Le Spectateur français avant la révolution: XLIV. Discours.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6561
Ebene 1
XLIV. Discours. Conjecture sur le principe
de l’Amour.
Ebene 2
Quand je vois une créature
aimable, à qui l’on a appris dans son enfance que l’art de
plaire et de dissimuler, dédaigner les frivolités qu’on lui
présente, pour s’attacher à la vérité qui semble la fuir et se
cacher devant elle ; lorsque je la surprends occupée à réparer
les forts que l’on a fait à son esprit en éloignant de lui ce
qui pouvoit le nourrir et l’orner ; lorsque je l’entends parler
avec justesse de tout ce qui mérite de fixer notre attention, et
deviner en un instant ce que notre raison éclairée peut à peine
soupçonner, je suis tenté de la croire d’une nature supérieure à
la mienne. Si je découvre en elle du penchant à l’humanité, à la
bienfaisance ; si je la vois préférer la reconnoissance du
malheureux aux éloges d’une jeunesse sémillante, braver l’ironie
de la méchanceté, pour s’attacher à ses devoirs,
et faire le bonheur d’un époux qu’elle aime, je la considère
avec admiration, et je m’humilie devant sa vertu. Mais
lorsqu’elle ne montre de l’activité que pour le plaisir et les
modes ; lorsqu’elle me paroît mettre tout son esprit dans une
froide médisance, n’attacher d’importance qu’à ce qui contribue
à sa parure, écouter d’un air distrait ou ennuyé ce qui doit
l’instruire ou l’intéresser, je me dis : voilà un être bien
foiblement conformé, et je ne sais quel nom lui donner. Mon
embarras augmente encore si elle affecte de paroître
capricieuse, si elle met toutes ses affections dans un chien
qu’elle caresse sans cesse, avec lequel elle cause, sans
s’embarrasser de ceux qu’elle fatigue de son délire et de son
insipide petit babil. En la voyant faire ces efforts pour
détourner l’attention d’hommes sensés sur cet objet de ses
inquiétudes, de ses tendres soins, insulter à leurs desirs,
profaner sa bouche, et accabler de baisers un animal qui n’est
souvent remarquable que par sa laideur, j’ai peine à cacher,
sous les dehors de l’honnêteté, mon mépris pour cette créature
extravagante : je voudrois que les hommes la livrassent pour
toujours à la société qu’elle semble leur
préférer. Ce sera toujours pour moi une chose incompréhensible,
que ce mélange bizarre de force et de foiblesse, de délire et de
raison que l’on remarque dans la plupart des femmes. J’ai
quelquefois été tenté de croire, en réfléchissant à leur
prodigieux attachement pour des êtres si au-dessous d’elle, que
le véritable amour ne pouvoit émaner que d’un être supérieur à
un autre. Cette idée est appuyée sur l’expérience : un homme
d’un mérite transcendant estime, admire une femme qui en a un
égal au sien ; mais rarement il en devient amoureux : c’est
presque toujours une jeune étourdie qui lui fait tourner la
tête. Il n’est pas encore bien certain que l’amour d’une femme
pour un héros soit autre chose que de l’admiration, et que sa
vanité ne soit pas plus flattée que son cœur de l’hommage qu’il
rend à ses charmes. La joie qui embellit une femme, ne fait
naître que des desirs ; mais sa douleur nous conduit à l’amour :
ses ris nous attirent dans les bras, et ses larmes nous mettent
à ses genoux. C’est sa fuite qui nous donne des aîles ; sa
frayeur nous touche, nous enflamme, et nous ne la
rassurons qu’on l’embrassent. Jamais un simple gentilhomme ne
deviendra amoureux d’une reine, quelque belle qu’elle puisse
être. Une femme de qualité très-jolie, très-parée, lorsqu’elle
est entourée de ses paysans, ne peut obtenir de leurs ames
grossières que de la reconnoissance ou de l’étonnement. Elle les
éblouira, mais jamais ils ne la regarderont avec l’œil de
l’amour. On pourroit donc soutenir que l’amour bien défini, est
un sentiment qu’il n’appartient qu’à un être plus foible que soi
de faire naître. Une femme n’a jamais pleuré la mort de ses
chevaux, qui lui rendoient tant de services, et dont elle étoit
si fière ; mais celle de son épagneul la met au désespoir : son
amant lui déplairoit bientôt, s’il osoit rire devant elle de sa
douleur ; il n’a rien de mieux à faire que d’attendre en silence
l’oubli d’un si grand malheur. Pour être aimé des femmes, il ne
faut pas se montrer toujours grand, toujours au-dessus d’elles.
Que les hommes ne s’étonnent donc pas si avec des vertus rares
et des qualités aimables, ils ne font souvent naître que des
desirs passagers. Qu’ils ne soient plus surpris si
leur excessive générosité ne les met pas si toujours à couvert
de l’infidélité. Celui qui peut donner est déjà si heureux !
Pourquoi obtiendroit-il encore de l’amour ? Le grand seigneur,
qui multiplie tous les jours ses conquêtes, ne les doit qu’à la
vanité de ses maîtresses : si dignités sont des lacs où elles
aiment à se laisser prendre. Le financier ne rencontre sur son
passage que des cœurs de fer. Il est vrai que son or est un
aimant qui les attire. Mais le jeune homme timide qui ne
s’avance que sous les voiles du mystère, qui ne brille que des
dons dérobés à l’opulence, est plus heureux : il fait palpiter
le cœur de l’infidèle ; il est l’objet de ses tendres caresses ;
c’est avec lui qu’elle se console de la gêne que la jalousie lui
impose.