Le Spectateur français avant la révolution: LVIII. Discours.
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LVIII. Discours. Sur trois Visites que
j’ai reçues.
Ebene 2
J’avois averti les gens
du monde qui voudroient savoir à quoi s’en tenir sur leur
compte, que j’étois tout disposé à leur dire la vérité, et je
n’ai vu que trois personnes qui ayent eu assez de confiance dans
mon impartialité pour venir me demander mon avis. La première
que j’ai vue étoit une femme qui a de l’esprit et parle avec une
grande facilité. Elle m’a paru étonnée que l’on ne le recherchât
pas davantage, qu’on ne lui marquât pas plus d’intérêt. Je lui
ai demandé si son esprit ne l’empêchoit pas de s’occuper quelquefois de celui des autres ; elle en est
convenue. Je l’ai priée de me dire si, entraînée par une
élocution rapide et aisée, elle n’étouffoit pas la réflexion
lente d’une personne modeste et plus simple ; elle m’a avoué que
cela lui arrivoit souvent. Je l’ai pressée de m’apprendre si
elle ne mettoit pas plus d’élévation dans ses mots que dans ses
idées, et plus dans ses idées que dans ses actions ; elle a
rougi, et je lui ai demandé pardon de mon indiscrétion. Je lui
ai conseillé de se montrer plus indulgente pour les autres,
parce que ceux qui n’ont pas d’esprit, ont souvent des vertus
qui valent encore mieux : je lui ai fait comprendre qu’un acte
d’humanité étoit plus utile que de grands discours. Je lui ai
fait sentir que dans la société chacun aimoit à être compté pour
quelque chose, et qu’il y avoit bien peu de gens qui se
contentassent d’écouter, quoique ce dût être le rôle du plus
grand nombre. Elle n’a pas paru trop fâchée de mes réflexions ;
mais en me quittant, elle m’a coupé deux ou trois fois la
parole, pour m’assurer qu’elle alloit devenir très-silencieuse.
La seconde visite que j’ai reçue, en qualité de glace fidèle du
genre-humain, c’est celle d’un auteur qui a donné
au public plusieurs comédies écrites avec esprit, et qui se
plaint d’avoir beaucoup d’ennemis. Je lui ai demandé si sa plume
n’avoit pas été quelquefois dans ses mains un instrument de
dommage. Il a balbutié, et je lui ai fait sur-le-champ cette
question : au lieu de jouir dans le sein de l’amitié de vos
succès, n’avez-vous pas affecté d’en humilier vos rivaux ? Il
m’a regardé d’abord avec embarras ; ensuite, élevant la voix, il
m’a avoué qu’un de ses plus grands plaisirs avoit été de sentir
que ses lauriers étoient des épines qui déchiroient ses ennemis.
Ne soyez donc pas surpris, lui ai-je dit, que vos épines soient
pour eux des roses. Je l’ai prié de me confier s’il n’avoit pas
dans la société un ton trop tranchant. Il m’a répondu que quand
on avoit trouvé une vérité, on ne pouvoit l’annoncer avec trop
d’assurance. Je lui ai répliqué qu’il avoit raison, mais qu’il
falloit paroître moins fier de sa découverte que content d’en
faire part ; il a fait semblant d’être de mon avis. Je lui ai
demandé s’il n’avoit pas porté souvent dans les cercles
l’orgeuil et l’égoïsme du littérateur. Il en est convenu, en me
disant qu’il étoit difficile de ne pas avoir le sentiment de sa supériorité, et de ne pas marquer son
mépris pour les sots. Je lui ai observé que cela pouvoit être,
mais que le bonheur de l’homme d’esprit dépendant presque
toujours de ceux qui n’en ont point, il devoit feindre de leur
en croire. Avouez, ai-je ajouté d’un air riant, qu’il n’a pas
tenu à vous qu’on ne vous regardât comme le premier de ceux qui
marchent dans les sentiers de la littérature, et que vous
n’auriez pas été fâché que ceux qui vous devançoient fissent
quelquefois des faux pas. Il m’a répondu foiblement qu’il
n’avoit pas l’orgueil de penser. . . qu’il savoit à
merveille. . . Je me doute, ai-je réparti, de tout ce que vous
pensez, de tout ce que vous savez. Mais, croyez-moi, et soyez
convaincu que tout le bien que vous direz de vous, n’ajoutera
rien à celui qu’on en pensera ; que le monde est tellement porté
à la contradiction, qu’il suffit qu’un auteur fasse son éloge
pour que celui-ci fasse sa critique. Il m’a quitté en me
remerciant de mes conseils ; je doute qu’ils lui servent
beaucoup. La troisième visite est celle d’une femme qui est
encore jolie, et qui semble ignorer qu’elle le fut davantage.
Elle m’a paru trèsfâchée de se voir déjà
délaissée. J’ai eu l’air de n’en vouloir rien croire ; mais elle
a insisté, en ajoutant avec un air de dépit, que c’étoit là la
récompense de la sagesse. Si j’avois, continua-t-elle, en
jettant sur moi un regard plus doux, pris pour modèle ces femmes
qui laissent, au premier mot de galanterie, tomber de leurs
mains la navette qu’elles tiennent d’un air distrait, ou
l’éguille avec laquelle elles font du filet, j’aurois pu faire
succéder les amans comme les nœuds, et la reconnoissance m’en
auroit conservé quelques-uns ; mais j’ai préféré la solitude de
l’avenir aux têtes-à-têtes du présent. Je lui ai reproché de
s’être trop défiée d’elle-même, et de s’être jettée, par excès
de prudence, dans les longs sentiers de l’ennui. Auriez-vous
mieux aimé, m’a-t-elle répliqué, que je m’égarasse dans la route
du plaisir ? Parlons sérieusement, et apprenez-moi pourquoi la
vertu d’une femme écarte ses connoissances au lieu de les
rapprocher. Je lui ai observé qu’elle se trompoit ; que ce
n’étoit pas la vertu, mais la froideur de la coquetterie qui
éloignoit les hommes. Voyez-vous, lui ai-je dit, en lui montrant
un tableau représentant une Vénus qui sort des eaux, voyez-vous cette physionomie si belle, ce regard si
caressant, ce sourire si amoureux, ce sein qui semble être ému,
ces formes si bien dessinées ; il n’y a pas un homme qui
n’admire ces trésors de la beauté, qui ne les parcoure d’un œil
enflammé ; mais lorsqu’il s’approche, lorsque sa main a détrompé
ses sens, il s’éloigne tristement, et ne revient plus que
rarement à l’image. Une coquette est ce tableau, et une femme
sensible est l’original. Cessez, ai-je ajouté, en prenant sa
main, cessez de n’être que cette belle et froide copie : bientôt
vos admirateurs se changeront en amans, et vous n’aurez plus à
vous plaindre que de la foule. J’ai cru lire dans ses yeux que
mon conseil ne lui déplaisoit pas trop, et je crains que des
trois personnes qui sont venues me consulter, ce ne soit la
dernière qui se montre la plus docile à mes avis.
Lettre
D’une Mère devenue l’esclave de sa Fille.Ebene 3
Brief/Leserbrief
Monsieur, Qu’il est cruel de
dépendre sur ses vieux jours de l’orgueil et des
caprices d’un enfant ! Je suis une bonne femme, monsieur
le Spectateur, toute simple, toute unie, qui ne méprise
que les méchans et estime tous les gens vertueux. J’ai
passé quarante ans de ma vie avec des femmes comme moi,
qui n’ont jamais mis de rouge, et qui n’ont été blanches
que lorsque la nature l’a voulu. Les soins du ménage,
mes devoirs de femme, de mère, le jeu et la promenade
ont partagé tous mes instans. Jamais je ne me suis
piquée d’être une savante, de tenir académie ni de
recevoir dans ma maison des étourdis à talons rouges.
Les amis de mon mari étoient les miens, et graces à
Dieu, pas un d’eux ne m’a méprisé assez pour vouloir
devenir quelque chose de plus. Je n’imaginois pas être
un jour forcée de changer de genre de
vie. Malheureusement, de cinq enfans, il ne m’est resté
qu’une fille que j’ai aimée, adorée, parce qu’elle me
tenoit lieu de tout. Son père et moi, nous nous sommes
entendus pour la gâter. Nous avons si peur de la perdre,
en la contrariant, que nous lui avons passé tous ses
défauts. Elle est devenue fière, hautaine. Hélas ! c’est
bien dommage ! Elle étoit faite pour être si aimable !
Peut-être ne me convient-il pas de dire qu’elle a une
des plus jolies figures qu’il soit possible de voir ;
qu’elle a une taille noble, un air distingué ; qu’elle
parle avec goût, et que j’aurois le plus grand plaisir à
l’entendre, si elle ne paroissoit pas en prendre tant à
parler. A peine avoit-elle atteint l’âge du mariage, que
plusieurs partis honnêtes se sont présentés. Je voulois
la donner à un homme de robe qui étoit le confrère et
l’ami de son père ; mais mademoiselle n’aimoit pas les
chevelures longues : un plumet et un petit ruban rouge
étoient plus de son goût. Elle a opposé tant de
migraine, tant de langueurs à mes instances, que j’ai eu
la foiblesse de céder. Elle est devenue l’épouse d’un
colonel qui avoit beaucoup de galanterie et très-peu
d’argent. Il nous a fait sentir, de la
manière la plus honnête, que notre enfant étoit
charmante, adorable, mais que malheureusement dans ce
siècle-ci, tout cela ne dispensoit pas les parens de
donner une bonne dot. Mon mari, qui devenoit déjà bien
vieux, a consenti à se désaisir des trois quarts de sa
fortune, pour satisfaire l’ambition d’une petite folle
qui avoit tourné notre tête, et qui croyoit que sans les
titres et la croix de son mari, il ne lui étoit pas
possible d’être heureuse. Mon époux n’a pas joui
long-temps de sa générosité ; sa mort m’a forcé d’aller
me réfugier dans la maison de ma fille. Combien elle me
fait regretter le temps où j’étois ma maîtresse, où je
recevois librement chez moi mes bons et simples amis.
Hélas ! les années n’avoient pu nous désunir, et le
caprice, la vanité d’un enfant qui n’a point compassion
de mon âge, m’en a séparée. On me livre impitoyablement
à la frivolité d’un siècle qui n’est plus le mien : si
je demande à voir une ancienne amie, maman, réplique ma
fille d’un air impatient, que voulez-vous faire de cette
grosse femme qui nous ennuira du récit de ses
infirmités ? Si l’on annonce un bon pasteur qui vient me
rendre visite : toujours ces robes noires,
dit-elle, en murmurant. A l’instant elle fait une
révérence et s’enfuit. Tous les jours ce sont de
nouveaux visages qu’il faut voir. Aujourd’hui un
excellent claveciniste, demain un grand joueur de
harpe ; souvent on me force, moi qui ai renoncé aux
spectacles, à assister à la lecture d’un opéra-comique
qui doit être joué à Pantin Un petit impertinent, qui
lit la pièce, a grand soin d’appuyer sur les endroits
qui font lever et ouvrir les éventails : piqué de mon
air grave, il me demande ironiquement ce que j’en pense.
J’essuie mille persécutions où je ne devrois trouver que
le bonheur et le repos. « Maman, pourquoi ne mettez-vous
pas de rouge ? Sans cela, on a un air de maladie ; on
fait peine à tout le monde ». J’ai beau lui dire qu’à
mon âge on ne doit songer qu’à mourir ; elle me soutient
qu’il faut toujours faire bonne contenance, et attendre
à quatre-vingts ans la mort avec un visage des quatre
couleurs. Un enfant autrefois auroit rougi de faire
cette réponse, mais il y a déjà long-temps que l’esprit
a tué le sentiment. Ma fille, qui est une élégante, a,
comme vous l’imaginez bien, souscrit pour votre
spectateur : je vous avertis qu’elle passe la moitié de vos feuilles ; tout ce qui est grave
l’ennuit. Elle n’aime que vos lettres ; j’espère qu’elle
jettera les yeux sur celle-ci, et qu’en la lisant, elle
se rappellera ma tendresse, et rougira de contrarier
dans tous ses goûts une mère qui n’a à se reprocher que
de s’être trop prêtée à ses caprices.
Lettre.
Sur les Femmes qui donnent à jouer.Ebene 3
Brief/Leserbrief
Monsieur, Ne livrerez-vous
jamais au mépris, à l’opprobre, à la haine publique, ces
joueuses impitoyables dont les maisons sont des
embuscades où des chevaliers errans font tomber la
jeunesse trop confiante ? Connoissez-vous rien d’aussi
cruel que ces femmes qui rassemblent chez elles une
douzaine de jeunes militaires qu’elles immolent de
sang-froid à leur avidité insatiable et à leur faste ?
Ne voudroit-il pas mille fois mieux
condamner ces orgueilleuses dames à belles livrées, à
grands airs, à vivre de leur travail, puisqu’elles sont
dans l’indigence, plutôt que de souffrir qu’elles
alimentent une passion fatale à la jeunesse, et qui la
conduit souvent au déshonneur, après l’avoir jettée dans
la misère ? Faites pleuvoir l’ignominie sur ces vils
enrôleurs qui vont sans cesse à la recherche des dupes,
et reçoivent en argent ou en soupers la récompense de
leur service honteux. Je fus, il y a quelques jours,
amené comme une victime chez une certaine comtesse qui,
disoit-on, désiroit beaucoup de me connoître. A peine
fus-je entré, qu’elle me demanda quel jeu je jouois le
plus volontiers ; celui qui amuse davantage,
répliquai-je. Eh bien ! reprit-elle, que l’on prépare
une table de vingt et un. Je perdis, comme de raison,
à-peu-près ce que j’avois d’argent. Je voyois à chaque
tour les écus fuir dans une corbeille, qui n’étoit qu’un
tronc honnête où la charité des joueurs jettoit leur
aumône. La pauvre comtesse, qui en vivoit, avoit
quelquefois la modestie de la misère. Ceux qui payoient
son logement, qui habilloient ses gens, et
entretenoient son équipage, ne se montroient pas
toujours devant elle très-respectueux dans le malheur.
Elle fremoit ses oreilles aux murmures et baissoit ses
regards devant les physionomies mécontentes ; mais la
tranquillité de son ame n’en étoit pas altérée. Comme je
paroissois un peu moins souffrir que les autres, elle
m’adressa la parole, en me disant : il me semble que
monsieur perd beaucoup. Madame, lui répondis-je, en
jettant les yeux sur la corbeille où l’argent
s’amonceloit, ce que j’ai perdu se retrouvera. Quelque
temps après, on vint avertir que le souper étoit servi.
Tous les joueurs défilèrent et allèrent environner une
table dont ils faisoient les frais. La plupart mangèrent
d’assez mauvais appétit ; pour moi, qui tire toujours le
meilleur parti de la situation où je me trouve,
j’imaginai tout-à-coup être chez moi, entouré de
connoissances que j’avois invitées. Je fis les honneurs
de la table : je ramenai la joie sur la figure de mes
compagnons d’infortune. Lorsqu’on se leva, je gagnai la
porte et m’en revins, en me promettant de ne donner à
l’avenir à souper qu’à mes amis, et de ne les pas
régaler à si grands frais.
Lettre
D’un Journaliste étranger.Ebene 3
Brief/Leserbrief
Monsieur, A quoi sert-il
d’outrager les talens, de prendre la défense des sots,
de faire bassement sa cour aux grands, de se ranger
toujours du côté du pouvoir, de servir le ressentiment
des fanatiques, d’insulter aux philosophes, de braver la
haine et le mépris des hommes, si tout cela ne mène qu’à
l’indigence? Il y a vingt, ans, Monsieur, que je suis
apôtre de la superstition et de la stupidité ; que je
souffle sur la lumière qui éclaire ce siècle. Depuis ce
temps, tous les ministres, tous les puissances ont reçu
le tribut de ma flatterie. A l’égard de ces pauvres
philosophes qui n’ont que des conseils à donner à
l’humanité, je les ai invectivés, calomniés. Que
m’est-il revenu de mon zèle ? de l’opprobre. Mon nom est
devenu une injure. Si par hazard je
m’insinue dans la bonne compagnie, je suis toujours sur
le qui-vive ; il m’arrive souvent de dire du mal de moi
pour me mettre à l’unisson. J’échappe à la haine par la
pitié : le malheureux, dit-on, il mord parce qu’il a
faim ; donnez-lui du pain, et il vous caressera. Ma foi,
Monsieur, il vaut autant être honnête, puisque l’on
gagne si peu à ne l’être pas. Je vois une foule de gens
qui sont estimés et qui n’éprouvent pas le besoin qui me
tourmente. Je vous jure que si je pouvois revenir sur
mes pas, je suivrois une route opposée ; mais je suis si
avancé. . . . . Non, il ne m’est plus possible de
changer. Ceux que j’ai calomniés, je les calomnierai
encore ; ceux que j’ai loués, je les louerai toute ma
vie. A quel tourment je me suis condamné pour le reste
de mes jours ! Flétrir, altérer tout ce que le génie
produira ; admirer, vanter ce que la médiocrité
enfantera : voilà ma tâche. Je suis devenu un hibou
littéraire que l’éclat des beaux-arts importune, et
semble ne se plaire que dans la nuit de l’ignorance ; ce
qui peut m’arriver de pis, c’est qu’il paroisse
tout-à-coup un excellent ouvrage contre lequel je n’aye
point de mal à dire. A un malheur aussi effrayant je ne
connois point d’autre remède que celui de
défigurer le livre, de manière qu’il ne puisse être
reconnu par ceux qui l’on lu. Voilà, Monsieur, une de
mes petites ruses ; mais je l’ai déjà mise si souvent en
usage, qu’elle ne produit presque plus d’effet : je vous
avouerai même que, pour comble de malheur, je
m’apperçois que l’on commence à s’enorgueillir de ma
critique, et que bientôt je serai obligé, pour me venger
de mes superbes ennemis, de les humilier de mes éloges.
Je les louerai tant, qu’ils en pâliront de fureur. Tout
le monde se dira : leurs ouvrages deviennent donc bien
mauvais ; car, entre nous, il me semble que c’est un
parti pris de juger du mérite d’un livre sur le mal que
j’en dis. Si cela continue, je pourrai bien un jour vous
témoigner l’estime que j’ai pour vous et le cas que je
fais de vos feuilles, en les critiquant dans les
miennes.