Zitiervorschlag: Jacques-Vincent Delacroix (Hrsg.): "XLVII. Discours.", in: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\047 (1795), S. 361-373, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4158 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

XLVII. Discours.

Sur l’existence d’un Charlatan.

Ebene 2► C’est un spectacle bien étonnant que cette foule d’homme qui, sans fortune, sans métier, sans talens, vivent, et se trouvent à la fin de l’année tout aussi sains que ceux qui se donnent tant de peines et de mouvemens pour exister ! Il n’y a peut-être pas un jour, me disoit dernièrement un homme de sens, où il n’y ait à Paris dix mille personnes qui, à deux heures, ne savent pas encore où aller dîner, et qui à cinq heures n’ont plus faim : ils sont comme les oiseaux du ciel, qui ne sèment point, qui n’ont point de greniers et n’en trouvent pas moins de quoi vivre. J’ai connu un de ces oisifs qui, après avoir professé long-temps dans des collèges, fut obligé de quitter l’ordre auquel il étoit agrégé ; il n’avoit pas un écu de patrimoine, ne faisoit rien, ne gagnoit rien, et étoit logé, vêtu, nourri, [362] comme s’il eut eu vingt mille livres de rente. Il alloit le matin chez une dévote qui déjeûnoit ; il lui portoit un livre qu’il avoit emprunté à un autre, partageoit son café, puis la quittoit pour arriver à deux heures chez un goutteux qui lui donnoit à dîner. L’après-midi, il alloit consoler de vieilles filles, leur remettoit mystérieusement de petites nouvelles pour lesquelles on le prioit de temps en temps d’accepter, tantôt de belles toiles, un autre jour des coupons d’étoffes. De bonnes dévotes se trouvoient honorées de loger dans leur maison: en se donnant un air de persécuté, il étoit plus heureux qu’un gros bénéficier. Quelques mots apocalyptiques l’avoient rendu un personnage très-respectable. « La lumière reste cachée dans la nuit, le voile n’est pas encore déchiré ; l’ange est dans le désert ; le bras de Dieu est levé ; l’ennemi est devenu puissant : dans peu le jour de la vérité luira ». Avec ce jargon prophétique il payoit tous ses fournisseurs.

Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Je trouvai, il y a quelque temps, chez une dame de mes amies, souffrante d’une maladie que les médecins n’osent attaquer, un grand homme mis simplement, qui avoit [363] à son côté une très-longue épée ; il disparut presqu’aussitôt qu’il me vit entrer. Je demandai quel étoit ce personnage ; d’abord on fit quelques difficultés de me l’apprendre : la malade finit par m’avouer, en souriant, que c’étoit son médecin. Je ne l’aurois, lui dis-je, pas reconnu à son costume ; au reste, ajoutai-je, cela est assez indifférent : ses confrères n’ont pas d’épées et n’en tuent pas moins. Celui-ci, me répliqua-t-on, guérit tous ceux qui ont le bonheur de le découvrir. Je vois, repris-je, que c’est une intelligence qui ne se communique pas à tous les humains. La pauvre malade, qui avoit déjà beaucoup perdu de sa haute estime pour cet Esculape ténébreux, m’apprit qu’elle le recevoit depuis huit jours à l’insçu de son mari ; qu’il lui avoit appliqué sur son sein des topiques affreux, fait respirer des odeurs de la plus grande force ; qu’il trouvoit chaque jour des mieux qu’elle ne voyoit ni ne sentoit. Je lui conseillai de congédier cet assassin sans mission, et de mettre toute sa confiance dans la nature, puisque l’art ne pouvoit rien pour elle. Cela vous est bien facile à dire, me répliqua-t-elle ; mais il n’est pas aisé de se détacher d’un homme qui, après [364] avoir guéri ses malades, les comble de richesses ; qui leur donne la santé et la fortune. Je vous demande excuse, repartis-je, mais il m’a paru qu’il n’avoit ni l’une ni l’autre. Vous ne savez pas à quoi tient le bonheur, reprit la malade, qui, au milieu de ses souffrances, avoit autant d’esprit que d’enjoument ; si je vous faisois voir un certain livre, vous jetteriez bientôt tous les vôtres au feu. Je la conjurai de me le montrer. Après s’être amusée quelques momens de mon impatience, elle sonna, remit à sa femme de chambre la clef de son sécrétaire, et se fit apporter un gros manuscrit couvert de carton ; elle le prit, et l’ouvrant d’un air composé : « voilà, s’écria-t-elle, lorsque nous fûmes seuls, voilà le grand livre, le livre par excellence, le dépôt des vérités occultes ! Quoique vous ne soyez qu’un profane, je veux bien mettre sous vos yeux ces augustes caractères, vous initier dans le mystère des sages ». Je parcourus à l’instant les premières pages de ce manuscrit . . . . Non, je ne conçois pas comment il s’est trouvé une tête assez mal organisée pour rassembler tant d’idées obscures, tant de mots bizarres. La nature [365] bouleversée, les éléments confondus et replongés dans la nuit du cahos, voilà l’image de ce livre : j’aurois défié l’intelligence la plus pénétrante d’y rien comprendre. Je crus entrevoir que l’auteur avoit voulu trouver la pierre philosophale dans les Ecritures Saintes. Salomon étoit le chymiste dont il suivoit les opérations ; il expliquoit tout ce qui est inexplicable ; il n’y avoit pas une prophétie qui n’eut un sens favorable à son systême. Selon lui, plusieurs patriarches, errans dans les déserts, avoient trouvé des rejettons de l’arabe de vie. Elie et Enock n’étoient pas les seuls qui se fussent préservés de la corruption, et eussent trouvé le remède universel. Il réalisoit tous les rêves des alchymistes. On pouvoit suivre à la trace une multitude d’éternels, qui parcouroient la terre déguisés en Juifs, en Arméniens, en pélerins, en charlatans ; les uns a pied, les autres en carosse ; n’ayant pour tout bien que cette phiole précieuse, dont la liqueur consolide les fibres, épure le sang, précipite son mouvement, restaure toutes les parties de l’homme, le garantit de l’ossification, qui est le terme de sa vie ; enfin, dont une larme précipitée sur [366] des métaux en fuison, achève l’évaporation des particules grossières, et donne au fer, au cuivre, la pureté et l’éclat de l’or. La plupart de ces immortels vagabonds alloient, dans un certain mois de l’année, cherchez dans des vallées inconnues la plante précieuse que la nature fournit à ses élus.

Je demandai à ma chère malade par quel heureux hazard elle avoit rencontré un homme si précieux au genre-humain, comment il lui avoit confié un secret que la crainte de la mort n’avoit pu faire révéler à ceux qui en étoient enrichis. Elle me raconta que sa femme de chambre entra un jour dans son appartement d’un air ému, en lui disant qu’elle venoit de voir une femme qui avoit été guérie de la même maladie dont elle souffroit, par un homme qui avoit fait mille cures miraculeuses, et qui cachoit son savoir avec autant de soin que les autres en prennent pour montrer celui qu’ils n’ont pas. Ma malheureuse amie avoua qu’abandonnée de son médecin, elle eut la foiblesse de se livrer à quelques espérances, et consentit qu’on lui amenât l’illustre personnage. Pendant les premières visites, il ne parla que de l’infaillibilité de [367] ses remèdes, que de l’ignorance des médecins : bientôt il laissa soupçonner qu’il avoit dans la tête quelques grandes idées qui l’agitoient ; il fit comprendre, le plus modestement qu’il lui fut possible, qu’il consacroit ses veilles à l’humanité, qu’il touchoit enfin au moment d’être son bienfaiteur.

La malade lui fit des questions auxquelles il répondit de manière à faire croître sa curiosité. « Madame, lui dit-il d’un ton emphatique, après s’être fait long-temps presser, je crois m’appercevoir que vous cachez sous les charmes de votre sexe la discrétion du nôtre ; je ne craindrai donc pas de vous révéler un secret que je n’ai encore confié à personne. Celui que vous voyez vêtu si simplement, a dans ses mains un trésor plus précieux que celui des rois ; lorsqu’il le voudra, il sera plus riche qu’ils ne le sont tous ensemble, et aura encore par-dessus eux un bien qu’ils chérissent davantage que le pouvoir. »

La dame le pria de s’expliquer. Il débuta par un passage de la Bible, puis développa l’objet de son travail, les motifs de ses espérances, les progrès qu’il avoit faits dans la haute science ; il lui avoua qu’ils seroient [368] plus rapides si la modicité de sa fortune n’allongeoit la route, et ne lui donnoit quelquefois des entraves que l’or fait disparoître. Il finit par convenir qu’il n’avoit pas encore assez de droit à la confiance de celle qui l’écoutoit, pour espérer qu’elle voudroit bien venir à son secours et l’aider de ses richesses ; mais qu’il se flattoit que lorsqu’elle auroit jetté un oncle qui n’avoit pas su en profiter, elle comprendroit qu’il seroit bientôt en état de lui restituer sa centuple ce qu’elle lui auroit avancé.

La dame lui ayant promis qu’elle feroit pour l’obliger tout ce qui dépendroit d’elle, il étoit revenu le lendemain et lui avoit remis, sous le plus grand secret, le dépôt des sublimes connoissances qui devoient le conduire à l’opulence et à l’immortalité.

Tant d’extravagances me firent naître le desir de connoître celui qui y croyoit ou feignoit d’y croire. Je revins le jour suivant à l’heure qui lui étoit indiquée pour faire ses visites furtives, et j’eus avec lui un très-long entretien dont je rendrai compte à mes lecteurs. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3

[369] Lettre.

Portrait d’un Menteur.

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur le Spectateur,

Suivant un vieux proverbe, toute vérité n’est pas bonne à dire : j’ai un voisin qui, pour s’y conformer, a pris le parti de n’en pas dire une ; voilà ce qui s’appelle être prudent. Pas un de ses amis ne sait au juste ce qu’il est, ce qu’il a, et comment il vit. Si l’on parle de guerre, personne n’a mieux tracé que lui le plan qu’il faudroit suivre pour la rendre heureuse. Si l’on s’entretient des affaires publiques, il sait à quoi s’en tenir, mais il n’est pas encore temps de révéler le secret du conseil. Si l’on vient à dire qu’une femme est très-aimable, quoiqu’il ne la connoisse pas, il ne laisse pas que d’ajouter qu’elle a le caractère un peu dur, qu’il seroit à souhaiter qu’elle fut moins violente. Si l’on soutient le contraire, il [370] réplique d’une voix basse qu’il la connoit au moins autant qu’une autre. Si l’on annonce un ouvrage qu’il n’ait pas lu, il commence par avertir qu’il n’en a pas été trop content ; en prend-on la défense, il se jette à corps perdu sur la littérature du siècle, et déraisonne avec tant d’assurance que l’on n’a rien de mieux à faire que d’être de son avis.

S’agit-il de quelques grands seigneurs, il n’y en a pas un qu’il n’ait étudié : il prétend qu’il ne faut pas s’en rapporter aux apparences, et que tel dont on fait l’éloge, s’il étoit vu de près, perdroit beaucoup de sa réputation. Si l’on s’enfonce dans les contrées éloignées, vous imaginez bien que lui, qui a voyagé quinze ans de sa vie, avance à grands pas. Si par hazard il rencontre quelques-uns de ces silencieux personnages, qui vous laissent débiter vos fables et vous reprennent ensuite en sous-œuvre, il se rejette sur la maudite mémoire, et convient que lorsqu’on a tant de choses dans la tête, il est bien difficile de ne pas confondre les objets.

On est quelquefois tout étonné de le voir en grand deuil. Hélas ! c’est cette pauvre [371] petite duchesse qui est morte en couche. Il prend de-là son texte pour parler de ses excellentes qualités, des bontés qu’elle a eu pour lui toute sa vie, de la douleur de son mari qu’il est fâché de ne pouvoir aller consoler.

Quelqu’un a-t-il un procès, il se charge de le lui faire gagner ; il ne demande qu’un mémoire. Parle-t-on d’une veuve qui a plusieurs enfans ; qu’elle en mette un dans l’état ecclésiastique ; il aura un bénéfice, il en fait son affaire.

Il ne se plaint jamais que de la chère fine que l’on fait dans un temps malheureux, que du trop bon vin qu’il boit, que des liqueurs qui l’échauffent : je sais pourtant qu’il lui arrive de faire diète plus souvent qu’il ne le voudroit.

Qui sait plus que lui combien les protections, la naissance, la fortune de ses ancêtres sont souvent inutiles à l’homme d’honneur ? Ne parlez pas de musique devant lui, il ne lui en a que trop coûté pour s’y connoître.

Gardez-vous de lui montrer des cartes, vous lui rappelleriez un coup qui lui a coûté vingt mille écus. La cruelle passion que l’amour du jeu ! Elle l’a condamné à la mé-[372]diocrité pour le reste de ses jours. Si vous vous plaignez de vos domestiques, vous rouvrez ses plaies ; il en a eu un auquel il auroit confié le trésor royal : « le malheureux ! il a bien abusé de sa confiance. Un jour qu’il étoit allé à la campagne (il n’avoit emmené qu’un postillon), le coquin, qui avoit vu la veille compter deux mille louis à son maître, profite de son absence, s’empare de son or, remplit deux malles des effets les plus précieux qu’il trouve, et se sauve à Francfort. Ce qui le console, c’est l’espérance qu’il a que le drôle sera perdu. »

Depuis ce jour, il n’a gardé qu’une gouvernante : le service des femmes est plus convenable pour un homme de son âge. Au reste, il avoue qu’il n’est pas riche : on ne l’est pas long-temps lorsqu’on est confiant et généraux. Il a tant prêté d’argent dans sa vie ! Tant de gens oublient de rendre, et il est si triste de les en faire souvenir !

Si vous l’écoutez, pas un dépositaire public, pas un gros banquier, pas un fermier général ne fait banqueroute qu’il ne lui emporte quinze ou vingt mille francs. La [373] réduction des effets royaux a coupé son revenu par moitié.

Il ne demande rien à l’état pour les excellens projets qu’il a fournis, et dont les ministres ont fait usage pour les négociations secrettes dont il ne s’est pas maladroitement acquitté.

Enfin, Monsieur, je ne finirois pas si je voulois vous raconter tous les mensonges que cet homme débite.

A l’heure où je vous écirs, il est occupé d’un grand ouvrage qui changera nos opinions et étonnera bien des gens. Il doit vous envoyer au premier jour une histoire très-plaisante, parce qu’il prend beaucoup d’intérêt à votre journal, qu’il n’a peut-être jamais vu.

J’ai l’honneur d’être, etc. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1