La Spectatrice danoise: Amusement II.
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Ebene 1
Amusement II.
Zitat/Motto
Tous les hommes sont fous ; &,
malgré tous leurs soins,
Ne différent entr’eux que du plus ou du moins.
Ne différent entr’eux que du plus ou du moins.
Boileau.
Ebene 2
Ouvrez le grand livre du Monde, vous
ne trouvez à chaque page qu’extravagance. Le bon sens en est
banni, ou, s’il y paroît, ce n’est qu’à la marge. Mais ce qu’il
y a de surprénant, c’est que l’on lit par-tout les mêmes folies.
Il y a si peu de varieté dans les actions & la vie humaine,
qu’en vérité nous ne sommes point pardonnables de tomber dans
les mêmes sottises. A éxaminer les différentes maniéres de
penser & d’envisager les objets, on diroit qu’il n’est rien
de moins semblable à un homme qu’un homme ; mais à éxaminer leur
conduite, on diroit qu’ils se ressemblent tous, dans tous le
temps & dans tous les lieux. Il semble qu’ils ont tous été
jettés dans le même moule. Quoique leurs passions soient
différentes, elles les conduisent au même but ; c’est toûjours
de la folie, & presque le même genre de folie.
La plus forte de nos passions, celle qui meurt la derniére en
nous, c’est l’amour du repos.
C’est pour se reposer, que le Négociant confie ses jours
aux flots & aux vents. C’est pour se reposer dans les bras
de l’amour, que le voluptueux papillonne de belle en belle.
Mais, comme nos désirs remplis sont toûjours remplacés par des
désirs nouveaux, nous n’atteignons jamais le but auquel nous
aspirons. Notre imagination le récule toûjours. Plus notre
bonheur nous en approche, plus elle nous en éloigne. Nous
faisons mille efforts insensés pour y parvenir, parceque
<sic> nous ne réfléchissons point, que nos désirs violens
nous en écartent. Nous ne sommes jamais contens ; Nous courons
avec ardeur de là mille folies, qui remplissent l’intervalle qui
est entre le point, d’où nous partons, & le terme de notre
course. Est-il surprénant, qu’après avoir abandonné la sagesse,
qui nous diroit : C’est ici que vous devez vous arrêter, nous
nous jettions dans les bras de la folie, qui nous ferme les yeux
sur ce qui nous est le plus avantageux ?
A la vuë de tant de fous, je suis chagrine contre mon
siécle. Je ne veux plus de commerce avec les vivans, de peur
d’en avoir avec des extravagans. Je ne veux voir les hommes que
dans leurs livres ; mais je n’y trouve pas de grands traits de
sagesse. Cela peut-il être autrement ? Ils travaillent pour le
Public ; & le Public n’est pas plus sage qu’eux. Il a de
l’indulgence & de la malice : de l’ésprit & de la
stupidité. Il dévore certains ouvrages & les
sifle ; il trouve de l’esprit où il n’y a pas le sens commun. Il
aime la déraison & les saillies folles, & éxige pourtant
de la justesse & de la bienséance. La source de nos folies,
c’est que nous ne nous connoissons pas nous-mêmes. Nous ne nous
éloignons si fort de la nature, que par les illusions que nous
nous faisons. Nous bâtissons sur un mauvais fondement ; &
voilà ce qui nous perd. Presque toutes nos sottises sont
conséquentes. Recourons à la sagesse, plus d’écart, plus de faux
pas à craindre. Mais cette sagesse nous ne l’acquerrons que par
la connoissance de nous-mêmes & du véritable prix des
choses. Il y a si peu de raison dans le monde, que les hommes
tombent dans des contradictions évidentes dans les choses mêmes,
où les loix naturelles devroient les accorder. N’y-a-t’il donc point de principes
certains ? ou la moitié du genre humain est-elle
dans une extravagance sensible ? N’outrons point les choses ?
& convénons, que la droite raison a des loix immuables.
Envain on déclame contre elle. Quand on m’aura démontré que mes
jugemens sont incertains, on ne m’aura rien démontré ; car si ma
raison a ce défaut, la démonstration l’a aussi, ou bien l’on
m’aura seulement prouvé le contraire, & je serai convaincuë
de la force de la Raison. Avoüons pourtant, que peu d’hommes se
servent bien de cette Raison. Il y a si peu de sages dans le
monde, que les fous peuvent se consoler par leur grand nombre.
Ces sages le sont même si rarement, qu’on seroit tenté de
croire, que ce sont les intervalles de leur folie, qui nous les
fait admirer. Que cette alternative, que ces accès périodiques
de bon-sens & de folie doivent leur paroître désolans ! Que
leur sagesse leur coute cher. Elle leur ouvre les yeux sur
eux-mêmes ; & la connoissance de soi-même, quelque utile
qu’elle soit, est bien désagreable. On met en question,
si les hommes sont plus fous ou plus sages que ne le sont les
femmes. On peut répondre, que notre séxe a donné des preuves
invincible <sic> de supériorité en Raison, en se
soumettant volontairement à l’homme, qui certainement n’a aucun
droit de dominer sur la femme. J’ajoûterai, que l’esclavage, où
nous sommes, perpetuë cette prérogative ; car nos Passions n’ont
pas occasion de nous égarer, comme celles des hommes, qui par
cela même, qu’ils sont indépendans des femmes, dépendent plus de
la folie. Nous ne sommes point ambitieuses, nous ne donnons pas
dans le sçavoir &c. en un mot, nous avons
moins de Passions, & par conséquent plus de sagesse Mais
malheureusement notre sagesse est obscure. Elle ne passe point
les bornes de notre Domestique, tout au plus de notre Patrie, au
lieu que celle des hommes n’a point de limites. D’ailleurs, il
faut convenir que leur sagesse, quand ils en ont, est apuïée sur
des fondemens plus solides que la notre, & que leurs vertus
ont beaucoup plus d’éclat, comme leurs folies marquent plus de
foiblesse.
Exemplum
C’est pour se reposer, que l’ambitieux Aléxandre vouloit
faire la conquête du Monde.
Exemplum
Dès que nous aurons subjugué
l’Univers, Nous pourrons vivre à l’aise & prendre du bon
tems, disoit un fameux Conquérant à un de ses Favoris.
Metatextualität
Mais, trêve de moralité. On pourroit dire que ma
réfléxion n’est qu’une folie sérieuse. Peignons quelques
fous ; Leur portrait nous fera chérir celui de l’homme
raisonnable ; il en vient en foule s’offrir à mon
imagination. Je me contenterai, vu l’abondance de la
matiére, de ridiculiser les principaux.
Ebene 3
Fremdportrait
Quel est cet homme sec, mais
ardent, maigre mais laborieux, foible, mais infatigable.
C’est Lycidamis ; ses gréniers sont bien remplis ; son
coffre-fort regorge, pour ainsi dire, d’or
& d’argent ; quoique sa fortune, partagée entre cent
hommes, fût capable de faire cent heureux, il se croit
malheureux, il songe à de nouvelles richesses. Pour
devenir plus opulent, il devient un squelette ; & il
abrége ses jours pour amasser de quoi vivre. Il est
avare, pour rendre ses héritiers prodigues. Il est fou,
non ; mais il est Philosophe à l’éxcès. Il est Stoïcien,
pour rendre Epicuriens ses descendans.
Fremdportrait
Quittons le, pour venir à
Dorimond. Il va à la Bourse en équipage, négocier une
lettre de Cent écus. Il traine l’Arithmétique dans un
char pompeux. Il a un Caractére, qui lui fait oublier sa
naissance, ses affaires, & les intérêts de sa
famille. Il a je ne sai quel titre, qu’ont autrefois
porté des gens respectables par eux-mêmes : il imagine
que ce titre tient lieu de tout. Il croit qu’on le
respecte. Il ne sçait pas, que s’il veut du respect, il
doit en faire lui seul tous les frais : il est entiché
de la marotte régnante de vouloir être estimé sans être
estimable.
Fremdportrait
En voici un, qui veut être
aimé, sans être aimable. Il veut forcer un cœur qui ne
peut être à lui. Il est affreusement laid. Je vais le
copier d’après nature ; son front a un doigt & demi
de largeur ; sa bouche en a vingt de longueur, de sorte
que ses dents, du plus beau jaune du monde, semblent
toûjours sur le point de mordre ses oreilles, qui
ressemblent à celles d’un Ane comme deux gouttes d’eau.
Ses yeux feroient bien paroli à ceux d’une Taupe, son
nez à celui d’un Singe, ses joües boursoufflées à deux
Ballons. Avec tout cela, il fait l’important, il jouë
l’aimable, il copie le petit-maître. Il dit un jour fort
sérieusement à sa belle, qui avoit l’indiscrétion de le
railler sur sa figure, qu’il ne la troqueroit que contre
la sienne ; rare effort de galanterie ! Quelle
extravagance de vouloir être aimé, en méritant si fort
d’être haï ?
Fremdportrait
Cléonide est un fou d’une
autre espèce. C’est le plus beau Cavalier qu’on puisse
voir ; mais, quoique capable d’enflamer tous les cœurs,
il ne daigne être amoureux que de lui-même : sa chambre
est tapissée des plus grandes glaces. Il s’y promène
tout le jour pour s’admirer. Il avoüe ingénument, qu’il
ne voit point de plus bel objet que lui. Il se mire avec
une complaisance infinie, & est bien fâché qu’il
soit impossible de se marier avec soi-même. Ce Narcisse
est peu connu dans le monde, parce qu’il n’aime que sa
propre compagnie.
Fremdportrait
Quel est cet importun, qui
m’assassine avec ses distinctions Philosophiques ? A son
air méditabond, à son ton de voix compassé, à sa mine
rebarbative on le croiroit Sage. Helas ! c’est un
Archi-fou ; Il apporte dans le monde tout le fatras
qu’il a mal digéré dans son cabinet ; Il ne parle que
pour fatiger <sic>. Toutes ses paroles sont
marquées au coin de l’ennui. Il débite gravement des
fadaises. L’étude, qui naturellement doit rendre l’homme
plus raisonable, n’a fait que le rendre plus fou. Il a
cessé d’être homme, pour devenir livre.
Fremdportrait
Ménalque vient naturellement
à sa suite. C’est un de ces gens, qu’on appelle
Auteurs ; ce n’est pas qu’il soit auteur de quelque
découverte ; mais il est le plagiaire des découvertes
d’autrui. Mettez tous ses ouvrages à l’alambic, vous
n’en extrairez pas une seule pensée qui lui appartienne.
Il devroit connoître son insuffisance ; mais non : il a
en aveuglemert <sic> ce que la Nature lui a refusé
en lumiéres ; il a la fureur de se faire imprimer. Il
semble qu’il seroit fâché que la postérité ne sçût pas,
qu’il n’a jamais été qu’un sot. Il ne peut résister à la
démangeaison de faire vivre les vers, qui par bonheur
pour lui ne sont pas connoisseurs.
Fremdportrait
Le Poëte Jéjunon consume ses
tristes veilles à chercher de vaines pensées, & se
prive du sommeil pour le procurer aux
autres. Il promène par-tout sa Muse. C’est un vrai
Caméléon, auquel le vent tient lieu de nourriture
solide. C’est une espèce d’homme nourri, gonflé, bouffi
de visions, de chiméres, d’imaginations creuses qu’il
prend & qu’il donne pour des réalités, & même
pour des inspirations. Du reste, il ne voit rien de plus
beau que la Poësie ; & sans songer que, suivant sa
propre expérience, le chemin du Parnasse est le chemin
de l’Hôpital, il n’imagine rien audessus de la Rime.
Quelle folie de se repaître de rêveries, & d’être
aussi satisfait d’un bon poëme, que l’est notre Roi de
l’amour de ses Peuples, ou, si l’on veut une comparaison
plus foible, que l’a été le Duc de Löwendhall de la
prise de Bergopzoom ?
Fremdportrait
Quel est cet homme à qui on
fait la Cour avec tant d’empressement ? C’est Dorylas.
Il est riche, je n’en suis point surprise. Mais ses
courtisans ne devroient-ils pas sentir, que ce n’est que
par pauvreté d’ame, qu’ils estiment tant les richesses ?
& ce Millionaire peut-il ignorer, qu’on l’honore
moins, que le précieux métal, dont ses coffres sont
pleins ?
Fremdportrait
Rufus a une fort aimable
femme, parée des prémiers trésors de la jeunesse. Il lui
vole les soupirs qu’il lui doit, pour les porter à des
filles, à qui la facilité de se rendre a fait donner un
nom odieux. Il ne se rébute point, quoique pouvant
cueillir les fruits les plus doux dans le jardin de
l’Hyménée, il n’en ait trouvé que d’amers dans le jardin
de l’Amour.
Exemplum
En un païs on regarde les femmes,
comme inhabiles à succèder à la Couronne. Dans une contrée
du nouveau monde les hommes sont exclus du thrône. Là on
regarde comme un crime digne de mort de voler ; ici on
pourvoit à sa subsistance par le vol, qui n’est puni, que
quand il est mal-adroit, c. à. d. quand il est le moins vol.
Là on se réjoüit de la naissance des enfans, on les croit
heureux de vivre ; ici on ne se réjoüit que lorsqu’ils ne
vivent plus. Là on rend tous les respects possibles à des
parens ; on tâche de prolonger leurs jours infiniment
précieux à des fils bien nés ; ici on croit s’acquitter
parfaitement envers eux des devoirs de la Nature, en
prévenant les incommodités de la vieillesse : on les tuë,
& on s’en régale. Certains peuples s’abstiennent de la
chair de quelque animal que ce soit ; d’autres mangent leurs
semblables, & trouvent le François un meilleur mêts que
l’Espagnol.
Zitat/Motto
Ne pourroit-on pas dire avec le Misanthrope de la
Comédie, qu’une folie, qui nous rend contens, vaut mieux
qu’une raison qui nous mortifie ?
Metatextualität
Texte, qui doit servir
pour le 4me Amusément.
Zitat/Motto
Courons après la Gloire, Ami ! l’Ambition
Est du cœur des humains la grande Passion
Est du cœur des humains la grande Passion