Chimène, & qu’il est sur le point de perdre ce qu’il a de plus cher. ◀Exemplum N’est-ce point cruauté ? la douleur & le plaisir sont-ils meilleurs amis, que nous ne pensons ? cela pourroit être ; mais il est bien certain, qu’il est difficile de rendre raison de cette contrariété. On sçait combien notre séxe connoit les sentimens du cœur. J’ai proposé cette question à quelques-unes de mes Amies. Aucune n’a pu la résoudre.

III.

Nivel 3► Relato general► Quel plaisir trouvez-vous, Mesdames, dans la sçience de la Toilette ? Quelqu’un faisoit cette question. Une femme lui répondit ingénument, que nous n’avions le désir de plaire, que parceque nous sçavions, que ce n’est qu’en plaisant qu’on émeut les passions de ceux qui nous voïent. Une autre lui dit à l’oreille, que nous ne voulions les toucher, que pour être touchées nous-mêmes. ◀Relato general ◀Nivel 3 La réfléxion est vraïe, mais un peu coquette.

J’ai toûjours été surprise de voir la jeunesse, qui assurément se connoit en plaisirs, & qui hait l’occupation, s’en faire une de lire les Romans, c. à. d. de se repaître d’idées chimériques, de se remplir la mémoire de fictions & d’intrigues imaginaires, de retenir les endroits les plus brillans, qui pour l’ordinaire ne sont pas les plus sages, d’apprendre mille choses, qu’on peut sçavoir parfaitement sans rien sçavoir. Mon étonnement cesse àprésent <sic>, que je réfléchis que cette lecture allume les passions, qu’elle fait éclorre les pensées sensuelles, qu’elle fait germer les sentimens plus tendres. Rien n’est propre à gâter le cœur ; & a-t-on à faire d’un cœur entier ?

Pourquoi le plaisir de l’Amour est-il un plaisir si couru ? C’est encore parcequ’il enflamme nos passions. Plus l’amour est violent, c. à. d. passioné, plus le plaisir qu’on y trouve est grand. [21] S’aimer, se le dire, se le répéter, s’unir par les liens les plus doux, puisqu’ils sont les plus défendus, faire le bonheur d’une beauté cherie, être le centre de tous ses désirs ; Quoi de plus propre à enlever l’ame hors d’elle même ? Un amant, qui n’est point écouté, est peut-être plus heureux qu’un amant favorisé. Son imagination lui restituë ce que son étoile lui dérobe.

Nivel 3► Relato general► Quelqu’un se plaignoit à un de ses amis, qu’il aimoit une Dame insensible. Elle ne m’aimera jamais, disoit-il ; serai-je éternellement malheureux ? Ne pourrai-je me défaire de cette malheureuse passion ? Cet Ami, qui étoit Chimiste, mais Chimiste, des plus habiles, lui offrit une promte guérison : Il va chercher le remède ; l’Amant voit la Bouteille, & soupire : Il jette les yeux sur l’étiquette, & y lit : Elixir contre l’amour le plus invétéré. Oh ! s’écrie-t-il, j’aime encore mieux un amour sans bonheur, qu’un bonheur sans amour. N’étoit-il pas fou ? non ; Il étoit amoureux. ◀Relato general ◀Nivel 3

Le Plaisir de l’amour fait pour l’ordinaire perdre le goût de tous les autres plaisirs. Ils deviennent d’abord insipides, ensuite fatigans, enfin odieux & insuportables. Ce jeune homme étoit un franc débauché : je le vois aujourd’hui sage, rangé ; D’où cela vient-il ? Deux beaux yeux ont opéré cette métamorphose. Il s’est marié, il aime sa femme ; & le plaisir qu’il trouve à l’aimer réprime la fougue de ses passions. L’Amour absorbe tout ; mais malheureusement l’amour est, dit-on, absorbé par trop de plaisir.

IV.

Le Plaisir du jeu cesse d’être un plaisir, quand la bourse y est intéressée jusqu’à un certain point. L’avarice ne mérita jamais ce nom ; & dans le gros jeu, il y entre toûjours de l’avarice. L’idée séduisante qu’on s’en fait, ne prouve rien, puisque c’est un délire de la raison. L’ame est toûjours agitée de mouvemens divers, selon les divers caprices du hazard ; & l’ame la plus vo-[22]luptueuse veut du relâche. La politesse, l’usage, l’interêt demandent qu’on déguise ses sentimens sous un froid affecté, & un air de désintéressement ; mais si le visage est sérein, l’orage en est-il moins violent dans le cœur ; & n’est-ce pas un double supplice, que de le ressentir tout entier au dedans, & d’être obligé de le dissimuler au dehors ? Le jeu n’est qu’une passion tyrannique.

V.

Les plaisirs de la Table dégénérent souvent en excès. Quand on passe les bornes du besoin & de l’agréable permis, ce n’est plus que volupté grossiére. D’ailleurs quelle folie d’épuiser pour deux doigts de palais la sçience meurtriére des Cuisiniers.

VI.

Les Plaisirs des sens nous rendent-ils heureux ? Mon Mentor, (car j’en ai un, j’en ai averti le Lecteur, il aura la bonté de s’en souvenir) vient de me dire, que deux grands Philosophes, Arnaud & Malbranche ont eû de furieuses disputes là-dessus. J’en suis surprise ; car, je vous prie, dès-que vous convénez, qu’on est heureux, quand on croit l’être, & cela est incontestable, vous devez convénir, que les plaisirs, qu’on croit conduire au bonheur, sont, quand on les goûte, la source d’un bonheur actüel. Ce bonheur est pernicieux, à la verité ; mais il est pourtant réel.

VII.

Pourquoi aime-t-on plus les plaisirs défendus, que les plaisirs permis ? Pourquoi cet homme néglige-t-il sa femme, qui est fort aimable, pour courir après ce laidron ? Il est curieux.

VIII.

La plupart des hommes aiment à publier leurs plaisirs. La plupart des femmes aiment à les cacher ; & qui plus est, l’amour-propre des uns & des autres y trouve son compte. J’ajouterai, que les hommes, qui ont de l’honneur préférent les plaisirs mystérieux, & que les femmes qui n’en ont point, préférent les plaisirs d’éclat. Malgré tout cela, les uns & les autres se font en cela même quelque violence. Ajustez moi tout cela.

[23] X. <sic>

On a dit, que l’imagination anticipoit si fort sur les plaisirs futurs, & nous en mettoit si bien en possession, que, dès-qu’ils sont présens, nous en joüissons aussi peu, que si nous avions eû déjà le tems de nous en dégoûter. C’est un vilain tour, & cette réfléxion attriste ; mais au fond cela se peut réparer. La pensée peut étendre ses vuës sur l’avenir, elle peut aussi se réplier sur le passé. Qui nous empêche de faire compensation ?

X.

De tous les plaisirs le plus innocens <sic>, le plus uni c’est celui de la Proménade. C’est sans doute le plus agréable à ceux qui ont perdu le goût des grands plaisirs. La varieté des objets, le soin de la santé, la pureté de l’air, ce concours tumultueux de monde, tout y ravit. Dans les beaux jours d’été je n’entre jamais à Rosenbourg sans une véritable satisfaction. S’il y a une beauté à produire, un ornement à faire briller, on l’y étale avec pompe & avec éclat. Tout y vient rendre hommage aux yeux. Au milieu de mille objets différens l’ennui ne sçauroit trouver place. On voit toûjours, avec je ne skai <sic> quel plaisir nouveau, ces visages, qui, par des révolutions réglées, passent & repassent sans cesse, frapent les yeux, & les rendent attentifs. La Proménade est une espéce de Comédie publique, où chacun est acteur & spectateur tout à la fois. Quel est le séxe, qui y joüe le rôle le plus avantageux ?

XI.

Nous sommes tous voluptueux ; & qui pourroit resister à un air aussi contagieux, que l’est celui du Plaisir, quand on le respire sans cesse ? Par mi <sic> tant de Plaisirs, qui nous environnent, ne seroit-ce pas un prodige, que nous nous en garantissions ? Ils sont si séduisans !

XII.

J’ai oüi dire, que les Mathématiciens goûtent les plaisirs les plus purs, & qu’ils ne trouvent rien de comparable à la Géomètrie. Si cela est, c’est, une preuve, que l’étude de la vérité est la plus satisfaisante pour l’homme. Mais cela m’est un peu suspect, & je crains bien que ce ne soit pure fanfaronade : Exemplum► Descartes, dit-on, aimoit les louches à la fureur ; ◀Exemplum & je connois un grand Géomètre, qui assurément n’est point ennemi des plaisirs des sens. Quoiqu’il en soit, je croirai toûjours ceux-ci plus réels, jusqu’à ce que mon séxe, qui est passablement connoisseur, donne dans les autres.

[24] XIII.

Il faut être sage, mais il faut l’être avec sobriété. Quelle étrange maxime, dira-t-on ? rien n’est pourtant plus vrai. Qui l’est trop ne l’est point du tout. Car la sagesse est un état de raison. Elle a ses bornes ; mais si cela est certain de la vertu, beaucoup plus l’est-il des plaisirs. Si la sagesse a ses excès, le Plaisir n’en a-t-il pas de plus dangereux ? l’amour excessif du plaisir nous jette dans une espèce d’idolatrie & d’irréligion.

Relato general► « Pour bien goûter les Plaisirs, me disoit ces jours passés un Epicurien, pour en tirer le fin, il faut s’en faire un systême suivi, lié, raisonné. Par cette espèce de Philosophie on met tout à profit ; C’est une liqueur précieuse, dont il ne faut pas perdre une seule goutte. Pour prévenir la satiété, il ne faut point s’y livrer avec trop de passion, mais avec ordre ; Il faut en faire des distractions & non des occupations continüelles. Ils sont faits pour délasser & non pour fatiguer. La rareté en est le sel ; il en est certains, sur lesquels il faut apuyer, raffiner, ou glisser, suivant les circonstances. »

Il alloit me débiter bien d’autres sottises épicuriennes. Je ne voulus plus l’écouter, mais il m’apaisa en m’assurant, qu’il ne parloit que des plaisirs permis. ◀Relato general Malgré cela, je ne puis pas me faire à un systême, qui tend à perpétuer le goût du plaisir, & l’éxil de la raison.

XIV.

Nous sommes ingénieux à nous faire illusion sur les Plaisirs défendus : Nous nous persuadons aisément ce qui nous flatte. Une chose est agréable, ou le paroît ; parce qu’elle est agréable on l’aime, parce qu’on l’aime, on se figure qu’elle est bonne ; & à force de se le figurer, on s’en fait une espèce de conviction, en vertu de laquelle on agit au préjudice des plus pures lumiéres de la Raison.

XV.

Nous devons faire du vrai bonheur, c. à. d. de la vertu qui y conduit, notre prémier objet, le second peut être le plaisir ; non ce plaisir où le matériel domine, qui rend l’homme esclave de son corps, & érige son ventre en Divinité, mais ce plaisir pur & durable, qui nait de l’aisance de la vie & de la tranquillité du cœur. Vivre en Epicurien, ou en Sibarite, ce n’est pas vivre en Chrétien, ce n’est pas même vivre en Homme. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1