Citazione bibliografica: Jacques-Vincent Delacroix (Ed.): "XXXIII. Discours.", in: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\033 (1795), pp. 253-260, edito in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Gli "Spectators" nel contesto internazionale. Edizione digitale, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4144 [consultato il: ].


Livello 1►

XXXIII. Discours.

Sur un des Révolutions de l’Opéra.

Livello 2► Ce devroit être un spectacle bien intéressant, que celui où tout concourt pour charmer les sens. Par quelle étrange fatalité l’ennui habite-t-il le séjour des enchantemens et des plus agréables illusions ? Quoi ! cette salle [254] si richement ornée, où de si belles voix se font entendre, où les danses les plus séduisantes s’exécutent, où les figures les plus vives et les plus animées se dispersent, se rapprochent, se multiplient, ne paroîtra jamais que le palais de la mélancolie ! le spectateur se sentira toujours pressé d’en sortir, et n’y reviendra pas attiré par l’espoir du plaisir !

Voilà les réflexions que je faisois pendant qu’on jouoit le nouvel opéra que l’on nomme la Cinquantaine.

Deux époux qui, après cinquante ans de mariage, se rappellent leur serment, se jurent de s’aimer encore, et deux jeunes amans qui n’ont vu que quinze printemps, et qui sollicitent et obtiennent d’être unis, forment le sujet de ce poëme.

Si j’avois fait cet opéra, et suivi le plan des auteurs, il me semble que le jeune homme qui ouvre la première scène, ne seroit pas venu tristement déplorer ses peines, parce qu’à son âge on éprouve l’impatience de l’amour, et l’on ne connoît pas ses langueurs ; il auroit cherché sa maîtresse, desiré son retour ; son chant eût été vif et rapide, ses expressions eussent été pleines de feu ; il ne se seroit pas efforcé de [255] deviner le sentiment qui l’occupoit, mais il l’auroit peint.

J’aurois tâché de donner à sa jeune amante une passion plus piquante, plus animée ; elle auroit conservé l’aimable étourderie de son âge ; son chant eût été celui de la finesse et de la gaîté. Peut-être dira-t-on que la dignité de l’opéra souffriroit de ces petits riens, qu’il lui fait un sentiment noble et sérieux ; mais le Devin du Village prouve que l’esprit, que le goût rendnet <sic> tout aimable, et que les graces de la nature plaisent davantage que la majesté de l’art.

J’avoue que l’amitié des deux époux, (car on ne peut pas donner un autre nom au sentiment qui survit à cinquante ans de mariage) ne pouvoit enflammer ni le poëte, ni le musicien. La musique et la poésie ne sont pas faites pour peindre des passions si tranquilles ; mais c’est alors que l’homme de génie a recours aux finesses de son art, qu’il en emprunte tout le charme.

L’endroit où le mari rappelle à son épouse leurs premières amours, et lui montre le lieu où il lui jura d’être fidèle, est ingénieux ; la musique m’en a paru agréable et expressive.

[256] Je sens combien il étoit difficile de tirer d’un sujet si froid et sans intrigue, cet intérêt qui captive l’attention des spectateurs, qui s’empare de leur ame, et la soumet au pouvoir de l’illusion. Il n’y a que trois moyens pour nous attacher ; le plus fort, le plus puissant, c’est la douce expression de la douleur, qui nous pénètre et fait couler nos larmes ; c’est le son plaintif de la tendresse qui éclate et retentit au fond de nos cœurs. Les Italiens savent si bien le mettre en usage !

Un autre dont l’effet est presqu’aussi sûr, c’est l’image riante du bonheur ; c’est le chant de l’allégresse ; c’est la gaîté aimable de l’innocence ; ce sont les transports de l’amour ou de la vertu qui triomphe.

Il reste encore au poëte qui ne trouve pas dans son cœur cette sensibilité exquise qui produit le premier, ni dans son esprit cette finesse de pensées, cette abondance d’idées riantes et légères d’où nait le second, un grand moyen dramatique, c’est de jetter en nous l’étonnement, l’admiration ou l’effroi ; il faut que son génie devienne le tyran de nos cœurs, qu’il leur commande, qu’il les soumette à son empire, qu’il les force à [257] croire, à respecter tous les prodiges qu’il enfante. Voilà celui qui paroît avoir été le plus souvent employé sur le théâtre de l’Opéra ; mais combien de choses en détruisent l’effet ? La langueur de la musque si trainante, si monotone ; ces danses si longues, si mal amenées, qui coupent et affoiblissent l’intérêt en partageant nos affections, et ne semblent ordonnées que pour suppléer à la brièveté du poëme ou rompre l’ennui du chant ; enfin l’étrange disposition du théâtre, qui étouffe les sons, et ne laisse souvent aux spectateurs que le triste plaisir de voir de froids acteurs ; tout cela suffiroit pour dissiper le charme de l’illusion, et nous plonger dans l’ennui de l’indifférence : un étranger d’un mérite rare vient enfin de nous prouver qu’il n’étoit pas impossible au génie de surmonter ces grandes difficultés, et d’offrir sur le théâtre de l’Opéra un spectacle digne des talens qui y sont réunis à si grands frais.

[258] Lettre

D’une Jeune Dame.

Livello 3► Lettera/Lettera al direttore► En vérité, monsieur le Spectatuer, je croyois que vous aviez perdu la vie, lorsque j’ai reçu votre dernière feuille. Le monde ne vous offre-t-il donc plus rien qui soit digne de vos remarques ? Il me semble pourtant que nous sommes toujours aussi fous que nous l’étions. Vos correspondans ne vous écrivent-ils plus ? Quoi ! il n’y a pas une femme qui ait un amant perfide à vous dénoncer ? Ignorent-elles donc que vous êtes le vengeur d’un sexe foible, souvent trompé par le vôtre ? C’est sous ce titre que je me plais à vous envisager. Je vous ai su, par exemple, très-bon gré d’avoir inséré dans vos feuilles une lettre où vous nous apprenez à ne pas nous laisser séduire par les apparences de l’amour1 . J’ai rencontré aussi [259] dans ma vie plus d’un Alcibiade.Si j’avois été assez simple pour croire aux larmes abondantes, aux palpitations de cœur, aux tendres reproches, il y a long-temps que j’aurois à me repentir de mes foiblesses. Dieu merci, je n’ai point de reproches à me faire à cet égard ; j’ai toujours soutenu avec fermeté le spectacle d’un amant à mes genoux. Je me suis quelquefois amusée du comédien, mais je n’ai jamais été la dupe de son jeu.

De grace, monsieur le Spectateur, ne nous faites plus attendre si long-temps le fruit de vos observations. On ne devroit voir que vous aux spectacles, aux promenades, aux assemblées littéraires. Vous devriez vous porter sans cesse de la ville à la campagne, et nous faire part de tout ce que vous y remarquez d’intéressant. J’ai un oncle qui est paralytique, et dont la vue commence à s’éteindre ; il a souscrit pour votre journal avec la plus grande joie. Il se fait lire bien exactement vos feuilles ; il prétend que vous le dédommagiez de la perte qu’il a faite, et de celle dont il est menacé. Lorsqu’on lui parle d’une fête, d’un spectacle que l’or doit donner, je ne peux pas y aller, ré-[260]pond-il, mais j’ai quelqu’un qui ira pour moi. Ce quelqu’un-là, c’est vous, Monsieur. Il ne tient pas à lui que les sourds, les aveugles, ne souscrivent tous pour votre journal, qu’il appelle le nécessaire de la vieillesse. Il a de vieux amis qui se font porter chez lui. « Mes camarades, leur crie-t-il, en leur montrant une de vos feuilles, nous n’avons plus d’oreilles, mais voilà un homme qui nous prête les siennes. Et vous, mon ancien, dit-il à un autre qui se plaint de ne pouvoir plus marcher, consolez-vous, les jambes du Spectateur sont à notre service. » Vous voyez de quelle utilité vous pouvez être à l’espèce d’hommes qui méritent le plus votre indulgence et vos soins. Ayez pitié, je vous prie, Monsieur, de mon viel oncle et de ses vieux amis. ◀Lettera/Lettera al direttore ◀Livello 3 ◀Livello 2 ◀Livello 1

1Voyez la première édition où j’ai rendu compte des Lettres Athéniennes ; ouvrage plein de finesse, et qui n’a pas eu tout le succès qu’il méritoit.