Cita bibliográfica: Jacques-Vincent Delacroix (Ed.): "XVII. Discours.", en: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\017 (1795), pp. 144-153, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4126 [consultado el: ].


Nivel 1►

XVII. Discours.

Sur le Bonheur.

Nivel 2► L’unique desir d’un être raisonnable est de parvenir au bonheur : c’est là le point où tendent tous les hommes ; c’est pour y arriver qu’ils bravent la peine et le danger, qu’ils s’exposent souvent à la mort. Mais que le nombre de ceux qui l’atteignent est petit en comparaison de la multitude qui court, se disperse, se choque et se renverse pour y toucher ! Combien de gens s’en éloignent, parce qu’ils s’égarent ! Combien n’en voit-on pas, et c’est le plus grand nombre, qui le passent, faute de l’avoir apperçu ! Ce seroit donc rendre un grand service à l’humanité, que de lui montrer ce but si désiré. Bien des philosophes l’on déjà essayé ; mais il y a grande apparence qu’ils se sont trompés eux-mêmes, ou qu’ils n’ont point été entendus. Je ne suis pas assez présomptueux pour me flatter de l’in-[145]disquer. et puis, quand je le pourrois, serois-je sur d’être écouté ?

Dans l’état de nature (cet état n’est plus qu’un chimère) l’homme robuste, agile, est heureux jusqu’à ce qu’il rencontre un être plus fort et plus agile qui l’attaque : il fuit sans honte, et poursuit sans gloire ; il ne craint la faim que lorsqu’il l’éprouve ; sa proie fait son bonheur, et il n’est pas plus cruel en la dévorant, que nous ne le sommes assis autour des tables couvertes d’animaux auxquels nous avons fait donner la mort.

Si, dans sa course, il apperçoit une femme, l’œil enflammé par le désir, il vole à elle, la saisit ; il ne lui dit point qu’elle est belle, mais il le lui prouve : bientôt il la délaisse, parce que son amour passe aussi vîte que ses plaisirs. Les craintes de l’infidélité n’approchent jamais de son cœur ; l’avenir ne s’étend point devant lui. Sans prévoir le lendemain, il s’endort dans les ombres de la nuit, et se lève avec l’astre éclatant qui dissipe les ténèbres. Après avoir long-temps erré dans les plaines, parcouru les bois ; après avoir souvent échappé aux dangers dont il perd à l’instant le souvenir, [146] il sent ses forces s’affoiblir ; mais la pensée de la mort ne vient jamais l’attrister ; elle le surprend sans qu’il y ait songé. Comme le chêne, dont les rameux étendus répandoient au loin la fraîcheur et l’ombrage, se dessèche et tombe en poussière, il succombe et subit, sans le savoir, le sort inévitable.

Il auroit été bien inutile d’indiquer à cet être, plus heureux que nous sans doute la route du bonheur ; la nature elle-même l’y faisoit marcher. Depuis que nous avons méprisé ses conseils, que nous nous sommes soustraits à son empire ; depuis que nous avons eu l’imprudence, aveugles que nous sommes ! de nous séparer de notre guide, nous devrions chérir, nous attacher à l’homme clair-voyant qui daigneroit nous en servir. Mais, combien n’auroit-il pas d’obstacles à surmonter, avant de nous frayer le chemin ! Combien n’auroit-il pas de préjugés à dissiper, avant de nous amener au terme desiré ! Il faudroit, pour ainsi dire, qu’il nous y traînât ; et ce ne seroit qu’après nous l’avoir fait toucher, qu’il pourroit obtenir de nous quelque reconnoissance. Comment désabuseroit-il l’homme [147] qui ambitionne les dignités, parce qu’il croit qu’il n’atteindra le bonheur qu’en se portant au sommet des grandeurs et du pouvoir ?

Insensés que vous êtes ! diroit-il à cette foule d’homme qui se tourmentent toute leur vie, et meurent exténués par la peine et le souci. Insensés ! que voulez-vous ? Quel est l’objet de vos soins, de vos empressemens ? Desirez-vous autre chose que de vivre, et que de vivre heureux ? Commencez donc par conserver ce corps fragile dont les affections réagissent sur votre ame ; ne l’altérez pas par l’envie, parce que lorsque vous fermez votre cœur à l’humanité, vous n’en pourrez plus jouir. Cet or, ajouteroit-il, cet or qui vous éblouit, n’est-il pas presque toujours la première cause de vos peines ? N’est-ce pas lui qui a accablé le vieillard d’infirmités douloureuses ? N’est-ce pas lui dont la possession coûte tant d’inquiétudes ; la perte tant de regrets ? N’est-ce pas lui qui vous environne de valets fripons, d’amis perfides, d’enfans dénaturés ? Si le plus doux plaisirs de l’opulence est de répandre une partie de ses ri-[148]chesses sur la misère, pourquoi voulez-vous commencer par faire des misérables, en envahissant tout ce que vous pouvez saisir ? Le plus riche des hommes, vous le savez, est celui qui peut satisfaire tous ses desirs. Essayez de diminuer les vôtres ; cela vous sera plus facile que d’agrandir vos possessions. Au lieu de confier vos enfans à d’élégans gouverneurs, élevez-les vous-mêmes, ils vous en aimeront d’avantage. N’ayez pas la folie de croire que de vastes appartemens vous soient nécessaires. Si cela étoit, combien d’hommes qui vous valent manqueroient du nécessaire ! Variez vos mets et ne les multipliez pas ; ils vous en paroîtront meilleurs. Ne vous ruinez pas pour des cuisiniers qui abrègent vos jours, pour des chevaux qui les mettent en danger, pour des maîtresses qui abusent de vos foiblesses et les dévoilent, pour des honneurs dont le poids vous accable et vous livre à l’envie. N’abandonnez pas votre ame au desir de commander, parce que vous en aurez plus de peine à obéir. Ne cherchez point à humilier vos ennemis ; il est si aisé de n’en point avoir !

Il prouveroit ensuite que le bien le plus [149] précieux est la paix de l’ame unie au plaisir du cœur ; qu’elle n’est jamais goûtée par le méchant, par l’ambitieux, par l’avare. Il nous feroit sentir que parmi les habitans d’une terre féconde, il ne doit y avoir d’autres malheureux que l’homme malade et souffrant.

Si la multitude étonnée le conjuroit de vouloir la guider vers le point qu’il lui auroit fait entrevoir, il daigneroit au moins lui en tracer la route ; il lui feroit comprendre que les besoins de l’homme sont les seuls liens de la société ; que les besoins physiques le condamnent au travail, et que ceux du cœur en adoucissent les peines ; que l’homme cruel et injuste qui rejette sur le foible qu’il opprime le soin de le nourrir, en est puni par l’ennui, par les maladies que l’oisiveté traîne à sa suite ; que la portion d’hommes la plus utile, la plus honorable, est celle qui combat sans relâche l’ennemi commun, la famine ; que parmi des êtres que la nature a rendus tous égaux, le mépris ne doit tomber que sur le méchant. D’après des vérités si simples et dictées par la sagesse, on entrevoit déja quels seroient les principes de sa législation. Persuadé que le [150] meilleur gouvernement est celui où il y a le plus d’heureux, et qu’il est impossible que le grand nombre soit jamais le plus riche, il n’attacheroit point le bonheur aux richesses, mais à la vertu, à l’honneur, à l’industrie, aux grands talens. Le chef de l’état n’y seroit considéré que comme le père d’une famille immense, chargé du bonheur et de la conservation de tous les membres qui la composent. Mais comment les rendra-t-il heureux ? Comment les conservera-t-il ? Voilà la difficulté qui n’a point encore été levée. O hommes ! ne voudrez-vous jamais l’applanir ! Vous répétez sans cesse que le bonheur consiste dans la faculté de satisfaire tous ses besoins ; quels sont les vôtres ? La nature vous a d’abord soumis à celui qui commande impérieusement à tous les animaux, à la faim. Elle seroit bien cruelle, cette nature, la mère de tout ce qui respire, si elle ne vous eut pas donné le moyen d’appaiser un besoin si pressant. Vous le savez, ingrats, si vous avez le droit de l’accuser, de lui faire des reproches ! Elle vous a placés sur une terre fertile, dont le sein est une source intarissable où vos mains peuvent puiser l’abondance.

[151] La soif, cet autre besoin irrésistible que vous éprouvez, vous pourriez l’étancher dans les fleuves qui embellissent votre séjour. La nature bienfaisante veut bien vous offrir un fruit délicieux, dont le jus doux et salutaire dissipe la mélancolie ; jouissez de son présent, mais n’en abusez pas.

Elle vous a exposés nuds aux atteintes d’un air quelquefois trop âpre ; mais vous a-t-elle laissé ignorer le moyen de vous en garantir ? Les Eskimaux, les Lapons, ces hommes si petits, si stupides, ne l’ont-ils pas trouvé ? N’ont-ils pas su se couvrir, se construire des huttes ? Vous, qu’elle n’a point placés près des glaces éternelles ; vous, qu’elle a environnés de forêts peuplées d’animaux qui fuyent devant vous, il vous est encore plus aisé de vous vêtir, de vous bâtir des maisons, puisque vous dédaignez les cabanes.

Convenez donc maintenant que le bonheur est près de vous ; que pour le saisir il vous suffit de cultiver la terre, de planter la vigne et les arbres qui vous donnent des fruits ; d’avoir des troupeaux dont la chair vous nourrisse, dont la toison vous couvre.

[152] Lorsque votre bienfaiteur aura pourvu à vos besoins physiques, en multipliant les magasins remplis de vos récoltes, et qui deviendront le trésor public, il s’occupera de vos plaisirs ; il n’autorisera point ces jeux, enfans de l’avarice, mais il encouragera la danse, la musique, les courses, la lutte, et tous ces amusemens qui nourrissent le courage et donnent de l’adresse.

Il bannira, par de sages réglemens, la paresse et l’ivrognerie. Celui qui élèvera la jeunesse ou qui soulagera l’humanité souffrante ; celui qui rendra la justice, sera dispensé du travail des mains, et recevra en denrées, en vêtemens, le prix de ses soins et la récompense de son équité.

Le poëte qui, par l’harmonie de ses vers, la sublimité de ses idées, élèvera les ames et les enflammera de l’amour de la patrie ; l’écrivain qui inspirera le goût de la vertu, de la bienfaisance ; le musicien qui, par la grandeur et le feu de sa composition, échauffera les cœurs ; le peintre, le sculpteur, qui immortaliseront les actions éclatantes ; enfin, tous ceux qui, en cultivant les beaux-arts, contribueront au bonheur de la société ou à sa gloire, seront adoptés et [153] nourris par elle ; mais avant d’obtenir cette faveur, il faudra donner la preuve du plus grand talent.

Tout le secret du législateur, pour entretenir la paix, sera de faire régner la justice et l’humanité.

J’avoue qu’il aura un ennemi terrible à combattre, l’amour, cette passion si impétueuse ; mais il saura qu’en lui opposant trop de résistance, on le rend furieux ; qu’en lui cédant, il s’adoucit et se laisse enchaîner. Il emploira donc la ruse avec cet ennemi redoutable. . . . . je m’arrête, parce que la froide raison qui m’éveille vient de dissiper mon rêve. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1