Le Spectateur français avant la révolution: LV. Discours.
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LV. Discours. Conseils aux Femmes qui ne
prétendent qu’à la Beauté.
Lettre D’un Homme enjoué.
Lettre Sur un Auteur contre-nature.
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Allgemeine Erzählung
Je fus, il y a quelques jours,
témoin d’une reconnoissance qui m’a vivement frappé. J’étois
allé au-devant du printemps, sur la terrasse des tuileries ;
j’y rencontrai un philosophe de ma connoissance, qui a
long-temps ambitionné les suffrages des hommes ; il les a
obtenus ; mais il sait maintenant s’en
passer : il apprécie au juste ce que le public vend si cher
aux uns, ce qu’il donne à d’autres, avec le desir de le
reprendre. Mon cher philosophe, lui disois-je, vous ne lisez
plus que dans le grand livre qui est ouvert à tous les
yeux ; votre tâche est faite ; vous venez de marier un
enfant ; vous avez défriché le champ de l’ignorance et
planté l’arbre de la philosophie ; vous avez accompli le
précepte des persans ; vous serez heureux dans l’autre
monde. Je m’en tiens à ce que j’ai, me répliqua-t-il, et je
fais ce que je peux pour me trouver bien dans celui-ci.
Comme nous descendions pour nous avancer vers les
Champs-Elysées, nous apperçûmes une grande femme qui
marchoit avec beaucoup de graces, et solitairement ; ses
yeux étoient attachés sur la terre ; un mouchoir blanc
qu’elle portoit à sa physionomie nous cachoit ses traits. En
passant près de nous, elle regarda d’un air riant, le
philosophe, qui s’en apperçut ; il tourna la tête, rencontra
ses regards, s’arrêta, ouvrit la bouche, hésita, voulut
aller au-devant d’elle, recula. Je vous permets de me voir,
lui dit la dame, en découvrant sa figure qui avoit
nouvellement l’empreinte de cette maladie si
fatale à la beauté ; vous n’avez plus de risques à courir.
L’amour, continua-t-elle, nous avoit séparés ; mais ma
laideur a chassé notre ennemi. Le philosophe la considéroit
sans lui répondre, puis il élevoit ses regards vers le ciel.
Mon ami, me dit-il, vous n’auriez pas vu madame, il y a
trois mois, d’un œil aussi tranquille ; pour moi j’avoue
qu’elle a manqué de me faire perdre la raison, et que je
n’ai eu que le temps de fuir : quelques momens de plus, et
j’étois fou pour la vie. Croyez-vous, lui répondis-je, que
l’on soit bien flatté de vous trouver si sage ? Oui,
très-flatté, répliqua la jeune dame ; puisque ma beauté
l’effrayoit, je suis consolée de l’avoir perdue ; il ne me
fuira plus, et un amant éloigné ne vaut pas un ami qu’on
voit. Je crains, Dieu me pardonne, répartit le philosophe,
qu’il ne faille pour son repos, ni vous voir, ni vous
entendre. Vous mettez, repris-je, votre tranquilité à un
trop haut prix. La jeune dame jetta sur moi un regard
satisfait, et me raconta avec qu’elle cruauté son sage
adorateur lui avoit dit : « Puisque vous voulez être
toujours belle et toujours vertueuse, je vous quitte, parce
que je ne suis ni un ange, ni un marbre ».
Quelques jours après, poursuivit-elle, la nature m’envoya
cet ennemi si hideux et si redouté, me reprendre un don qui
m’étoit trop funeste : vous voyez, continua-t-elle, en
tournant ses regards sur le philosophe, que le comble de
l’injustice seroit de ne pas vouloir m’entendre, lorsqu’il
ne me reste que la parole. Mais, lui-demanda-t-il, si cette
parole est le chant de la syrène, ne faut-il pas presser ses
oreilles de ses mains, et s’éloigner à toutes jambes ? Ne
craignez rien, lui-répondit-elle ; si je vous attire, ce ne
sera point pour vous dévorer. Le philosophe lui promit d’en
courir les risques ; il lui donna la main, et nous la
suivîmes jusqu’à sa voiture. Lorsqu’elle fut loin de nous,
convenez, me dit-il, qu’une femme seroit bien imprudente de
se reposer sur sa beauté, du soin de plaire et de négliger
les charmes de l’esprit, pour donner plus de temps à ceux de
de sa figure ; si cette femme que nous venons de voir n’eut
été que belle, elle ne seroit plus rien ; la société ne la
regarderoit que comme une étoffe d’un goût
triste et antique. Mais elle a des connoissances, de la
facilité dans l’expression ; la sensibilité de son ame est
exercée par de bonnes lectures ; elle sera toujours aimée,
toujours recherchée : elle attaquoit les hommes par les
yeux ; elle les prendra maintenant par les oreilles.
Qu’importe le sens par lequel on subjugue, pourvu qu’on
triomphe ? Cette réflexion me parut très-juste ; elle me fit
regarder les femmes comme des guerriers, qui, pour conserver
la victoire, doivent toujours avoir plus d’une arme à leur
usage.
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Brief/Leserbrief
Monsieur,
Fremdportrait
Je suis bon diable ; je passe pour tel,
et peu de personnes me le contestent. Cinq pieds
quatre pouces, c’est-à-dire, ni grand,
ni petit, les sourcils noirs et bien dessinés, les
yeux assez vifs et de très-belles dents, avec cela
plus laid que beau, voilà les trois quarts de mon
portrait : excepté que j’aurois pu vous dire que
j’ai un gros vilain nez retroussé, toujours
barbouillé de tabac et de fort grosses lévres ; mais
passons sur ces bagatelles ; je ne suis pas ici pour
me vanter Je ris presque toujours, et la plupart du
temps sans savoir pourquoi : le rire est apparemment
chez moi un besoin de tempérament. Malgré mon
enjouement, qui m’a mérité dans le monde le titre de
sans-souci, j’ai l’ame extrêmement sensible. Après
avoir ri de tout mon cœur des sottises des autres et
des miennes, il me reste encore les larmes à
répandre sur le sort des malheureux. Ce sont mes
amis ; si j’étois dans l’opulence, ils deviendroient
mes enfans. Je suis pauvre, mais riche assez pour
mes besoins ; avec un écu dans ma poche, jamais je
n’ai eu peur du lendemain. Je ne suis ni libertin,
ni gourmand, ni buveur ; mais j’aime la bonne chère,
les femmes et le vin. Ma physionomie, au premier
abord, a quelque chose de repoussant ; mais les
belles s’y acoutument. Telle m’a
détesté, qui, dans la suite, en m’accordant tout,
croyoit donner trop peu encore pour expier son
injustice. J’ai commencé par prendre l’essor chez ce
qu’on appelle les femmes d’un certain ton ; les
vapeurs, les migraines, les ridicules de toute
espèce m’en ont chassé : j’ai rabattu mon vol sur la
grisette, sur la grosse et robuste paysanne ; j’y ai
gagné des coups de pieds, des soufflets et des
baisers. Voilà l’état de mes bonnes fortunes. Dans
le monde, mon nom et celui d’un fou sont presque
synonimes. Pourriez-vous me dire pourquoi ? Si le
sage est celui qui a trouvé le secret de s’amuser de
tout, de vivre content et sans souci, de semer
partout où il va le plaisir et la gaieté, je suis
sage depuis les pieds jusqu’à la tête. Si c’est un
pédant austère qui a toujours l’air sombre et
renfrogné, qui se boutonne, pour ainsi dire, dans sa
mauvaise humeur, à qui un gros revenu suffit à peine
pour la solde de l’apothicaire qui lui purge sa
bile, je suis fou, j’en conviens ; mais ce qui
s’appelle le plus grand fou de l’univers ! Je hais
dans la société ces hommes à dissertation et à sentence ; ils veulent toujours
parler, ils veulent toujours avoir raison. J’aime à
parler aussi, et je trouve qu’ils ont presque
toujours tort On me dira : ris, si c’est ta folie ;
mais sois sage, ris à propos. . . . A propos,
monsieur le Spectateur ! le mot est bon. Rire à
propos ! De quoi rit-on dans la société ? Des
sottises qu’on fait et qu’on voit faire. . . . et
l’on ne trouve pas que l’à-propos revienne à chaque
instant, à chaque minute. Que l’orgueil dans cette
phrase ! Comme les hommes s’en font accroire ! . . .
Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne suis point
homme à étiquette. J’ignore quand il faut donner la
main ou le poing aux dames. Je ne connois rien à
l’étonnante révolation des coutumes et des modes. Si
j’ai froid, je m’empare, à la barbe de tout un
cercle, du coin du feu. Je n’aime point à être gêné
et je ne gêne personne. Je suis invité à un grand
repas, je m’y rends sans apprêts de toilette, en
cravate et sans poudre : on ne doit dîner qu’à trois
heures, et j’ai faim ; je ne rougis point de
demander à manger. Vous voyez, M. le Spectateur, que
je suis bien malade. . . . mais écoutez : j’ai trente ans, j’ai calculé que je
pourrois en avoir encore autant à vivre, et que je
serois bien fou de me contraindre pour si peu. Je
viens de recevoir une lettre d’un de mes amis, qui
passe pour avoir de l’esprit. Tu es bien heureux,
mon cher, m’écrit-il, de t’amuser comme tu fais de
tout ce qui t’environne. Je voudrois bien avoir un
peu de ta grosse gaieté ; Alte-là. Ma grosse gaieté,
M. le Spectateur ! Que pensez-vous de cette
expression ? Je parie qu’il y entendoit finesse. Ces
messieurs les beaux exprits, qui n’ont pas le secret
de s’amuser, mais qu’on voit sourire d’un air
mielleux, voudroient-ils me dégoûter de mon
enjouement, et me rendre aussi froid, aussi glacé
qu’ils le sont ? Vous verrez qu’à leur exemple il
faudra me résoudre à ennuyer les autres, et à
m’ennuyer moi-même. Oh ! ma foi, je n’y teins plus,
et je vais rire encore plus fort. Ma grosse
gaieté ! . . . Quel dommage, en effet de ne pas
avoir cette gaieté si délicate, ce sourire si fin
qui lit des choses si jolies ! Quel dommage de ne
pas substituer à mes gros bons mots toutes ces
finesses métaphysiquées, où l’esprit
s’entortille à son aise, et où le bon sens n’a que
faire ! Messieurs les sages, soyez bien sérieux,
bien pincés ; moquez-vous, tant qu’il vous plaira,
de ma grosse joie, je vais continuer de rire. Quand
la farce sera jouée, et la chandelle éteinte, nous
nous reverrons peut-être là-bas, et vous me direz
lequel de nous y aura gagné le plus.
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Brief/Leserbrief
Monsieur, Vous pourriez me
rendre un grand service et à toute la famille de mon
mari. Hélas ! Monsieur, c’est un pauvre fou qui seroit
le meilleur homme du monde s’il vouloit être sage. On
n’a rien négligé pour le guérir de ses vertiges, de ses
agitations, de ses délires, de ses fureurs. Nous avons
épuisé presque tous les remèdes ; nous lui
avons d’abord fait subir quatre représentations du
Métromane ; on lui a ordonné deux lectures de l’Art
Poétique ; on a essayé de l’emouvoir avec une
demi-douzaine d’épigrammes. On a appellé le docteur
Fréron, le docteur Clément, le docteur Rousseau, le
docteur Querlon. L’un lui a ordonné l’Année Littéraire,
l’autre ses Observations critiques, le troisième le
Journal Encyclopédique, le quatrième lui a dit de lire
ses Petites Affiches. Nous avons consulté une société de
docteurs qui lui ont conseillé de prendre le Mercure.
Pas un de ces remèdes n’a encore opéré rien de
salutaire. Enfin, Monsieur, on nous a engagé à lui faire
prendre quelques feuilles du Spectateur. Je vous assure,
Monsieur, que si vos feuilles peuvent le guérir, elles
seront bien efficaces et produiront une belle cure. Il
faut, Monsieur, vous rendre compte des symptômes de la
maladie. Qu’il est douloureux pour une femme de révéler
les infirmités secrettes d’un mari qu’elle aime ! Je
vais d’abord vous rapporter les jugemens de ceux que
j’ai consultés : on prétend qu’au moral il est constitué
fort délicatement, qu’il n’a pris que des
alimens très-légers, et qu’il n’a pas même pu digérer.
Il s’est mis long-temps aux idyles, aux énigmes, aux
sonnets, aux opéra-comiques pour toute nourriture. Il a
ajouté à son régime, des fables, des contes en vers,
enfin des héroïdes et des odes ; tout cela ne lui a
porté que quelques feux à la tête, qui sont le principe
de sa maladie, devenue de jour en jour plus dangereuse.
Il est sujet à des accès qui font frémir ; je le vois
quelquefois se lever tout-à-coup, parcourir ma chambre
d’un pas précipité : son œil s’allume, devient
étincelant ; il élève ses regards vers le ciel, le fixe
avec fureur, porte sa main à son front, se précipite sur
une table, s’arme d’une plume, écrit, efface, frappe du
pied, écrit encore, puis déclame, vient à moi et me
force de l’applaudir. Rien n’est capable de le
contenir ; ses amis, ses connoissances, les étrangers,
il rend tout le monde témoin de son délire. Nous
baissons les yeux, nous rougissons, nous détournons la
tête, pour l’avertir que nous souffrons de le voir si
malade ; il élève la voix, et veut que nous contemplions
d’un œil satisfait son pitoyable état. D’abord son égarement étoit momentané et supportable :
nous avons opposé la patience au mal ; mais il est
devenu si constant, si prolongé, qu’il n’est plus
possible d’y tenir. Vous n’ignorez pas, Monsieur, qu’il
y ait eu aux Petites-Maisons des fous qui se sont crus
Rois, Empereurs ; d’autres qui ont pensé être Dieu le
Père. Les premiers commandoient, menaçoient ; les
seconds donnoient les bénédictions. Mon mari, qui
demeure encore chez lui, a commencé par imaginer qu’il
étoit la Fontaine, et il a fait des fables. Quelles
fables ! Il a cru ensuite être Rousseau le poëte, et il
a fait des odes, des épigrammes, si l’on peut donner ce
nom à ce qui n’a ni feu ni sel. Quelque temps après, il
s’est persuadé qu’il étoit Chaulieu, et tout ce qui
environne a été chanté ; il m’a nommé sa Glicère ; il a
mis à mes pieds toutes les couronnes de l’univers.
J’aurois bien voulu pouvoir, par reconnoissance, lui
mettre sur la tête quelque chose de plus solide.
Malheureusement, mon pauvre fou a rêvé qu’il étoit
Voltaire, et il vient de faire un poëme. Il s’occupe
maintenant à composer une tragédie, parce
qu’il prétend être devenu Racine. Vous concevez qu’il
n’est plus question de prêter un quart-d’heure à
l’extravagance, et de s’arranger pour s’ennuyer quinze
ou vingt minutes ; il s’agit de lutter contre le délire
pendant des journées entières. Voilà, Monsieur, ce qui
est vraiment effrayant : le comble de l’humiliation pour
moi n’est-il pas d’avoir un mari qui imagine avoir tous
les talens, et qui n’ait que celui de paroître ridicule
à tout le monde ? Dans quelques jours il doit aller
découvrir sa maladie aux comédiens français. Il s’est
bien promis de leur dire qu’ils étoient des ignorans,
des imbécilles, s’ils ne le reconnoissoient pas pour
Racine, et s’ils avoient l’insolence de refuser sa
pièce ; (ce qu’ils ne manqueront pas de faire.) En voilà
assez, Monsieur, pour vous faire comprendre combien mon
pauvre mari est malade, combien il a besoin de tous vos
soins, de toute votre expérience, pour être ramené à la
raison, dont il s’éloigne tous les jours. Je vous le
livre fou : quelle obligation ne vous aurai-je pas, si
vous pouviez me le rendre sage !