Le Spectateur français avant la révolution: XXVI. Discours.

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XXVI Discours. Sur les Auteurs satyriques.

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La haine qui conduit à la célébrité, est une route bien affreuse. L’homme qui la suit est un insensé, qui, pour saisir une chimère, s’expose à la fureur de tous ceux qu’il rencontre sur son passage : souvent il succombe et meurt couvert de blessures, avant de parvenir à l’objet de ses vœux. Il y a long-temps que l’on ne prend plus le fiel de la satyre pour l’amour des beaux-arts. Ce n’est point avec des épigrammes que l’on éclaire son siècle ; les hommes ne jugent que par comparaison. Le plus sûr moyen de faire rentrer dans l’obscurité tous ces insectes qui ne brillent que dans les ténèbres de l’ignorance et du mauvais goût, c’est de faire paroître un ouvrage étincelant de génie. L’Ecrivain qui veut être utile, n’attaque avec sa plume que le vice insolent et tout ce qui nuit à la société : il devient alors l’appui de la vertu et le bienfaiteur de la nation ; mais celui qui s’élance avec fureur sur tous ceux qui cultivent les sciences et s’adonnent à la philosophie, n’est qu’une bête féroce à laquelle on devroit arracher les dents. Horace, Boileau, Pope, ont mérité par leurs ouvrages immortels l’hommage de la postérité. Peut-être seroient-ils encore plus grands, s’ils n’eussent jamais donné à la médiocrité l’exemple de la satyre. Leurs noms sont des boucliers dont se couvrent aujourd’hui tous les ennemis de la philosophie qui les méprise, et des talens qui les offusquent. Pleins de confiance dans leurs forces, ces jeunes audacieux présentent fièrement le combat, et accablent de traits aiguisés par l’envie, l’homme qui ose s’élever au-dessus de la foule. Le législateur de l’univers, le plus beau génie de l’Europe, le chantre de la nature, et tous les grands hommes qui ont illustré ce siècle, ont vu tomber à leurs pieds une grêle de ces traits lancés par des mains trop foibles pour les atteindre. J’ai toujours cru que chez une nation qui se vantoit d’être si polie, d’avoir des mœurs si douces, on devoit proscrire le genre satyrique qui conserve encore parmi nous la rudesse du pédantisme et l’âcreté de l’envie. Je voudrois qu’il ne fut jamais permis de répandre le ridicule sur un homme vivant, parce que les loix de la société doivent garantir tous ceux qui sont sous leur empire, des fureurs de la haine et de la jalousie. Pourquoi un citoyen auroit-il le droit d’en invectiver un autre, de la dénoncer à l’Europe entière comme un sot, un ignorant ? S’il a le malheur de l’être, pourquoi exposer sa difformité au grand jour ? Qu’il lui soit permis de se cacher dans la foule, et d’y rester inconnu. Puisque la société ne s’est point encore choisi un juge suprême des talens, des répuations, pourquoi vouloir en occuper la place ? Laissons au temps le soin de prononcer ; c’est lui qui venge le mérite étouffé par l’ignorance ; c’est lui qui plonge dans l’oubli et efface les noms des usurpateurs de la gloire et des honneurs qui n’étoient dûs qu’aux vrais talens. Il renverse leurs statues, flétrit les lauriers qui couronnoient leurs têtes superbes, et livre aux vers leurs stériles productions. Depuis que l’amour des lettres répand quelques charmes sur la vie des hommes, depuis qu’il les aide à dissiper les ennemis de la société, à supporter la persécution, à se consoler des injustices et de tous les maux attachés à l’humanité, il n’y a pas encore eu un ouvrage médiocre qui ait échappé à la dent meurtrière du temps. De ces essaims d’auteurs que l esiècle <sic> d’Auguste a vu naître, que le génie de Richelieu, que la grandeur de Louis XIV ont fait éclore, combien le goût en a-t-il conservé ? Il ne sera pas plus indulgent pour ceux que nous voyons voltiger autour de nous. Les fades éloges de l’amitié ne pourront pas soutenir leur vol, et le sifflement de l’envie n’avancera pas d’un seul instant celui de leur chûte. On peut donc mettre au nombre des productions inutiles la satyre des gens de lettres, et ranger dans la classe des hommes méchans ceux qui se dévouent si courageusement à la haine qu’elle attire.