Référence bibliographique: Jacques-Vincent Delacroix (Éd.): "XXII. Discours.", dans: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\022 (1795), pp. 182-192, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4131 [consulté le: ].


Niveau 1►

XXII. Discours.

Sur la funeste connoissance que l’homme a de la mort.

Niveau 2► Que l’homme est à plaindre ! Que sa raison lui est funeste ! Ce flambeau que la nature lui avoit donné pour l’éclairer dans sa course, s’est changé en une torche funèbre qui ne lui découvre qu’un abîme inévitable. A peine ses regards se sont-ils arrêtés sur ces globes magnifiques qui embélissent sa demeure, qu’un voile sombre s’étend sur [183] tous les objets dont il est environné. Emporté dans le char de la mort, toutes les beautés sont pour lui fugitives ; ce qui devroit le charmer ne fait qu’augmenter ses regrets et sa douleur.

La première vérité dont on effraye son enfance, c’est qu’il cessera d’être bientôt. S’il pénètre dans un temple, des caractères tracés sur la pierre lui apprennent que les auteurs de ses jours ne sont plus que poussière. La terre, surchargée de tombeaux, lui offre sans cesse la triste et dernière demeure de l’homme : son cœur resserré par la crainte, n’ose se livrer à la joie ; tous ses sentimens, toutes ses affections sont altérés par la frayeur. Condamné, comme tous les êtres, à éprouver cette dissolution des parties qui composent son individu, il est le seul qui la craigne. L’aigle qui s’élève de dessus la pointe des rochers, et parcourt de son vol superbe l’immensité des airs ; le lion farouche qui fait retenir la forêt de ses rugissemens, portent par-tout la mort et ne la redoutent point. Le bœuf qui s’avance à pas lents dans la prairie, ne prévoit pas qu’un fer meurtrier fera un jour couler son sang ; que ses membres dispersés et suspen-[184]dus, nourriront les habitans des villes. L’homme, plus malheureux que tout ce qui respire, croit voir à chaque instant la tombe s’ouvrir sous ses pas, et engloutir tout ce qui lui est cher. S’il a une compagne aimable, il tremble que le fil de ses beaux jours ne soit brisé. Dans le moment où ses enfans, le visage enflammé par le plaisir, accourent et se précipitent dans ses bras, son cœur est partagé entre la joie et la frayeur ; une maladie peut les lui enlever ! . . . Tant de père, se dit-il avec douleur, ont survécu aux enfans qu’ils chérissoient, qui étoient le bonheur et l’appui de leur vieillesse !

Plus l’homme a une ame sensible, plus son esprit est éclairé, et plus la pensée de la mort vient souvent l’attrister. La moindre maladie renouvelle ses craintes ; ce n’est qu’à l’aide du plaisir, du tumulte d’une vie dissipée, qu’il échappe à l’idée funeste qui le poursuit. Si le paysan qui est tout le jour brûlé par le soleil, et essuyé de ses mains livides la sueur qui coule de son front, redoute moins la mort que le riche citadin, ce n’est pas parce qu’il est plus malheureux, mais parce que ses yeux ne voyent pas [185] dans l’éloignement. Il ne craint de mourir que lorsqu’étendu sans force dans sa chaumière, il voit la misérable compagne de ses peines lui porter, avec tristesse, le pain qu’il a arraché du sein de la terre. Alors, la vie, cette vie qu’il passe dans le travail et l’indigence, a encore des charmes pour lui ; il souhaiteroit qu’elle se prolongeât : il ne veut pas que la nature mette un terme à sa misère. Ces braves soldats qui se précipitent avec assurance au milieu des dangers, ne font qu’entrevoir le péril : un seul mot leur donne le change ; l’officier éclairé en voit seul toute l’étendue ; la nature effrayée l’avertit du danger, mais son cœur le soutient et l’honneur l’attache au péril.

La plupart des hommes ne craignent pas tant de perdre la vie qu’ils sont effrayés de la mort. Il en est peu dont les passions soient assez vies, les attachemens assez forts, pour regarder l’existence comme une chose précieuse. L’homme n’est pas avare de ses jours ; il ne les prodigue que trop : l’ennui et les desirs insensés semblent les lui prolonger, mais son imagination s’obscurcit lorsqu’elle s’arrête sur la poussière des tombeaux. Cette [186] couche froide et glacée, ce silence ténébreux l’attristent et l’épouvantent.

Hélas ! il est si malheureux pendant sa vie ! Tant de maux s’attachent à son être et le tourmentent ! Il est si industrieux à se créer des peines ! Pourquoi le terme de ses malheurs lui paroît-il le plus grand de tous ? Pourquoi le juste persécuté et le coupable frémissent-ils également, lorsque la vieillesse appésantie sur eux, leur fait entrevoir la nuit du trépas ? C’est parce que le juste s’en occupe trop, et que le méchant n’y a pas assez pensé. Pères tendres, époux vertueux, ne craignez pas de mourir : ce sont ceux qui survivent qui sont les seuls à plaindre : ces transports, ces convulsions qui agitent les mourans ne font souffrir que ceux qui les environnent : ce froid qui vient de glacer leur sang, a éteint tous leurs maux. Armés d’un fer meurtrier, n’en n’appuyons pas la pointe sur notre cœur ; ne précipitons pas le cours de ces jours que nous pouvons rendre heureux : parce que la fortune s’est envolée loin de nous, ne nous écrions pas que nous avons tout perdu. Tant que le soleil se lèvera sur notre horison ; et dorera le sommet de nos montagnes ; tant que [187] l’air que nous respirons ne sera point altéré, que la terre nous ouvrira son sein sécond, que l’onde échappée de ses réservoirs arrosera nos plaines, pourquoi la vie nous seroit-elle à charge ? Mais aussi, lorsque les années accumulées sur nos têtes, auront blanchi nos cheveux et glacé nos cœurs, ne redoutons pas la mort ; elle ne doit effrayer que les coupables.

Entretien

Avec un Riche.

Récit général► Dialogue► Je fus, il y a quelques jours, dîner chez un homme pour lequel la fortune s’est montrée depuis vingt ans de la plus belle constance. Pendant la guerre, s’il échappoit un vaisseau à l’avidité de l’ennemi, c’étoit celui sur lequel il avoit les plus grands intérêts : toutes ses entreprises lui ont prospéré. La nature ne l’a pas cependant doué d’une prodigieuse intelligence, mais il est heureusement servi par les hazards ; c’est un [188] pilote ignorant qui a toujours le vent pour lui, qui évite les écueils sans les connoître, et arrive au port où tout se vend le mieux.

Une table servie avec magnificence, surchargé des mets les plus rares, étoit environnée de femmes jolies, enjouées, et de ces hommes du jour, qui n’ont d’autres affaires que celles de paroître aimables, qui savent si heureusement mêler les douceurs de la galanterie au sel de l’épigramme. Le maître du logis, pour lequel les graces de l’expression et les finesses de l’ironie n’étoient qu’obscurité, avoir l’air d’un bon roi qui se réjouit du bonheur de ses sujets, sans se mêler à leurs plaisirs. Il n’ouvroit la bouche que pour offrir d’excellent vin et provoquer l’appétit. Lorsque nous fûmes sortis de table, en passant dans son sallon, il me tira à l’écart, et me dit : vous voyez comme on est à son aise ici ; venez-y tant que vous n’aurez rien de plus agréable à faire. Je lui répondis que si je suivois son conseil, il me verroit tous les jours. Il s’inclina, en me prenant la main d’un air d’amitié. « Je n’ai pas, reprit-il, de plus grand plaisir que de me voir environné de monde. La solitude m’ennuie ; cette jeunesse-là me dis-[189]sipe ; souvent elle n’a pas le sens commun, mais sa folie m’égaie. »

Vous êtes heureux, lui répliquai-je, de réunir au goût que vous avez pour le grand monde la faculté de l’attirer chez vous !

« Il y a long-temps que je suis convaincu que l’homme, avec une baguette d’or, convertit tout en plaisirs ; aussi n’ai-je rien négligé pour grossir ma fortune. Un savant qui s’ennuie dans sa chambre, vaut-il un homme riche qui rassemble dans sa maison l’enjoument et les délices d’une bonne table ? ».

Il y a à parier, lui répliquai-je, que la foule viendra plus volontiers chez celui-ci qu’elle n’ira chez le savant. Tant d’hommes n’ont de goût que pour les mets, et semblent n’avoir reçu de la nature qu’un estomac, qu’il en reste bien peu qui se soucient de meubler leur tête, et de recevoir de nouvelles idées.

« En connoissez-vous de meilleures que celle de s’amuser et d’amuser les autres ? Pour moi, c’est à celle-là que je tiens : sans elle, que ferai-je de mes richesses ? Je n’ai plus de caprices ruineux. Quand j’aurois quelques fantaisies passagères, la [190] beauté s’attendrit si aisément, elle exige si peu de reconnoissance, que mon opulence souffriroit peu de ses bienfaits ».

Cela est vrai ; mais ne pourriez-vous pas goûter des plaisirs plus dignes d’une ame belle et généreuse, plus utiles à l’espèce humaine ? Tous ces gens que vous réunissez à grands frais autour de vous, ne vous regardent point comme leur bienfaiteur ; pas un d’eux ne sent le besoin d’occuper une place à votre table. Votre immense revenu est dissipé, et, dans l’espèce d’une année, peut-être n’avez-vous pas fait un heureux.

« Et mon excellent cuisinier, si bien payé, et mes gens qui nagent dans l’abondance, et mes fournisseurs qui n’attendent jamais leur argent, croyez-vous qu’ils ne s’estiment pas trop heureux de me servir ? »

Je crois qu’ils étendent leur bonheur le plus qu’ils peuvent ; mais soyez sûr qu’ils pensent le devoir plutôt à leur industrie qu’à votre générosité.

« Que m’importe leur sentiment ! Il n’en est pas moins vrai que mes richesses sont pour eux une source d’abondance et de plaisirs ».

[191] Votre cœur ne seroit-il plus satisfait, si vous en détourniez le cours vers la cabane d’une honnête famille indigente ? Vous verriez que s’il est agréable de passer sa vie dans le sein des plaisirs, il est encore plus doux de verser la joie dans celui de la vertu flétri par la misère. Quel exemple ne donneriez-vous pas aux riches, si au lieu d’une table magnifiquement servie, vous en aviez une plus étendue, chargée de mets plus simples, à laquelle vous admettriez de pauvres officiers, des artistes sans fortune, et une partie de ces honnêtes malheureux sur la tête desquels la misère est venue fondre ?

Vous voudriez donc, me répondit-il en riant, que je fisse de ma maison un hôpital ?

Aimez-vous mieux en faire une auberge ?

« Mais, je ne demande rien à ceux qui me font l’honneur d’y venir ».

Vous exigez au moins qu’ils apportent chez vous les aires de la magnificence et les agrémens de la gaîté.

« Il estvrai<sic> que cela m’amuse davantage que les soupirs de la misère ».

Homme endurci par le bonheur, lui répliqua-je en lui prenant la main, avec toutes [192] vos richesses, vous ne verrez, vous n’entendrez que de jolies choses, et jamais vous n’en sentirez de délicieuses ! ◀Dialogue ◀Récit général ◀Niveau 2 ◀Niveau 1