Référence bibliographique: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Éd.): "Amusement I.", dans: La Spectatrice danoise, Vol.1\001 (1748), pp. 1-8, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4175 [consulté le: ].


Niveau 1►

Amusement I.

Citation/Devise► Femmes ! quand Vous pensez, Vous pensez mieux que nous. ◀Citation/Devise

Lett. Diverses du Comte de . . .

Niveau 2► Metatextualité► Je ne hazarderois pas cet éloge en faveur de mon séxe, si une Dame en étoit l’auteur. Ce Panégyrique seroit suspect de partialité. Je ne m’attacherai point à en montrer la vérité : Il sembleroit que j’aurois envie de faire réjaillir sur moi une partie des loüanges que je crois dües à mon séxe : Et franchement, ce seroit une indécence marquée de débuter par se donner de l’encens.

J’ai bien autre chose à faire. Le Public sera sans doute surpris de voir une femme s’ériger en Auteur. Mais pourquoi ? Il nous est permis de penser, & il ne nous seroit pas permis d’écrire ? Autoportrait► Le Ciel ne m’a point accordé les sublimes talens, qui font une héroïne dans la noble science du Ménage. Les détails m’ennuïent, m’impatientent, m’excédent. Les belles lettres ont pour moi des attraits aussi puissans, que le divin souris d’une beauté parfaite a pour un amant bien [2] épris. Ne pourrai-je sans crime, m’amuser à barboüiller du papier ? Ma vivacité ne s’accomode point de la lenteur de la Broderie. Que voulez-vous ? j’ai les yeux plus actifs que les doigts. Outre l’ennui, un point de tapisserie me coute plus de tems que dix lignes d’écriture. Le jeu me déplait ; gros, il est ruineux, modique, il est ennüiant. Je demande au Casuiste le plus sevère, si de l’humeur dont je suis, je ne puis pas en conscience préférer mon Cabinet à ma Cuisine, la culture de ma Raison à a culture de mon Potager, mon Bureau à une table de Quadrille. Il me semble de voir le public prononcer en ma faveur, & cela sans galanterie. Ne me flatte-je point ? ◀Autoportrait

Un certain monde, toûjours dédaigneux, dira froidement : Vous pouvez étudier, tant quil <sic> vous plaira ; mais écrire, c’est trop. Oh ! si l’on me défend d’écrire, j’aimerois autant qu’on me défendît de m’amuser.

J’avanture l’impression. Si l’on s’avise de m’en blamer, on fait le procès à Mlle. de Scuderi, à la Comtesse de la Suze, à Me. & à Mlle. Deshouliéres, à Me. Gotsched, à Elizabeth Carter, à Birgitte Thot, à la Marquise du Châtelet, & à je ne sçai combien de Dames, qui ont fait assaut d’esprit & de sçavoir avec les hommes les plus spirituels & les plus sçavans. Encor, si je m’avisois d’emboucher la trompette de Milton, comme vient de faire Madame de Bocange, de parler grec ou latin, comme a fait Me. Dacier, de disserter sur des matières abstraites, à l’exemple de Lucréce Cornaro, qui prit à Padoüe le bonnet de Docteur, de donner au public une Traduction in folio de Sénèque, comme a fait une de mes Compatriotes, ou de composer des institutions de Philosophie Leibnitienne, on pourroit gloser ; mais des bagatelles sérieuses, des réfléxions amusantes, des feüilles qui ne contiennent que du moral ou [3] du badin, c’est-à-dire, rien qui soit audessus de la portée d’une femme, les condamner, c’est en vérité trop de rigueur.

Tout cela ne fera peut-être que blanchir. Le Préjugé m’est défavorable. Mon séxe a dégénéré en Dannemarc ; Il étoit jadis, ou du moins paroissoit être plus spirituel : Poësie, Eloquence, Théologie, tout étoit du ressort de nos Grands-Méres. Elles partageoient avec leurs maris les plaisirs de l’amour & la gloire des Lettres

Cet heureux tems n’est plus : voir & être vüe, recevoir des visites ennüiantes & les rendre dans les mêmes espèces, se mirer jusqu’à diner, ne manger qu’en médisant, comme si la médisance étoit le véhicule des bons morceaux, chercher le monde, s’en dégoûter, se coucher sans sçavoir ce qu’on a fait, se lever sans sçavoir ce qu’on va faire, voilà le cercle autour duquel tournent ces heures précieuses qui s’envolent avec tant de rapidité. La Lecture, les occupations qui tendent à orner l’esprit sont entiérement tombées.

C’est ce qui m’engage à me déguiser sous le nom d’ Aspasie. Ce masque me met à l’abri de toute raillerie ouverte. Et puis, j’aurai la délicieuse satisfaction d’entendre derrière le rideau les décisions des Connoisseurs, & de ceux qui se donnent pour tels, les faux jugemens qu’on hazardera sur mon nom. Que cet Incognito sera charmant !

Niveau 3► Arrêtez, dira un Sçavant en Us, d’un ton passablement rebarbatif. « La Dame en question nous veut donner la torture en se masquant ; mais je ne m’y méprends point. C’est une telle. Non, repliquera quelqu’un, Made. . . . ne trancha jamais de la sçavante ; & celle-ci débute par un nom Grec ; Made. . . . n’est point coquette, & celle-ci en tient, à vüe de païs ; car Aspasie faisoit à la vérité par son esprit les délices des Sçavans de son siécle, & devint femme du grand [4] Périclès, mais aussi c’étoit la plus fameuse Courtisanne de la Gréce, & vraisemblablement, elle tenoit école de Coqueterie & de Philosophie tout à la fois. » ◀Niveau 3

Messieurs les Censeurs ! Vous allez bien vite. Autoportrait► Apprenez que je n’ai aucune des qualités, que vous me prodiguez si généreusement. Je ne me pique pas de sçavoir. J’ai, avec peu de mémoire, un grand fonds d’indolence, qui m’empêche de me communiquer. Je ne daigne pas même séconder mon enjoûment naturel. Le Livre du Monde est celui que je medite le plus sérieusement. Je m’amuse à des réfléxions sur ce que je vois, je m’amuse à présent à écrire ces réfléxions, pour amuser le public. ◀Autoportrait Est-ce là trancher de la sçavante ? Si c’est pédantisme, que de se déguiser à la Grécque, que de saisir à la volée, en lisant l’histoire, le nom d’une femme célèbre par son esprit & par sa beauté, que de s’en servir, parce qu’il ne s’en offre pas de plus convenable, j’avouë, que je suis une Archipédante. Vous m’accusez de Coquetterie ; mais, je vous prie, depuis quand la ressemblance des noms établit-elle une ressemblance de mœurs ? Qui vous a dit, que la vertu d’Aspasie ne fût point attaquée aussi calomnieusement que la mienne ? Et puis, quand vous diriez vrai, Coquetter un peu, empêche-t-il de bien écrire ?

Autoportrait► Vous ne sçaurez jamais mon nom. Vous ne sçaurez pas même, si je suis Veuve, Femme mariée, ou simplement Fille, attachée au Théâtre ou à la Cour, Bourgeoise ou Titrée. Seulement j’avoûrai un ami, qui n’est point Amant au moins, mais qui m’aide de ses lumiéres. C’est en vérité, tout ce que je veux de lui. C’est bien peu, dira un Rieur, pour une personne si mistérieuse.

Les Dames, si tant est que quelqu’une d’entre elles me lise, m’accorderon <sic> aisément leur suffrages, dès que je leur aurai [5] dit ce qui coute encor plus à une femme à penser qu’à dire, que je ne suis point jolie, & que, vraisemblement je ne la serai jamais. Jusqu’ici mes soupirans (j’en ai eu tout comme une autre) ne se sont point battus en düel à mon sujet ; & qui plus est, mon amour-propre n’en a point été humilié. Cependant, à cause de leurs fadeurs, je les ai tous congédiés ; & j’aime mieux être aux côtés d’Apollon, que d’avoir aux miens un Cavalier soi-disant aimable. Tel est mon goût, j’en conviens ; Mais qu’y faire ? Mon séxe doit m’en sçavoir bon-gré. C’est toujours une rivale de moins. ◀Autoportrait

On sera surpris, que je donne en françois ces feüilles Périodiques. Qu’on ne me condamne pas sur l’étiquette du sac ; j’ai mes raisons : toutes les langues sont dans le fonds d’une beauté égale. Ce qui en fait la différence, c’est la diversité de génie des peuples, qui les parlent. La Danoise est douce, naturelle, simple, cette douceur & cette simplicité viennent de notre Caractère : nous sommes naturellement bons. La Françoise doit sa legereté, sa délicatesse, la variété de ses tours, sa liberté, au caractère vif & sociable des François, qui semblent nés pour la conversation. Suivant cette idée, j’ai crû que je devois me servir de la langue, qui est la plus propre au but, que je me suis proposé d’amuser & de plaîre.

De plus, le François est aujourd’hui la Langue Universelle, au lieu que le Danois n’est guéres entendu qu’en Dannemarc : Je ne serois pas fâchée d’étre lüe par les Etrangers ; & si j’écrivois dans la langue de ma Nourrice, ces Amusémens ne passeroient pas à coup sur le Belt.

Nous ne cultivons pas assez notre langue. J’ai oüi dire, que nous avons peu d’Auteurs, qui l’écrivent avec élégance & avec pureté. Cependant nous avons de merveilleuses dispositions à cet égard. L’Auteur des Délices du Dannemarc, [6] quoique François, c. à. d. d’une Nation, si fort prévenuë en sa faveur, qu’elle ne se ruine pas en estime pour les autres, nous rend justice, & dit, que nous avons de jeunes gens, qui à 18. ou 20 ans parlent avec aisance le Danois, l’Allemand, le François, le Latin, le Grec & l’Hébreu.

Nos enfans parlent Grec ! Du Grec ! quelle douceur !

Avec de si beaux talens, nous pourrions défier tous les peuples de l’Europe. Mais je crains qu’il ne soit difficile de nous tirer de notre indolence. Le François aura toujours le dessus sur toutes les langues du monde. C’est cette supériorité qui me détermine en partie à le préférer à ma langue maternelle, que j’aime d’ailleurs & que j’estime infiniment.

Cependant, si l’on trouve, que j’estropie le François, ce qui pourroit bien être sans miracle, j’écrirai en Danois, & si je déplais dans l’une & l’autre langue, je sçaurai me taire, quelque penchant que j’aïe à l’innocente foiblesse de babiller. Je me flatte pourtant, car il faut tout dire, que je ne serai point réduite à un silence si mortifiant pour mon amour-propre. Je ne fais ombrage à personne. Ainsi je n’ai rien à craindre de la jalousie des Belles. Les hommes me sçauront peut-être gré de ce que je tâche de leur plaîre par mon esprit, ne le pouvant par les agrémens de ma figure. Ils nous tiennent toujours compte de nos efforts, quelque but qu’ils aient, de quelque principe qu’ils partent, de quelque succès qu’ils soient suivis.

Ce qui achéve de me rassurer, c’est l’indulgence que le Public a ordiniarement <sic> pour les Femmes, soit par raison, soit par foiblesse. Dans la République des Lettres nous avons, de grands priviléges. On nous passe bien des négligences, bien des phrases louches, bien des raisonnemens gauches. Une vivacité saillante, des idées tirant sur le nouveau, des [7] réfléxions plus ingénieuses que solides, quelques traits brillans, de la naïveté dans le récit, de l’enjoûment dans le style, de la finesse dans l’expression, voilà à peu près ce qu’on éxige de nous. Nous écrivons admirablement, si nous atteignons jusque-là ; nous écrivons divinement, si nous montons plus haut.

Il y a plus : Ce, qui ne seroit point gouté dans l’ouvrage d’un homme, fait beauté dans l’ouvrage d’une femme, & ce, qui plait simplement dans l’un, charme, ravit, enchante dans l’autre ; voilà bien des prérogatives.

Si, malgré toutes ces faveurs des Loix, je ne réussis pas ; si mes Amusémens, au lieu de paroître le matin sur la toilette des Dames, ou sur les bureaux des hommes, languissent dans la boutique de mon Libraire, je les regarderai comme détestables, & renoncerai pour toujours au métier d’écrire.

Me faire imprimer, n’est pas ma folie ; mais mon foible est de vouloir être utile à ma Patrie, que je ne puis servir que de ma plume. Un ouvrage, du genre de celui-ci, ne sçauroit manquer d’être extrêmement utile, s’il étoit bien traité. Je me croirai amplement dédommagée de mes peines, si je fais naître à quelque habile Ecrivain l’idée de nous donner, deux fois la semaine, des discours qui vaillent ceux du Spectateur Anglois.

En attendant, je me modélerai sur ce dernier livre, non que je veüille m’asservir à l’imitation, je me livrerai à mon génie ; & comme j’ai de l’humeur, il faudra que le lecteur me pardonne ces inégalités. Tantôt je disserterai gravement : tantôt j’écrirai par pensées détachées. Aujourd’hui sérieuse à glacer, demain enjoüée à l’excès, quelque fois l’une & l’autre tout ensemble ; je diversifierai ces Amusémens suivant la diversité de mon humeur. Je me mettrai audessus de tout, excepté la vérité & du bon-sens.

[8] Je suivrai les avis de tous ceux, qui en adresseront de sensés à Monsr. G. Fursman qui demeure dans la ruë Aabenraae à Copenhague, & qui s’est bien voulu charger de mes Commissions. Quelques vers françois serviront réguliérement de texte à ces feuilles. Je le donnerai au public une semaine à l’avance, àfin que ceux, qui voudront partitiper <sic> à cet ouvrage, me communiquent leurs lumiéres, soit par lettres, soit par pensées décousuës. Je les y insérerai éxactement, pourvû qu’elles soient courtes, judicieuses, & originales. S’il y en a un trop grand nombre, celles des femmes auront la préférence. Que je serois satisfaite, si mon séxe vouloit avoir part à mon travail ! Ne connoitra-t-il jamais tous ses talens ? préférera-t-il toûjours le mince mérite de plaîre à celui de penser & de réfléchir ? Nous avons tant d’empire sur l’esprit des hommes, qu’il nous seroit aisé de sécoüer le joug tyrannique qu’ils nous ont imposé. Mais le malheur est, que nous ne sortirons jamais d’esclavage, tant que nous bornerons notre étude à l’art de bien monter une coiffe, de décider auec <sic> goût d’une étoffe, de babiller éternellement sur une Juppe. C’est une manie, que j’aurois bien envie de détruire. Je me flatte, que les Dames qui sont revenües de la Bagatelle, & les hommes qui s’intéressent à la perfection du Beau-séxe, contribueront volontiers à enrichir de leurs réfléxions cet ouvrage. Je les recevrai avec toute la reconnoissance possible. ◀Metatextualité

Metatextualité► Texte, qui doit servir pour le 3me Amusément.

Citation/Devise► Au plaisir tout nous convie,
Saisissons le présent, sans soin de l’avenir
Craignons de perdre un jour, un instant d’une vie
Que la mort doit sitôt finir. ◀Citation/Devise

La Motte. ◀Metatextualité ◀Niveau 2 ◀Niveau 1