Le Spectateur français avant la révolution: LX. Discours.
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Niveau 1
LV. <sic> Discours. Projet d’un
nouveau Tribunal.
Niveau 2
Dans l’état où les
mœurs ont amené la législation, les écarts de l’esprit sont bien
plus dangereux, bien plus funestes à l’homme que les vices du
cœur. On peut trahir l’amitié, être faux, lâche, délateur,
marcher à la fortune, aux honneurs, à travers la perfidie, la
séduction ; mais malheur à celui qui auroit la franchise de nos
ancêtres, qui, n’écoutant que la justice de sa cause, oseroit se
la rendre. Il est vrai que s’il en étoit autrement, le plus fort
croiroit toujours avoir raison. Sous la loi, le foible et le
fort sont égaux. Ce n’est ni la souplesse de leurs muscles, ni
la vigueur de leurs mouvemens qui rendent leur cause bonne,
c’est l’équité. Mais il est un autre genre de force qui rend le
combat inégal entre l’homme vertueux et l’homme vil, qui fait
presque toujours du premier la victime de l’autre : c’est la
trahison. Pour ramener les hommes à l’égalité,
peut-être seroit-il à souhaiter que le tribunal de l’honneur fût
plus étendu qu’il ne l’est ; que l’on n’y connût pas seulement
des gestes et des menaces, parce que les plus dangereux ennemis
sont ceux qui ne frappent ni ne menacent : ce seroit-là que
plaidant sa propre cause, on feroit rougir l’imposture et la
bassesse ; ce seroit-là que la vertu triomphante reprendroit son
ascendant, et paroîtroit dans toute sa splendeur. Celui que l’on
y citeroit, et qui n’oseroit y paroître seroit dévoué à
l’infamie. Les ministres disgraciés y viendroient démasquer la
perfidie, et briseroient les fils de l’intrigue. Le grand
seigneur y entendroit les reproches de celui qu’il auroit abusé
par des airs imposans, par de vaines promesses ; le guerrier
courageux jetteroit l’effroi dans la foule de ses concurrens :
comme un nouvel Ajax, il opposeroit ses actions éclatantes aux
détours insinuans de ses rivaux. Le magistrat lui-même ne seroit
point à couvert du ressentiment de l’innocence et de la bonne
foi, immolées par l’ignorance, le crédit ou l’argent. Un pareil
tribunal seroit un temple où s’entretiendroit un feu pur, qui
rendroit à la France ses premières vertus.
L’éloquence y prendroit un nouvel essor, et deviendroit la
protectrice des loix, du courage et de l’honneur ; elle
retarderoit de quelques siècles cette révolution nécessaire qui
a précipité les peuples de l’orient et du midi, autrefois si
libres, si vertueux, dans l’opprobre de la lâcheté, et dans les
fers du despotisme. L’honneur ne seroit plus un mot dont on
chercheroit le sens, et on gagneroit au moins quelque chose à en
conserver les apparences. Les Étrennes
Lettre Sur la dégradation de nos Campagnes.
Les Étrennes
D’un
Sage.
Niveau 3
Un étranger qui avoit passé sa
jeunesse loin du monde, dans le silence de l’étude, qui ne
connoissoit les années que par les révolutions des astres,
qui ne voyoit d’autre différence dans les jours que celle de
la nature, ennuyé de sa solitude, voulut se
rapprocher des hommes. Après avoir parcouru une partie de
l’Europe, il vint à Paris. Pendant son séjour dans cette
grande ville, ce temps si desiré du mercénaire, où l’avide
marchand déploie toutes ses richesses et offre aux yeux de
l’opulence tout ce qui peut la séduire, arriva. Un jour en
sortant de son hôtel, Paris lui parut plus magnifique, plus
bruyant. Quel empressement ! quel éclatant tumulte ! se
disoit-il. Les hommes richement vêtus, les femmes
magnifiquement mises, renfermés dans des voitures
brillantes, semblent se poursuivre ; leurs chevaux écumans
ne vont point encore au gré de leurs désirs : je n’apperçois
plus que des figures riantes ; tous ceux qui se rencontrent
se serrent affectueusement les mains, s’embrassent, se font
mille souhaits heureux. Il est donc enfin arrivé ce temps de
paix, où la jalousie et la haine devoient être bannies de
tous les cœurs, où l’amitié seule devoit les remplir. On ne
verra plus le visage de l’homme altéré par la colère ; ses
yeux ne s’arrêteront plus avec fureur sur un être semblable
à lui. Quel événement a amené parmi nous cette heureuse
révolution ? La sagesse a-telle quitté les
cieux ? Est-elle descendue sur la terre pour apprendre aux
hommes qu’ils ne forment tous qu’une nombreuse famille ? Un
de ses amis, à qui il fit part de son étonnement, lui apprit
que l’année commençoit ; que toutes ces politesses, ces airs
affectueux n’étoient que les grimaces de l’honnêteté. A ces
mots, le visage du philosophe s’obscurcit. Pendant quelques
jours, continua l’ami qui lui parloit, vous verrez des
héritiers, embrasser de riches parens, leur souhaiter de
longues années, et murmurer tout bas de leur santé ; vous
verrez des courtisans se sourire, se faire mille souhaits de
fortune, dans le moment où ils cherchent à se déplacer
mutuellement. L’étranger crut devoir se conformer à
l’usage : ses connoissances, ses grands talens, sa gaîté
aimable l’avoient attiré dans le sein de l’opulence et des
honneurs ; de grands seigneurs l’invitoient à leurs
plaisirs ; des femmes de qualité aimoient à l’entendre : sa
vertu n’étoit point farouche ; il savoit l’adoucir par les
graces de l’esprit et le charme de la plaisanterie. Il crut
cependant ne devoir pas se prêter à ce ton faux qui voile si souvent la haine et l’envie. Il alla voir
toutes ses connoissances. Il se présenta chez un ministre
qui l’honoroit de son amitié ; il ne put rien lui souhaiter,
parce que ses antichambres étoient remplies de solliciteurs
qui venoient lui faire leur cour : il souhaita seulement à
tous ces gens-là un peu plus de noblesse et d’élévation, et
s’en fut. Il rencontra dans son chemin un gros abbé, dont
les joues vermillonnées annonçoient le plaisir et le repos.
Que vous souhaiterai-je, mon cher abbé, lui dit le
philosophe, en l’embrassant ? Un évêché et une bonne santé,
répondit l’abbé : voilà tout ce que je demande. Je vous
souhaite, reprit le philosophe, ce qui rend digne d’être
évêque, et vous vous porterez bien. L’abbé le quitta sans
trop le comprendre. Le philosophe alla chez un officier
général, qui n’avoit qu’un grand nom, et aspiroit à
l’honneur d’être maréchal. M. le comte, lui dit le sage, le
bâton que vous desirez vous embarassera peut-être plus qu’il
ne vous aidera à marcher dans le chemin de la gloire. Il fit
une visite à un jeune conseiller. Que me
souhaiterez-vous, lui dit l’agréable magistrat ? Bien des
plaisirs, répondit le sage : pendant que vous vous amuserez
vous ne jugerez pas. Le philosophe, dans le cours de ses
visites, s’apperçut que beaucoup de ses connoissances
faisoient fermer leur porte : il craignit que ses cartes ne
s’égarassent dans la loge de suisses, et prit la résolution
d’écrire à tous ceux qu’il n’avoit pas trouvés, des billets
d’étrennes. Nous en donnons la collection. On y lisoit cette
devise : la vérité est le présent le plus rare. A un Poëte.
Troquez votre esprit pour du jugement. A un Historien. Si
vous donnez tant de charmes au mensonge, que deviendra la
vérité ? A un Financier. Songez que vous n’êtes pas seul, et
qu’il faut que tout le monde vive. A un grand Seigneur.
Imaginez toujours être à Versailles.
A un Magistrat.
Pensez que juger n’est pas toujours rendre la justice. A un Peintre. Que vous a fait la nature ? A une Actrice. Ce n’est pas sur la scène que vous jouez le mieux votre rôle. A un Auteur dramatique. Ne pleurez plus, et faites pleurer les autres. A un Médecin. Ne faites que des visites d’honnêteté. A un Avocat. Dites moins de mots et plus de choses. A un Journaliste. Si vous voulez être méchant, soyez moins mauvais.Au Spectateur français.
Ne voyez que ce que les autres ne voyent pas. L’étranger partit deux jours après l’envoi de ces étrennes, très-piqué de n’en avoir pas reçu de remercimens.Lettre.
Sur l’Avarice.Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Quel fléau, Monsieur, pour la
société, qu’un avare ! Il garde dans ses coffres un
argent qui feroit éclore les arts, qui nouriroit
l’industrie si souvent indigente. Il fait tort à la
société entière. Il n’est point de vice qui ne puisse
conduire l’homme à quelque vertu, dit une dame célèbre :
la vengeance donne souvent la bravoure ; la colère
produit l’intrépidité ; l’envie, l’émulation ; par un
retour secret sur soi-même, la cruauté fait quelquefois
naître la compassion ; la fausseté amène la politesse ;
la folie, la gaîté ; la prodigalité, la bienfaisance.
L’avarice seule ne conduit à rien ; c’est le vice d’une
ame abjecte : elle est la source de mille maux ; c’est
elle qui arma les hommes d’un monde contre
ceux d’un autre : injuste et cruelle, elle repousse
l’humanité souffrante ; elle enlève au laborieux
mercénaire le fruit de ses peines ; les pleurs du
malheureux ne peuvent l’attendrir. L’avare est triste et
sombre au milieu de ses proches ; il ne sourit qu’à son
trésor ; souvent-il <sic> précipite lui-même ses
enfans dans le crime et la honte : son fils pressé par
le besoin, apprend à soumettre à l’adresse les caprices
du sort : sa fille augmente le nombre de ces beautés
nouvelles que la misère fournit à la débauche des
grandes villes : échappée de la maison de son père, elle
vend les baisers de l’amour, et son cœur avili marchande
son opprobre. Après avoir volé le public, l’avare
parvient au point de se filouter lui-même ; il court
mettre dans un endroit ce qu’il avoit caché dans un
autre. Cette extravagante occupation fait tout son
plaisir. Son coffre-fort est son lit, sa table, son
siége ; il voudroit pouvoir en faire son tombeau. Les
flammes consument tout autour de lui ; la fumée
s’épaissit et couvre déjà ses yeux : il pourroit se
sauver, mais il ne peut se résoudre à abandonner son
idole : il périt en l’embrassant. Son dernier soupir est un regret de perdre son or, et son
plus grand chagrin est de penser que ses richesses
passeront dans d’autres mains. Molière, cet auteur
charmant, qui a enlevé à la médecine son manteau obscur,
qui l’a fait rougir de son jargon scientifique, qui a
guéri les femmes de la manie d’étaler un savoir
fatigant, qui leur a fait oublier ces grands mots, qui,
si j’ose m’exprimer ainsi, sembloient déparer leurs
jolies bouches, a exposé l’avare sur la scène. On ne
peut donner à sa comédie trop d’éloges ; mais ce sujet
n’est pas épuisé. Le public ne verroit pas sans émotion
un père avare recevoir des mains d’un ami généreux sa
fille échappée à la honte et au déshonneur où le besoin
l’entraînoit. Quel seroit le repentir et la douleur de
cet homme dénaturé, s’il apprenoit que son fils unique
va périr sous le glaive de la justice, parce qu’il l’a
forcé au crime en lui refusant le nécessaire ? O toi qui
déchire le cœur et en arrache des larmes, dans l’instant
où le père de famille, après avoir maudit son fils,
étend ses bras vers lui, et s’écrire avec douleur : où
va-tu, malheureux ? . . . . reprend le pinceau vigoureux
que tu as posé. Un grand homme a fait rougir l’humanité
de ses défauts ; tu sera plus grand encore
si tu la fais frémir de ses vices.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur, Tant de gens ont
vanté les plaisir de la campagne, qu’il me prend envie
de parler de ses ennuis. Hier, je me promenois sur une
terrasse, au bas de laquelle coule la seine ; en jettant
les yeux sur cette surface fuyante, mille idées tristes
sont venues m’assaillir. Ainsi, me disois-je, s’écoulent
nos beaux jours. Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que
l’image de la destruction se présente plus souvent à la
campagne qu’à la ville ? La rose ne brille qu’un jour ;
un vent du nord suffit pour attrister la nature, et
dépouiller l’arbre fleuri de sa parure. Dans nos villes,
combien d’édifices luttent contre le temps qui leur
livre la guerre depuis des siècles ! Mille monumens antiques semblent avoir reçu
l’empreinte de l’immortalité. Aux villages, des
chaumières découvertes, des murs qui effrayent les
passans, des portes brisées, semblent nous avertir à
chaque instant que tout dépérit. On a célébré les
danses, les fêtes villageoises ; quelles danses !
quelles fêtes ! L’illusion de la poésie a triomphé de la
réalité. Quelle comparaison peut-on faire de la réalité.
Quelle comparaison peut-on faire d’un violon discordant
qui domine sur de lourds paysans, sur de grosses
campagnardes, avec cette douce mélodie qui anime de
jolies danseuses, et pricipite <sic> les pas d’une
allemande. Vous le savez, Monsieur, si à Paris les
femmes vieillissent, toujours le même teint, toujours
les mêmes couleurs. L'octogénaire y lorgne encore la
grisette, et lui sourit. Y a-t-il rien de si hideux
qu’une vieille moisonneuse, qu’un vieux vigneron ; leur
tein livide, leurs rides profondes, les haillons qui les
couvrent, tout cela n’inspire-t-il pas la tristesse ? Si
l’on veut que je me plaise à la campagne, que les
habitans des villes n’en enlèvent pas toute la jeunesse
pour se faire servir ; qu’ils n’y laissent pas que des
ivrognes ou de pauvres mercenaires ; que
je n’y rencontre pas seulement un ennuyeux berger qui
tricote, une grand’mère qui suit de l’œil la vache qui
la nourrit, un enfant demi-nud qui garde des chèvres ;
que j’entende quelquefois, comme les poëtes me l’ont
promis, le chalumeau du pâtre, les chants du laboureur
les ris de la bergère ; que j’apperçoive quelquefois
dans le lointain les scènes riantes de l’amour ; que je
ne sois pas toujours poursuivi par de petits malheureux
qui me parlent du nombre de leurs frères, et de la faim
qui les tourmente. Enfin que l’on rende à la nature ses
parfums, ses fleurs, sa richesse, ses doux plaisirs, et
on me verra devancer l’aurore, pour jouir plus
long-temps du spectacle de la moisson, rire avec les
vendangeuses ; mais jusqu’à ce temps je préférerai les
concerts et les boudoirs de la ville aux promenades du
village.