Le Spectateur français avant la révolution: XXX. Discours.

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XXX. Discours. Sur les Villageois.

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A combien d’influences malheureuses le cœur de l’homme est sujet ! que de choses peuvent l’altérer ou l’ennoblir ! Son cœur est un thermomètre que le bonheur et la misère élèvent et abaissent tour-à-tour. Qui peut se vanter d’en avoir un capable de résister à ces deux puissances ? Et s’il l’avoit, à quel heureux concours de circonstances ne devroit-il pas sa fermeté généreuse ? Cet homme fier, qui méprise les honneurs, parce que les moyens de les obtenir sont presque toujours honteux ; qui dédaigne l’or, parce que la vertu est le seul bien qu’il croit digne d’être conservé ; qui se rit des injures et de la haine de ses semblables, parce qu’il pense que la noblesse de son existence ne peut être dégradée par eux ; qui brave la misère, parce qu’il ne rougiroit pas d’en ressentir les atteintes ; qui ne craint point la mort, parce qu’elle n’est pour le sage que le terme du malheur ; s’il fût né au village, dans le sein de l’indigence ; si son enfance n’avoit été qu’une suite de cris prolongés par la douleur et le besoin ; si son jeune cœur eût été abandonné aux mouvemens de la colère, ou à la contagion du vice ; s’il n’eût jamais entendu dans sa jeunesse, que la voix féroce d’un maître brutal ; si un père pauvre et dénaturé l’eût éloigné de sa présence, et livré aux hazards de la fortune ; si son ame eût senti le poids de l’oppression et de la tyrannie ; si le sort ne lui eût laissé que le choix de la servitude militaire, ou de la servitude domestique ; peut-il croire que son ame eût été inaltérable ? qu’elle eût conservé au milieu de ces écueils, la perfection de la sagesse ? Pour moi, lorsque je vois à la compagne des mercenaires qui ont essuyé toutes ces cruelles épreuves, ouvrir tranquillement le sein de la terre, enrichir, sans murmure, leur maître de leur pénible industrie, souffrir paisiblement le malheur de leur condition, se livrer dans les jours de repos à la gaîté et au plaisir de la danse que le riche leur fait goûter à si peu de frais, je suis tenté de croire que de tous les êtres qui respirent, c’est l’homme qui est le meilleur. Le citadin méprise le villageois, et dit que c’est une bête féroce qu’il faut toujours intimider. Moi, je soutiens que c’est un être malheureux, auquel des bourreaux ont arraché le cœur, et qui vit encore. Riches orgueilleux et inutiles, vous l’accusez d’être méchant ; mais, s’il l’est, c’est parce que vous avez été cruels à son égard. Vous lui faites un crime d’être fourbe et rusé ; n’est-ce pas vous qui le forcez au mensonge et à la ruse, triste ressource du foible et de l’opprimé ? Vous lui reprochez d’être ingrat et vous lui avez tout oté. Il est, dites-vous, brutal et audacieux lorsqu’il est riche ; mais quand le devient-il ? Si, à force de travail, d’industrie, il avoit relâché la chaîne qui l’attache à la peine et à la misère, ne pourroit-il pas arrêter un œil plus assuré sur ses tyrans ? Lorsque la misère ne l’abaisse plus à une honteuse servitude, faut-il qu’il conserve encore la timidité et l’embarras d’un esclave ? Voulez-vous qu’il ait le regard suppliant, lorsqu’il n’a plus rien à vous demander, ou qu’il ne peut plus espérer de vous fléchir ? Si son œil est sombre et triste en vous regardant, c’est parce que le vôtre est fier et dédaigneux. S’il vous offense quelquefois dans le silence de la nuit, c’est parce que son ame indiguée se livre à la vengeance. Il vous hait, dites-vous ; mais que lui avez-vous fait pour en être aimé ? Vous l’avez écrasé sous le poids du travail et de l’indigence ; vous avez lié son existence à la peine et à la servitude ; vous lui faites éprouver la faim au milieu des moisons ; la terre est chargée de fruits, et vous lui défendez d’y toucher. Vous avez plongé son ame dans l’ignorance, et vous vous plaignez de sa stupidité. Vous ne lui ouvrez vos maisons que lorsqu’il vous apporte ce que la nature a donné à ses sueurs, à son industrie, et vous vous étonnez de son air sauvage et incivil ? Envisagez-le comme un homme, et bientôt il le deviendra. Montrez-vous à lui bon et sensible, et vous le verrez baiser avec transport la main secourable qui adoucira ses peines. En jettant les yeux sur ces misérables qui errent dans les campagnes, qui devancent le lever du soleil, pour aller fouiller la terre, et reviennent le soir épuisés de fatigue dévorer un morceau de pain noir, détrempé dans le suc de quelques légumes, on ne peut disconvenir qu’ils ne soient les plus malheureux de tous les êtres. Le repos et le travail leur sont également funestes ; l’un les plonge dans la plus affreuse indigence, et l’autre dans l’épuisement.