Citation: Jacques-Vincent Delacroix (Ed.): "XLIX. Discours.", in: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\049 (1795), pp. 380-384, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4160 [last accessed: ].


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XLIX. Discours.

Projet intéressant pour les Auteurs dramatiques.

Level 2► Je me promenois, il y a quelque jours, dans un jardin public. J’apperçus à l’écart un jeune homme pâle, maigre, échevelé, et qui ne me parut pas donner beaucoup de temps à sa toilette. Il marchoit tantôt d’un pas précipité, puis tout-à-coup il s’arrêtoit. Il élevoit vers le ciel un regard [381] terrible, paroissoit réciter quelques vers avec chaleur, et le moment d’après, je lui trouvois une physionomie douce; son geste me sembloit devenir galant: de minute en minute ses traits se dessinoient différemment. Sa figure peignoit tour-à-tour la fureur, l’indifférence, les regrets, le désespoir, l’amour et la joie. Un moment après, il s’écria avec transport : mes chers enfans ! Je m’approchai ; je l’entendis prononcer d’un ton fier : crains d’irriter ton maître. Voilà, me dis-je, un personnage dont il faut que je m’empare. Je sentis mon cœur palpiter d’aise, comme un chasseur qui entrevoit un sanglier fendre les broussailles. J’allai droit à lui, il ne me vit pas ; je passai plusieurs fois sous ses yeux sans qu’il fit la moindre attention à mon air étonné et curieux. Je voyois toujours la même variété dans ses mouvemens et sur sa figure. Je ne pus pas résister plus long-temps à mon impatience. Je l’entendis s’écrier avec l’exclamation de la douleur : ces ingrats sont des hommes ! Est-ce à moi, lui dis-je, en m’approchant, que monsieur parle ? Non, monsieur, me répondit-il. Je vous demande excuse, lui répliquai-je ; mais comme il n’y a que vous [382] et moi ici, je n’ai pas cru que vous adressiez la parole à un autre. Ma réponse parut le déconcerter. Je profitai de son embarras pour le prier de pardonner mon indiscrétion, et de trouver bon que l’intérêt qu’il m’inspiroit me fit désirer de savoir la cause de sa douleur : « Je ne suis, ajoutai-je, ni riche ni puissant ; mais celui-là peut beaucoup qui veut être utile. »

Il vit dans mon air tant de sincérité, qu’après un moment de silence, il prit la parole et me tint ce discours : « Pauvreté n’est pas vice, disoit-on à Dufreny ; c’est bien pis, répondit-il. Cette répartie, monsieur, seroit pardonnable à un homme comme moi, qui entend souvent sonner bien des heures avant celle de ses repas. Pendant que les autres dînent, je m’occupe à faire des vers, et ne suis pas si heureux qu’Homère qui gagnoit sa vie à réciter les siens. J’ai cependant formé un projet qui pourra me rendre mes talens utiles. C’est le moment des projets, et j’ose croire que le mien vaut bien celui d’un financier.

Parmi les auteurs des nouvelles tragédies, il en est peu qui ayent le talent de [383] la versification : si vous en exceptez un très-petit nombre, auquel mon oreille pardonne de rimer, le reste enfante avec peine des vers durs et sans harmonie.

Je suis venu au secours de nos jeune poëtes tragiques, de ces auteurs novices qui, après avoir eu des prix dans leurs collèges, voudroient aussi être couronnés sur la scène française. J’ai fait beaucoup de morceaux de tragédies, des tirades entières qu’on peut mettre dans la bouche d’un prince irrité, d’autres qu’on peut faire déclamer à un ministe ambitieux ; des déclarations d’amour, des bravades de princesses, des avis de confidens, quelques descriptions de sièges, de combats et une infinité de pensées détachées. Comme tout cela m’a, je vous l’avoue, peu coûté à faire, il en coûtera peu aussi pour l’acheter ; le prix d’ailleurs sera proportionné au mérite de ce qu’on me demandera : vous imaginez bien qu’un confident parlera à meilleur marché qu’un prince.

Il ne s’agira plus pour les auteurs que d’imaginer un plan, et ils ont si fort accoutumé, depuis quelque temps, le public [384] à s’en passer d’un bon, qu’ils n’auront presque plus rien à faire. Il n’est pas besoin d’avertir qu’on peut être sûr de ma fidélité, que je ne vendrai pas deux fois le même fragment, quand même la pièce où il auroit d’abord paru auroit éprouvé ce malheur si commun.

Si les auteurs veulent le permettre, l’acteur, après avoir déclamé une tirade qui aura été achetée chez moi, y ajoutera mon nom, et il en sera de mes vers comme des pièces de monnoie qui n’ont leur cours que par la figure du prince qu’elles représentent. »

J’ai trouvé ce projet excellent ; j’ai promis à l’auteur de ne rien négliger pour le faire réussir et de l’annoncer dans mes feuilles. Lorsqu’il a su que j’étois le Spectateur, il m’a pris la main avec amitié et m’a promis, si jamais je faisois une tragédie, de ne me pas vendre ses vers plus chers qu’ils ne vaudroient : j’espère qu’il me les donnera pour rien. ◀Level 2 ◀Level 1