Le Spectateur français avant la révolution: LII. Discours.
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LII. Discours.
Sur la Révolution de Suède, arrivée en 1771.
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Qu’un prince philosophe, né avec les
qualités rares qui donnent des héros à l’univers, des
législateurs à l’humanité, de bons rois aux peuples, des
protecteurs aux talens, sorte tout-à-coup de l’obscurité,
agrandisse ses états, répande au loin la terreur de son nom,
force à l’étonnement, à l’admiration ses ennemis dispersés, cela
est dans l’ordre des événemens nécessaires ; qu’un habile
navigateur qui a profondement réfléchi sur la carte des mers,
qui a suivi la marche des hommes intrépides qui ont les premiers
doublé le Cap de Bonne-Espérance et pénétré dans les Indes,
après avoir présidé à la construction du vaisseau qu’il doit
monter, lui avoir donné la coupe la plus légère, la plus
favorable, s’être pourvu de bons instrumens de
mathématiques, d’alimens incorruptibles, se confie
courageusement à l’élément qui divise le globe, se fraie un
nouveau chemin et découvre une contrée inconnue, un peuple
ignoré, c’est le succès du génie ; mais qu’un souverain que sa
nation, rendue à la liberté, a mis dans les fers, qui est
environné de surveillans inquiets et jaloux, vienne tout-à-coup
à rompre sa chaîne, fasse tomber à ses genoux ses gardiens
tremplans, en exige le serment de n’être plus que ses sujets,
remonte avec sécurité sur le trône élevé de ses ancêtres, et y
déploie toute leur puissance ; voilà ce que l’imagination a
peine à concevoir, et ce qui vient pourtant d’arriver ! Il ne
nous appartient pas d’examiner s’il est permis à un peuple de
porter atteinte à l’autorité d’un prince qui règne sur lui, s’il
a le droit de rapprocher les bornes de sa puissance, de le
mettre dans l’impossibilité d’abuser d’un pouvoir illimité ; si
c’est un crime à lui d’émousser le fer qui va le percer, de
briser le sceptre qui frappe trop souvent sa tête. Ce n’est pas
à nous non plus à peser si un souverain doit être déterminé par
d’autre motif que celui du bien général, si toute autre ambition que celle du bonheur et de la gloire de
son peuple, n’est pas un crime envers l’état ; enfin, s’il a
d’autres moyens à faire valoir que ceux de l’équité et de la
persuasion ; toutes nos réflexions à cet égard seroient au moins
inutiles. La révolution que la Suède vient d’éprouver, est un
des grands événemens qui attirent les regards de l’univers.
Peut-être essayerions-nous un jour d’en marquer les causes1. Tant que la Suède a eu des héros pour
maîtres, elle n’a été, pour ainsi dire, habitée que par des
soldats. Les loix nationales, les sénats, les privilèges, sont
sans pouvoir contre un prince qui est à la tête de ses troupes :
ce ne sont que des fils qu’il brise comme l’oiseau rompt les
lacs dont l’araignée s’environne. Le guerrier ne connoît, ne
chérit que le général, qui verse sur lui l’argent, les honneurs.
Le feu de la guerre effraye la justice, et le bruit des armes
couvre sa voix. Charles XII envoyoit une de ses bottes à son
parlement pour y présider. Mais lorsque les rois sont rentrés
dans leur palais, le soldat devenu laboureur change son fer meurtrier contre celui qui nourrit les hommes. Il
arrête alors un regard de pitié sur ses concitoyens, dont il
avoit dévoré le patrimoine avec tant d’insouciance. Les loix
commencent à reprendre leur empire ; le mot de patrie, si
long-temps oublié, se fait entendre, et porte dans toutes les
ames un sentiment doux et tranquille ; l’état épuisé arrête un
œil de tristesse sur celui qui a desséché la source d’abondance
qui le faisoit fleurir ; il s’oppose à ses projets destructeurs,
et fait ses efforts pour échapper à de nouveaux malheurs. C’est
presque toujours du sein de la misère que naissent les idées de
liberté. Les hommes ne reviennent à l’indépendance que
lorsqu’ils sont bien fatigués de la servitude ; et ils repassent
ensuite dans les chaînes, lorsqu’ils sont énivrés des douceurs
de la liberté. Les souverains veulent-ils agrandir leur
autorité, qu’ils multiplient les fêtes qu’ils dispensent les
honneurs, qu’ils fassent régner l’abondance. Leurs sujets,
heureux et contens, livrés tout à leurs jeux, semblables aux
enfans, se laisseront enlever ce qu’ils devroient garder si
précieusement. Depuis long-temps des guerres malheureuses et
imprudentes avoient plongé la Suède dans un état
de langueur et de discrédit. Sa population étoit diminuée par
l’émigration des ouvriers, dont l’industrie n’étoit point
encouragée. Elle étoit chargée de dettes, que le commerce
anéanti ne pouvoit plus éteindre. Le trésor épuisé avoit amis
sous la dépendance de tous les ordres de citoyens, un roi qui
n’avoit plus d’argent à donner à ses soldats, et se trouvoit
enchaîné dans l’inaction par la pauvreté de son peuple, dont ses
prédécesseurs avoient exprimé la substance. Les foibles secours
qu’ils obtenoit des états assemblés, ne lui étoient accordés
qu’à des conditions onéreuses. Le pouvoir des sénateurs
augmentoit avec ses besoins ; il achetoit d’une partie de sa
puissance l’argent qu’il lui fallloit <sic> pour conserver
son éclat. Une administration gênante régnoit autour de lui :
bientôt, sous des vues d’économie, se cachèrent des idées
ambitieuses. Le palais du souverain devint pour lui une superbe
prison : au lieu d’être environné de ses serviteurs, il ne le
fut plus que de ceux de l’état. Son autorité n’étoit qu’un
fantôme ; son trône pouvoit être comparé à la base d’une
divinité que des ministres imposteurs feignent de respecter,
mais qu’ils méprisent et à laquelle ils font rendre les oracles qu’il leur plaît. Si l’indépendance et le pouvoir
enlevés au prince eussent été également répartis sur tous les
ordres des citoyens ; si on eut vu régner à sa place un accord
unanime et le desir du bien public ; si une jalousie destructive
n’eut pas porté la division et étouffe le patriotisme, la Suède
auroit pu savourer long-temps les charmes de la liberté,
regagner ce que l’ambition, la témérité, le despotisme, lui
avoient enlevé. Si les sénateurs, au lieu d’avoir sans cesse les
yeux attachés sur leur captif, pour épier tous ses mouvemens ;
si, au lieu de concentrer parmi eux les dignités et le pouvoir,
ils eussent jetté leur regard au loin, encouragé l’agriculture,
qui vivifie un pays pauvre, rétablit les manufactures qui
retiennent l’artisan toujours prêt à fuir chez l’étranger où
l’intérêt l’appelle ; s’ils eussent reculé les bornes du
commerce, et avoient accordé aux négocians les priviléges qui
l’enhardissent et doublent son acitivité ; s’ils eussent eu
l’adresse de faire sentir à l’ordre militaire combien il est
honorable de ne servir que l’état, de ne devoir son sang qu’à
ses concitoyens, de n’être plus que les soldats de la patrie, le
travail, l’industrie, le courage, l’honneur auroient ramené l’abondance dans un pays si long-temps dévasté, et
qui, depuis un siècle, a perdu la moitié de ses habitans, et
plus d’un tiers de son revenu. Puisque ce peuple n’a pas su
profiter de son bonheur, puisque le don le plus précieux a été
pour lui un don funeste, il faut que le prince, qui vient de
reprendre l’autorité échappée des mains de ses ancêtres,
apprenne à l’univers qu’un bon roi ne peut être trop puissant ;
qu’il est des instans où un état a besoin, comme Rome autrefois,
d’un dictateur au-dessus du sénat, et même de la loi. Mais si ce
dictateur étoit un Sylla, un Antoine, si la vengeance et la
haine s’étoient emparé de son ame. . . . . . ô hommes, que vous
êtes à plaindre ! Non, le prince qui a reçu de la nature le don
de persuader, qui s’est montré jusqu’à présent sous des dehors
si séduisans, ne porte point un cœur insensible, ambitieux. Il
justifiera l’intérêt que l’Europe prend à sa gloire et à ses
succès ; il remplira l’engagement solemnel qu’il a formé de
régner sur un peuple libre. Après avoir parlé comme un père, il
n’agira pas comme un tyran. Ce que son sénat, ce que tous les
ordres réunis n’ont pu faire pour le bonheur de la Suède. Il le fera seul ; et ses sujets béniront à jamais
le jour où ils ont cessé d’être indépendans pour devenir
heureux.
1Voyez le tome premier des Constitutions de l‘Europe.