Le Spectateur français avant la révolution: XVII. Discours.
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Ebene 1
XVII. Discours. Sur le Bonheur.
Ebene 2
L’unique desir d’un être raisonnable
est de parvenir au bonheur : c’est là le point où tendent tous
les hommes ; c’est pour y arriver qu’ils bravent la peine et le
danger, qu’ils s’exposent souvent à la mort. Mais que le nombre
de ceux qui l’atteignent est petit en comparaison de la
multitude qui court, se disperse, se choque et se renverse pour
y toucher ! Combien de gens s’en éloignent, parce qu’ils
s’égarent ! Combien n’en voit-on pas, et c’est le plus grand
nombre, qui le passent, faute de l’avoir apperçu ! Ce seroit
donc rendre un grand service à l’humanité, que de lui montrer ce
but si désiré. Bien des philosophes l’on déjà essayé ; mais il y
a grande apparence qu’ils se sont trompés eux-mêmes, ou qu’ils
n’ont point été entendus. Je ne suis pas assez présomptueux pour
me flatter de l’indisquer. et puis, quand je le
pourrois, serois-je sur d’être écouté ? Dans l’état de nature
(cet état n’est plus qu’un chimère) l’homme robuste, agile, est
heureux jusqu’à ce qu’il rencontre un être plus fort et plus
agile qui l’attaque : il fuit sans honte, et poursuit sans
gloire ; il ne craint la faim que lorsqu’il l’éprouve ; sa proie
fait son bonheur, et il n’est pas plus cruel en la dévorant, que
nous ne le sommes assis autour des tables couvertes d’animaux
auxquels nous avons fait donner la mort. Si, dans sa course, il
apperçoit une femme, l’œil enflammé par le désir, il vole à
elle, la saisit ; il ne lui dit point qu’elle est belle, mais il
le lui prouve : bientôt il la délaisse, parce que son amour
passe aussi vîte que ses plaisirs. Les craintes de l’infidélité
n’approchent jamais de son cœur ; l’avenir ne s’étend point
devant lui. Sans prévoir le lendemain, il s’endort dans les
ombres de la nuit, et se lève avec l’astre éclatant qui dissipe
les ténèbres. Après avoir long-temps erré dans les plaines,
parcouru les bois ; après avoir souvent échappé aux dangers dont
il perd à l’instant le souvenir, il sent ses
forces s’affoiblir ; mais la pensée de la mort ne vient jamais
l’attrister ; elle le surprend sans qu’il y ait songé. Comme le
chêne, dont les rameux étendus répandoient au loin la fraîcheur
et l’ombrage, se dessèche et tombe en poussière, il succombe et
subit, sans le savoir, le sort inévitable. Il auroit été bien
inutile d’indiquer à cet être, plus heureux que nous sans doute
la route du bonheur ; la nature elle-même l’y faisoit marcher.
Depuis que nous avons méprisé ses conseils, que nous nous sommes
soustraits à son empire ; depuis que nous avons eu l’imprudence,
aveugles que nous sommes ! de nous séparer de notre guide, nous
devrions chérir, nous attacher à l’homme clair-voyant qui
daigneroit nous en servir. Mais, combien n’auroit-il pas
d’obstacles à surmonter, avant de nous frayer le chemin !
Combien n’auroit-il pas de préjugés à dissiper, avant de nous
amener au terme desiré ! Il faudroit, pour ainsi dire, qu’il
nous y traînât ; et ce ne seroit qu’après nous l’avoir fait
toucher, qu’il pourroit obtenir de nous quelque reconnoissance.
Comment désabuseroit-il l’homme qui ambitionne les
dignités, parce qu’il croit qu’il n’atteindra le bonheur qu’en
se portant au sommet des grandeurs et du pouvoir ? Insensés que
vous êtes ! diroit-il à cette foule d’homme qui se tourmentent
toute leur vie, et meurent exténués par la peine et le souci.
Insensés ! que voulez-vous ? Quel est l’objet de vos soins, de
vos empressemens ? Desirez-vous autre chose que de vivre, et que
de vivre heureux ? Commencez donc par conserver ce corps fragile
dont les affections réagissent sur votre ame ; ne l’altérez pas
par l’envie, parce que lorsque vous fermez votre cœur à
l’humanité, vous n’en pourrez plus jouir. Cet or, ajouteroit-il,
cet or qui vous éblouit, n’est-il pas presque toujours la
première cause de vos peines ? N’est-ce pas lui qui a accablé le
vieillard d’infirmités douloureuses ? N’est-ce pas lui dont la
possession coûte tant d’inquiétudes ; la perte tant de regrets ?
N’est-ce pas lui qui vous environne de valets fripons, d’amis
perfides, d’enfans dénaturés ? Si le plus doux plaisirs de
l’opulence est de répandre une partie de ses richesses sur la misère, pourquoi voulez-vous commencer par
faire des misérables, en envahissant tout ce que vous pouvez
saisir ? Le plus riche des hommes, vous le savez, est celui qui
peut satisfaire tous ses desirs. Essayez de diminuer les
vôtres ; cela vous sera plus facile que d’agrandir vos
possessions. Au lieu de confier vos enfans à d’élégans
gouverneurs, élevez-les vous-mêmes, ils vous en aimeront
d’avantage. N’ayez pas la folie de croire que de vastes
appartemens vous soient nécessaires. Si cela étoit, combien
d’hommes qui vous valent manqueroient du nécessaire ! Variez vos
mets et ne les multipliez pas ; ils vous en paroîtront
meilleurs. Ne vous ruinez pas pour des cuisiniers qui abrègent
vos jours, pour des chevaux qui les mettent en danger, pour des
maîtresses qui abusent de vos foiblesses et les dévoilent, pour
des honneurs dont le poids vous accable et vous livre à l’envie.
N’abandonnez pas votre ame au desir de commander, parce que vous
en aurez plus de peine à obéir. Ne cherchez point à humilier vos
ennemis ; il est si aisé de n’en point avoir ! Il prouveroit
ensuite que le bien le plus précieux est la paix
de l’ame unie au plaisir du cœur ; qu’elle n’est jamais goûtée
par le méchant, par l’ambitieux, par l’avare. Il nous feroit
sentir que parmi les habitans d’une terre féconde, il ne doit y
avoir d’autres malheureux que l’homme malade et souffrant. Si la
multitude étonnée le conjuroit de vouloir la guider vers le
point qu’il lui auroit fait entrevoir, il daigneroit au moins
lui en tracer la route ; il lui feroit comprendre que les
besoins de l’homme sont les seuls liens de la société ; que les
besoins physiques le condamnent au travail, et que ceux du cœur
en adoucissent les peines ; que l’homme cruel et injuste qui
rejette sur le foible qu’il opprime le soin de le nourrir, en
est puni par l’ennui, par les maladies que l’oisiveté traîne à
sa suite ; que la portion d’hommes la plus utile, la plus
honorable, est celle qui combat sans relâche l’ennemi commun, la
famine ; que parmi des êtres que la nature a rendus tous égaux,
le mépris ne doit tomber que sur le méchant. D’après des vérités
si simples et dictées par la sagesse, on entrevoit déja quels
seroient les principes de sa législation. Persuadé que le meilleur gouvernement est celui où il y a le plus
d’heureux, et qu’il est impossible que le grand nombre soit
jamais le plus riche, il n’attacheroit point le bonheur aux
richesses, mais à la vertu, à l’honneur, à l’industrie, aux
grands talens. Le chef de l’état n’y seroit considéré que comme
le père d’une famille immense, chargé du bonheur et de la
conservation de tous les membres qui la composent. Mais comment
les rendra-t-il heureux ? Comment les conservera-t-il ? Voilà la
difficulté qui n’a point encore été levée. O hommes ! ne
voudrez-vous jamais l’applanir ! Vous répétez sans cesse que le
bonheur consiste dans la faculté de satisfaire tous ses
besoins ; quels sont les vôtres ? La nature vous a d’abord
soumis à celui qui commande impérieusement à tous les animaux, à
la faim. Elle seroit bien cruelle, cette nature, la mère de tout
ce qui respire, si elle ne vous eut pas donné le moyen
d’appaiser un besoin si pressant. Vous le savez, ingrats, si
vous avez le droit de l’accuser, de lui faire des reproches !
Elle vous a placés sur une terre fertile, dont le sein est une
source intarissable où vos mains peuvent puiser l’abondance. La soif, cet autre besoin irrésistible que vous
éprouvez, vous pourriez l’étancher dans les fleuves qui
embellissent votre séjour. La nature bienfaisante veut bien vous
offrir un fruit délicieux, dont le jus doux et salutaire dissipe
la mélancolie ; jouissez de son présent, mais n’en abusez pas.
Elle vous a exposés nuds aux atteintes d’un air quelquefois trop
âpre ; mais vous a-t-elle laissé ignorer le moyen de vous en
garantir ? Les Eskimaux, les Lapons, ces hommes si petits, si
stupides, ne l’ont-ils pas trouvé ? N’ont-ils pas su se couvrir,
se construire des huttes ? Vous, qu’elle n’a point placés près
des glaces éternelles ; vous, qu’elle a environnés de forêts
peuplées d’animaux qui fuyent devant vous, il vous est encore
plus aisé de vous vêtir, de vous bâtir des maisons, puisque vous
dédaignez les cabanes. Convenez donc maintenant que le bonheur
est près de vous ; que pour le saisir il vous suffit de cultiver
la terre, de planter la vigne et les arbres qui vous donnent des
fruits ; d’avoir des troupeaux dont la chair vous nourrisse,
dont la toison vous couvre. Lorsque votre
bienfaiteur aura pourvu à vos besoins physiques, en multipliant
les magasins remplis de vos récoltes, et qui deviendront le
trésor public, il s’occupera de vos plaisirs ; il n’autorisera
point ces jeux, enfans de l’avarice, mais il encouragera la
danse, la musique, les courses, la lutte, et tous ces amusemens
qui nourrissent le courage et donnent de l’adresse. Il bannira,
par de sages réglemens, la paresse et l’ivrognerie. Celui qui
élèvera la jeunesse ou qui soulagera l’humanité souffrante ;
celui qui rendra la justice, sera dispensé du travail des mains,
et recevra en denrées, en vêtemens, le prix de ses soins et la
récompense de son équité. Le poëte qui, par l’harmonie de ses
vers, la sublimité de ses idées, élèvera les ames et les
enflammera de l’amour de la patrie ; l’écrivain qui inspirera le
goût de la vertu, de la bienfaisance ; le musicien qui, par la
grandeur et le feu de sa composition, échauffera les cœurs ; le
peintre, le sculpteur, qui immortaliseront les actions
éclatantes ; enfin, tous ceux qui, en cultivant les beaux-arts,
contribueront au bonheur de la société ou à sa gloire, seront
adoptés et nourris par elle ; mais avant d’obtenir
cette faveur, il faudra donner la preuve du plus grand talent.
Tout le secret du législateur, pour entretenir la paix, sera de
faire régner la justice et l’humanité. J’avoue qu’il aura un
ennemi terrible à combattre, l’amour, cette passion si
impétueuse ; mais il saura qu’en lui opposant trop de
résistance, on le rend furieux ; qu’en lui cédant, il s’adoucit
et se laisse enchaîner. Il emploira donc la ruse avec cet ennemi
redoutable. . . . . je m’arrête, parce que la froide raison qui
m’éveille vient de dissiper mon rêve.