Zitiervorschlag: Jacques-Vincent Delacroix (Hrsg.): "XLIV. Discours.", in: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\044 (1795), S. 333-337, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4155 [aufgerufen am: ].


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XLIV. Discours.

Conjecture sur le principe de l’Amour.

Ebene 2► Quand je vois une créature aimable, à qui l’on a appris dans son enfance que l’art de plaire et de dissimuler, dédaigner les frivolités qu’on lui présente, pour s’attacher à la vérité qui semble la fuir et se cacher devant elle ; lorsque je la surprends occupée à réparer les forts que l’on a fait à son esprit en éloignant de lui ce qui pouvoit le nourrir et l’orner ; lorsque je l’entends parler avec justesse de tout ce qui mérite de fixer notre attention, et deviner en un instant ce que notre raison éclairée peut à peine soupçonner, je suis tenté de la croire d’une nature supérieure à la mienne. Si je découvre en elle du penchant à l’humanité, à la bienfaisance ; si je la vois préférer la reconnoissance du malheureux aux éloges d’une jeunesse sémillante, braver l’ironie de la méchanceté, pour s’attacher à [334] ses devoirs, et faire le bonheur d’un époux qu’elle aime, je la considère avec admiration, et je m’humilie devant sa vertu. Mais lorsqu’elle ne montre de l’activité que pour le plaisir et les modes ; lorsqu’elle me paroît mettre tout son esprit dans une froide médisance, n’attacher d’importance qu’à ce qui contribue à sa parure, écouter d’un air distrait ou ennuyé ce qui doit l’instruire ou l’intéresser, je me dis : voilà un être bien foiblement conformé, et je ne sais quel nom lui donner. Mon embarras augmente encore si elle affecte de paroître capricieuse, si elle met toutes ses affections dans un chien qu’elle caresse sans cesse, avec lequel elle cause, sans s’embarrasser de ceux qu’elle fatigue de son délire et de son insipide petit babil. En la voyant faire ces efforts pour détourner l’attention d’hommes sensés sur cet objet de ses inquiétudes, de ses tendres soins, insulter à leurs desirs, profaner sa bouche, et accabler de baisers un animal qui n’est souvent remarquable que par sa laideur, j’ai peine à cacher, sous les dehors de l’honnêteté, mon mépris pour cette créature extravagante : je voudrois que les hommes la livrassent pour toujours à la [335] société qu’elle semble leur préférer. Ce sera toujours pour moi une chose incompréhensible, que ce mélange bizarre de force et de foiblesse, de délire et de raison que l’on remarque dans la plupart des femmes. J’ai quelquefois été tenté de croire, en réfléchissant à leur prodigieux attachement pour des êtres si au-dessous d’elle, que le véritable amour ne pouvoit émaner que d’un être supérieur à un autre. Cette idée est appuyée sur l’expérience : un homme d’un mérite transcendant estime, admire une femme qui en a un égal au sien ; mais rarement il en devient amoureux : c’est presque toujours une jeune étourdie qui lui fait tourner la tête. Il n’est pas encore bien certain que l’amour d’une femme pour un héros soit autre chose que de l’admiration, et que sa vanité ne soit pas plus flattée que son cœur de l’hommage qu’il rend à ses charmes.

La joie qui embellit une femme, ne fait naître que des desirs ; mais sa douleur nous conduit à l’amour : ses ris nous attirent dans les bras, et ses larmes nous mettent à ses genoux. C’est sa fuite qui nous donne des aîles ; sa frayeur nous touche, nous en-[336]flamme, et nous ne la rassurons qu’on l’embrassent.

Jamais un simple gentilhomme ne deviendra amoureux d’une reine, quelque belle qu’elle puisse être. Une femme de qualité très-jolie, très-parée, lorsqu’elle est entourée de ses paysans, ne peut obtenir de leurs ames grossières que de la reconnoissance ou de l’étonnement. Elle les éblouira, mais jamais ils ne la regarderont avec l’œil de l’amour. On pourroit donc soutenir que l’amour bien défini, est un sentiment qu’il n’appartient qu’à un être plus foible que soi de faire naître. Une femme n’a jamais pleuré la mort de ses chevaux, qui lui rendoient tant de services, et dont elle étoit si fière ; mais celle de son épagneul la met au désespoir : son amant lui déplairoit bientôt, s’il osoit rire devant elle de sa douleur ; il n’a rien de mieux à faire que d’attendre en silence l’oubli d’un si grand malheur.

Pour être aimé des femmes, il ne faut pas se montrer toujours grand, toujours au-dessus d’elles. Que les hommes ne s’étonnent donc pas si avec des vertus rares et des qualités aimables, ils ne font souvent naître que des desirs passagers. Qu’ils ne soient [337] plus surpris si leur excessive générosité ne les met pas si toujours à couvert de l’infidélité. Celui qui peut donner est déjà si heureux ! Pourquoi obtiendroit-il encore de l’amour ?

Le grand seigneur, qui multiplie tous les jours ses conquêtes, ne les doit qu’à la vanité de ses maîtresses : si dignités sont des lacs où elles aiment à se laisser prendre.

Le financier ne rencontre sur son passage que des cœurs de fer. Il est vrai que son or est un aimant qui les attire. Mais le jeune homme timide qui ne s’avance que sous les voiles du mystère, qui ne brille que des dons dérobés à l’opulence, est plus heureux : il fait palpiter le cœur de l’infidèle ; il est l’objet de ses tendres caresses ; c’est avec lui qu’elle se console de la gêne que la jalousie lui impose. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1