XV. Discours. Jacques-Vincent Delacroix Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Hannah Bakanitsch Mitarbeiter Lilith Burger Mitarbeiter Karin Heiling Mitarbeiter Elisabeth Hobisch Herausgeber Barbara Thuswalder Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 16.05.2017 o:mws.6530 Delacroix, Jacques-Vincent: Le Spectateur français avant la Révolution. Paris, F. Buisson, 1795, 117-130 Le Spectateur français avant la révolution 1 015 1795 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Gesellschaftsstruktur Struttura della Società Structure of Society Estructura de la Sociedad Structure de la société Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Liebe Amore Love Amor Amour Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme France 2.0,46.0

XV. Discours. Sur la vanité d’un Gentilhomme campagnard.

Un seigneur de campagne, qui prenoit les débris de son château pour les ruines d’un palais ; qui comparoit son curé à un pontife, ses valets à des favoris, ses femmes de basse-cour à des courtisannes, ses deux chiens à meute, sa cuisine, où étoient suspendus son fusil et ses armes rouillées, à un arsenal ; qui en voyant passer la petite troupe de ses paysans, disoit tout bas : voilà mon peuple ; qui exigeoit que ses villageois l’appellassent monseigneur, parce qu’il valoit bien un intendant, mit, le jour de Pâques, son ancien habit écarlate, à gros boutons d’or, à grands paniers, à larges manches : après avoir été encensé, aspersé, il se promenoit gravement sous ses noyers. Un empereur, revêtu de la pourpre, n’avoit pas une démarche plus fière. Tout ce que j’apperçois, se disoit-il, est à moi. Pour rester dans cette heureuse idée, il avoit le soin de ne pas trop alonger sa promenade. Lorsqu’un de ses paysans pas-soit près de lui, il s’arrêtoit pour jouir plus long-temps de son respect.

Dans un moment où ses idées étoient le plus élevées, il vit venir un homme, dont la tête étoit couverte d’un chapeau à larges bords ; des cheveux lisses s’étendoient sur son cou ; un habit gris, une veste noire le distinguoient de la troupe des mercenaires.

« Monsieur le bailli, lui dit l’orgueilleux personnage, il m’est revenu que vous ne rendiez pas trop exactement la justice. Cependant, monseigneur, répondit le praticien, nous faisons ce que nous pouvons pour contenter tout le monde. Cela est assez difficile, répartit le seigneur ; j’ai toujours oui dire que le meilleur juge ne pouvoit prononcer qu’au gré d’une des parties. Monseigneur, répliqua le bailli, nous arrangeons si bien cela, que l’une n’est pas fâchée, et que l’autre ne nous en vent pas.

N’oubliez jamais, bailli, reprit gravement le seigneur, que c’est moi qui vous ai donné le pouvoir de rendre la justice ; mais gardez-vous d’en abuser ; que l’or sur-tout ne puise vous corrompre.

Hélas ! s’écria le bailli, qui voulez-vous qui m’en donne ? Ne m’interrompez pas, répondit le seigneur avec dignité ; songez que lorsque je vous parle, vous devez m’écouter en silence ; vous ignorez peut-être encore la distance qui nous sépare : savez-vous, homme de loi, que je suis l’image du roi ; que le roi est l’image de Dieu ; et que par conséquent il n’y a pas très-loin de moi à la divinité. »

Le bailli, qui avoit vu autrefois ce monarque, dont l’air étoit si noble, le regard si fier, la démarche si imposante, en contemplant la figure mesquine de son seigneur, étoit étonné que les images ressemblassent si peu à leur modèles.

« Vous voyez, continua-t-il, avec quel respect votre pasteur vient m’offrir, comme les images au roi des Juifs, la mirthe et l’encens. Vous que j’ai élevé aux nobles fonctions de bailli, rendez-vous digne de ma faveur, et apprenez à tous mes habitans que leur seigneur est d’une espèce bien différente de la leur, que sa personne doit être pour eux presqu’aussi sacrée que celle du prince. »

Le bailli s’éloigna en baissant sa tête jus-qu’à terre, et répéta à tous ceux qu’il vit ce que lui avoit dit son seigneur.

Quelques jours après cet entretien, le seigneur faisoit le tour de ses fossés dans une mauvaise nacelle : il croyoit être monté sur un navire, et comparoit l’eau croupie qui baignoit ses murs, à l’Océan. Dans un moment de délire, comme il se balançoit de l’air d’un conquérant, la nacelle se renversa, et le seigneur fut plongé dans le bourbier : il appelloit du secours de toutes ses forces. Plusieurs paysans accoururent à sa voix ; mais l’un d’eux plus malin que les autres, les arrêta en leur criant : « Malheureux, qu’allez-vous faire ? M. le bailli ne vous a-t-il pas dit que la personne de monseigneur étoit sacrée : nous ne pouvons pas y toucher. » Pendant ce discours, le pauvre homme tendoit les mains, et s’agitoit dans la boue. Il y seroit resté, si le curé, qui vint à passer, n’eût permis qu’on l’en retirât. Alors il comprit que, pour vivre avec les hommes, et en obtenir quelques secours, il ne falloit pas trop s’élever au-dessus d’eux.

Lettre D’une Femme honnête, qui se plaint de l’injustice de son Mari.

Monsieur,

J’ai lu dans une de vos feuilles la lettre d’un mari qui se plaint de ce que sa femme, emportée par le tourbillon des plaisirs, est toujours loin de lui ; j’espère que vous voudrez bien donner une place à la lettre d’une femme désolée de ce que son mari jaloux est toujours près d’elle. Cette victime de l’hymen, c’est moi, Monsieur. A peine ai-je pu trouver le moment de vous adresser mes plaintes ; et si vous remarquez dans mon style quelques négligences qui le déparent, j’espère que vous les pardonnerez au peu de temps que j’ai eu de le soigner. Parvenue à l’âge de plaire et d’aimer, environnée d’adorateurs qui prétendoient tous à l’honneur de devenir mes maîtres, je ne trouvai dans mes parens que des amis tendres, qui sollicitèrent mon choix sans se servir de leur autorité pour le fixer. Mes regards errèrent long-temps sur les êtres qui m’entouroient. Je ne fus point tentée de devenir la femme d’un de ces jeunes seigneurs, qui n’ont d’autre mérite que celui de leur naissance, et mettent leur vanité dans l’insolence de leurs gens, et dans la fougue de leur chevaux ; qui font payer à une femme, par leur légèreté et leur mépris, le nom qu’ils ont daigné lui faire porter ; je ne voulus pas lier mon sort à celui d’un de ces papillons folâtres qui voltigent, et deviennent si vite des chenilles dans le secret du ménage. Je ne me laissai éblouir, ni par les titres fastueux, ni par les propos sémillans, ni par les airs de grandeur de la plupart de mes courtisans ; mais je crus devoir payer l’amour seul par l’amour. J’imaginai que pour être heureuse il falloit moins épouser celui qu’on aime que celui dont on est aimée. Je donnai ma main au plus tendre. Hélas ! Monsieur, pourquoi l’amour, cette passion accordée aux hommes pour faire leur bonheur, devient-elle trop souvent une fureur jalouse qui les dévore ? Cet amant si doux, est devenu un époux austère ; ce sujet si soumis n’est plus qu’un despote. Ce n’est pas, monsieur le Spectateur, que sa jalousie le porte à des actions indignes d’un homme d’honneur. Je n’ai à craindre de sa part, ni outrages, ni injures ; mais il a la barbarie de me séparer de la société, dans laquelle je devrois briller par mes talens. Solitaire au milieu du monde, je suis dans l’esclavage. Mon mari a beau couvrir mes chaînes de fleurs, baiser les fers qu’il me fait porter, je vois mes plus beaux jours s’écouler loin de tous les plaisirs. Mon esprit, autrefois si enjoué, est toujours attristé par l’ennui. Il m’aime, et il me rend malheureuse ! Première victime de sa jalousie, il est lui-même encore plus malheureux. Tout est pour lui un sujet d’inquiétude ; il a toujours les yeux fixés sur moi, comme l’avare sur son trésor. Je ne puis m’éloigner de lui sous aucun prétexte, et depuis que vos feuilles paroissent, voilà le premier instant que j’ai pu saisir pour vous écrire.

Il a été appelé auprès de son père qui se meurt ; et comme il étoit fort pressé, j’ai été dispensée de le suivre, Mais en sortant, il me regardoit de façon à me persuader que son chagrin ne venoit pas moins de la nécessité où il étoit de me quitter, que du danger que couroit l’auteur de ses jours.

Mon mari lit votre ouvrage, Monsieur, peut-être se reconnoîtra-t-il dans ce portrait. Persuadez-lui, je vous pri, que l’esclavage dans lequel il me tient ne peut qu’être cruel pour moi, et dangereux même pour lui ; et qu’une femme qui n’est point estimée, finit souvent par ne plus mériter de l’être. Représentez-lui que son amour-propre devroit être pour lui un garant de la vertu et de la fidélité de sa femme. Qu’il apprenne que l’amour est un enfant qui se nourrit dans les jeux et dans les plaisirs, et qu’il devient sombre et cruel dès qu’on le fixe dans la contrainte.

J’ai lu quelque part qu’un mari qui aimoit beaucoup sa femme, l’ayant surprise avec un jeune homme qu’elle écoutoit, lui en fit de cruels reproches. La femme coupable se ressouvint de la maxime qu’en pareil cas il faut toujours nier. Elle assura à son mari qu’il n’en étoit rien. « Après avoir été témoin de votre faute, lui dit le mari outragé, je ne puis plus en douter. O mon mari ! s’écria-t-elle, que je suis malheureuse, je vois bien que vous ne m’aimez plus, puisque vous croyez ce que vous voyez plus que ce que je vous dis. » Le mien devroit m’aimer encore moins, puisqu’il croit même ce qu’il ne voit pas. Lorsque je lui donnai ma main, je me complaisois dans l’idée de lui être toujours chère. Hélas ! à quoi m’a-t-il réduit. Je desire aujourd’hui son inconstance, et je suis tentée de croire qu’il me paroîtroit plus aimable si je cessois de l’être à ses yeux.

Lettre D’une Courtisanne.

E3 * Monsieur,

Je suis accablée, anéantie ; tous mes projets ; toutes mes espérances viennent de s’évanouir. Je ne suis plus une Phriné, une Laïs. Je ne vois plus les philosophes, les princes, les étrangers, accourir pour apporter à mes pieds leurs hommages et leurs magnifiques présens. Je suis triste, isolée. Ce mouchoir, que je devois jetter à l’homme le plus généreux et le plus aimable, est trempé de mes larmes. Un palais immense devoit à peine me suffire, et je n’ai qu’un petit appartement modestement meublé. Voilà mon triomphe reculé d’un an. Il faut passer encore douze mois dans le silence, dans la retraite. Qui sait, si d’ici à ce temps, une autre plus heureuse n’occupera pas le trône de la beauté : peut-être la mienne aura-t-elle été attaquée par cet ennemi hideux qui fait de si cruels ravages, et livre une guerre impitoyable aux traits les plus délicats.

La nature m’a fait naître de parens honnêtes, qui n’ont rien négligé pour donner à leur fille unique tous les talens qui prolongent le charme de l’amour. Des événemens imprévus ont dissipé leur fortune, le chagrin les a saisis, et je me suis vue tout-à-coup sans bien et sans appui. Un bon prêtre, ami de mon père, me conseilloit de me faire religieuse ; mais je n’ai jamais pu me résoudre à cacher sous le voile ce qui m’attiroit tant d’éloges : les hommes ne m’ont jamais semblé des animaux assez féroces, pour qu’on ne dût les voir qu’à travers une grille ; j’ai couru le risque de vivre avec eux, et jusqu’à présent il ne m’en est point arrivé de mal ; cependant je n’ai pas été long-temps à m’apercevoir qu’il ne suffisoit pas à une femme d’être belle, qu’il falloit encore qu’elle fût éclatante, qu’elle se montrât sous les dehors de la magnificence ; sans cela les hommes la mettent dans l’humble classe des jolies grisettes, et je vous avoue, Monsieur, que j’ai tant d’aversion pour ce mot, qu’il n’y a rien que je ne fasse pour l’éviter.

Je savois déjà qu’il ne falloit pas m’attendre à ces grands sacrifices qui abusent tant de jeunes filles, qui se lèvent tous les matins avec l’espérance de trouver dans le jour un époux qui mettra son opulence à leurs pieds et ses titres dans leurs main ; mais je n’ignorois pas que si je ne devois rien espérer de la raison des hommes, je pouvois obtenir beaucoup de leur folie. J’ai pris le parti d’abandonner l’une et d’attaquer l’autre : j’ai tendu mes filets en conséquence ; malheureusement je n’ai pris qu’un vieillard : c’est un maître des comptes honoraire, que j’honore infiniment, mais que je n’aime guère. Depuis soixante et douze ans qu’il existe, il n’a fait que se perfectionner dans l’art d’ennuyer ; il n’est pas excessivement généreux ; ce qui ne contribue pas à le rendre très-supportable. Il faut que je m’y prenne huit jours d’avance pour arracher à son avarice, tantôt un collier, tantôt une aigrette de diamans ; j’ai été plus d’une semaine à ne manger que la nuit, pour le forcer, par une diette apparente, à m’envoyer un service en argent. J’avois pris la porcelaine si fort en horreur, que je n’aurois pas voulu toucher à un faisan qui m’auroit été présenté dans un plat sorti de la manufacture de Sève ; enfin je lui ai tant fait croire que je dépérissois, que je n’avois plus que deux jours à vivre ; j’ai mis tant d’ordre dans mes affaires, j’ai écris mon testament d’un air si grave et si languissant ; mes femmes auxquelles j’avois donné le mot, ont paru si affligées, si désespérées ; elles ont tant pleuré, tant crié que mon viel amant n’a pas trouvé d’autres moyens pour les faire taire, que de m’apporter ce que je desirois. Vous voyez, Monsieur, que je paye ces choses-là plus que lui, puisque je les achète de tout mon esprit, que j’estime certainement davantage que son argent. Fatiguée d’un joug si pesant, j’attendois avec impatience ces jours où les femmes paroissent dans tout leur éclat, et semblent se disputer le prix de la beautéLa promenade de Long-Champ.. Mon cœur me disoit que je serois remarquée par quelques jeunes seigneurs ; je me flattois déjà de passer sous un empire plus aimable que celui de mon vieux monarque. Je l’avois amené au point de me faire avoir pour trois jours une voiture or et azur, avec six chevaux isabeles, dont les harnois auroient été de la plus grande élégance. J’avois arrété un postillon fait exprès pour moi, gros comme le point, l’air vif et hardi. Pour mon cocher, il étoit énorme ; sa large poitrine devoit être ombragée d’un bouquet qui auroit paru un arbrisseau en fleurs. Je ne vous parle point de ses moustaches ; elles auroient fait reculer un bataillon de miliciens. Trois grands laquais bien élancés, bien insolens, devoient s’appuyer sur l’impériale de mon carrosse. J’avois d’abord pensé qu’il étoit plus simple d’acheter tout cela, au lieu de se ruiner en le louant ; mais j’ai vu tout de suite que cela étoit au-dessus de mes forces, et je ne l’ai pas tenté. Mon honoraire m’auroit plutôt laissé mourir, que d’entrer dans mes vues d’économie. Ce jour si desiré est enfin venu ; mais, hélas ! à quoi tiennent tous nos projets ? Un frisson, un accès de fièvre dissipent en un instant nos plus chères espérances. Oui, Monsieur, j’ai vu mes heureuses illusions évanouir devant une petite maladie de quatre jours : mon vénérable a fait semblant de s’en affliger ; il n’en étoit que plus hideux. Je voyois à travers sa tristesse une joie secrette ; il a été bien vité décommander bêtes et gens : me voilà encore pour un an dans ses tristes chaînes, à moins qu’un événement imprévu ne vienne les rompre. Plaignez-moi, M. le Spectateur, et détrompez toutes ces jeunes victimes de la vanité, qui croyent qu’avec des diamans et des robes toujours nouvelles, on ne peut éprouver ni la peine ni l’ennui.

XV. Discours. Sur la vanité d’un Gentilhomme campagnard. Un seigneur de campagne, qui prenoit les débris de son château pour les ruines d’un palais ; qui comparoit son curé à un pontife, ses valets à des favoris, ses femmes de basse-cour à des courtisannes, ses deux chiens à meute, sa cuisine, où étoient suspendus son fusil et ses armes rouillées, à un arsenal ; qui en voyant passer la petite troupe de ses paysans, disoit tout bas : voilà mon peuple ; qui exigeoit que ses villageois l’appellassent monseigneur, parce qu’il valoit bien un intendant, mit, le jour de Pâques, son ancien habit écarlate, à gros boutons d’or, à grands paniers, à larges manches : après avoir été encensé, aspersé, il se promenoit gravement sous ses noyers. Un empereur, revêtu de la pourpre, n’avoit pas une démarche plus fière. Tout ce que j’apperçois, se disoit-il, est à moi. Pour rester dans cette heureuse idée, il avoit le soin de ne pas trop alonger sa promenade. Lorsqu’un de ses paysans pas-soit près de lui, il s’arrêtoit pour jouir plus long-temps de son respect. Dans un moment où ses idées étoient le plus élevées, il vit venir un homme, dont la tête étoit couverte d’un chapeau à larges bords ; des cheveux lisses s’étendoient sur son cou ; un habit gris, une veste noire le distinguoient de la troupe des mercenaires. « Monsieur le bailli, lui dit l’orgueilleux personnage, il m’est revenu que vous ne rendiez pas trop exactement la justice. Cependant, monseigneur, répondit le praticien, nous faisons ce que nous pouvons pour contenter tout le monde. Cela est assez difficile, répartit le seigneur ; j’ai toujours oui dire que le meilleur juge ne pouvoit prononcer qu’au gré d’une des parties. Monseigneur, répliqua le bailli, nous arrangeons si bien cela, que l’une n’est pas fâchée, et que l’autre ne nous en vent pas. N’oubliez jamais, bailli, reprit gravement le seigneur, que c’est moi qui vous ai donné le pouvoir de rendre la justice ; mais gardez-vous d’en abuser ; que l’or sur-tout ne puise vous corrompre. Hélas ! s’écria le bailli, qui voulez-vous qui m’en donne ? Ne m’interrompez pas, répondit le seigneur avec dignité ; songez que lorsque je vous parle, vous devez m’écouter en silence ; vous ignorez peut-être encore la distance qui nous sépare : savez-vous, homme de loi, que je suis l’image du roi ; que le roi est l’image de Dieu ; et que par conséquent il n’y a pas très-loin de moi à la divinité. » Le bailli, qui avoit vu autrefois ce monarque, dont l’air étoit si noble, le regard si fier, la démarche si imposante, en contemplant la figure mesquine de son seigneur, étoit étonné que les images ressemblassent si peu à leur modèles. « Vous voyez, continua-t-il, avec quel respect votre pasteur vient m’offrir, comme les images au roi des Juifs, la mirthe et l’encens. Vous que j’ai élevé aux nobles fonctions de bailli, rendez-vous digne de ma faveur, et apprenez à tous mes habitans que leur seigneur est d’une espèce bien différente de la leur, que sa personne doit être pour eux presqu’aussi sacrée que celle du prince. » Le bailli s’éloigna en baissant sa tête jus-qu’à terre, et répéta à tous ceux qu’il vit ce que lui avoit dit son seigneur. Quelques jours après cet entretien, le seigneur faisoit le tour de ses fossés dans une mauvaise nacelle : il croyoit être monté sur un navire, et comparoit l’eau croupie qui baignoit ses murs, à l’Océan. Dans un moment de délire, comme il se balançoit de l’air d’un conquérant, la nacelle se renversa, et le seigneur fut plongé dans le bourbier : il appelloit du secours de toutes ses forces. Plusieurs paysans accoururent à sa voix ; mais l’un d’eux plus malin que les autres, les arrêta en leur criant : « Malheureux, qu’allez-vous faire ? M. le bailli ne vous a-t-il pas dit que la personne de monseigneur étoit sacrée : nous ne pouvons pas y toucher. » Pendant ce discours, le pauvre homme tendoit les mains, et s’agitoit dans la boue. Il y seroit resté, si le curé, qui vint à passer, n’eût permis qu’on l’en retirât. Alors il comprit que, pour vivre avec les hommes, et en obtenir quelques secours, il ne falloit pas trop s’élever au-dessus d’eux. Lettre D’une Femme honnête, qui se plaint de l’injustice de son Mari. Monsieur, J’ai lu dans une de vos feuilles la lettre d’un mari qui se plaint de ce que sa femme, emportée par le tourbillon des plaisirs, est toujours loin de lui ; j’espère que vous voudrez bien donner une place à la lettre d’une femme désolée de ce que son mari jaloux est toujours près d’elle. Cette victime de l’hymen, c’est moi, Monsieur. A peine ai-je pu trouver le moment de vous adresser mes plaintes ; et si vous remarquez dans mon style quelques négligences qui le déparent, j’espère que vous les pardonnerez au peu de temps que j’ai eu de le soigner. Parvenue à l’âge de plaire et d’aimer, environnée d’adorateurs qui prétendoient tous à l’honneur de devenir mes maîtres, je ne trouvai dans mes parens que des amis tendres, qui sollicitèrent mon choix sans se servir de leur autorité pour le fixer. Mes regards errèrent long-temps sur les êtres qui m’entouroient. Je ne fus point tentée de devenir la femme d’un de ces jeunes seigneurs, qui n’ont d’autre mérite que celui de leur naissance, et mettent leur vanité dans l’insolence de leurs gens, et dans la fougue de leur chevaux ; qui font payer à une femme, par leur légèreté et leur mépris, le nom qu’ils ont daigné lui faire porter ; je ne voulus pas lier mon sort à celui d’un de ces papillons folâtres qui voltigent, et deviennent si vite des chenilles dans le secret du ménage. Je ne me laissai éblouir, ni par les titres fastueux, ni par les propos sémillans, ni par les airs de grandeur de la plupart de mes courtisans ; mais je crus devoir payer l’amour seul par l’amour. J’imaginai que pour être heureuse il falloit moins épouser celui qu’on aime que celui dont on est aimée. Je donnai ma main au plus tendre. Hélas ! Monsieur, pourquoi l’amour, cette passion accordée aux hommes pour faire leur bonheur, devient-elle trop souvent une fureur jalouse qui les dévore ? Cet amant si doux, est devenu un époux austère ; ce sujet si soumis n’est plus qu’un despote. Ce n’est pas, monsieur le Spectateur, que sa jalousie le porte à des actions indignes d’un homme d’honneur. Je n’ai à craindre de sa part, ni outrages, ni injures ; mais il a la barbarie de me séparer de la société, dans laquelle je devrois briller par mes talens. Solitaire au milieu du monde, je suis dans l’esclavage. Mon mari a beau couvrir mes chaînes de fleurs, baiser les fers qu’il me fait porter, je vois mes plus beaux jours s’écouler loin de tous les plaisirs. Mon esprit, autrefois si enjoué, est toujours attristé par l’ennui. Il m’aime, et il me rend malheureuse ! Première victime de sa jalousie, il est lui-même encore plus malheureux. Tout est pour lui un sujet d’inquiétude ; il a toujours les yeux fixés sur moi, comme l’avare sur son trésor. Je ne puis m’éloigner de lui sous aucun prétexte, et depuis que vos feuilles paroissent, voilà le premier instant que j’ai pu saisir pour vous écrire. Il a été appelé auprès de son père qui se meurt ; et comme il étoit fort pressé, j’ai été dispensée de le suivre, Mais en sortant, il me regardoit de façon à me persuader que son chagrin ne venoit pas moins de la nécessité où il étoit de me quitter, que du danger que couroit l’auteur de ses jours. Mon mari lit votre ouvrage, Monsieur, peut-être se reconnoîtra-t-il dans ce portrait. Persuadez-lui, je vous pri, que l’esclavage dans lequel il me tient ne peut qu’être cruel pour moi, et dangereux même pour lui ; et qu’une femme qui n’est point estimée, finit souvent par ne plus mériter de l’être. Représentez-lui que son amour-propre devroit être pour lui un garant de la vertu et de la fidélité de sa femme. Qu’il apprenne que l’amour est un enfant qui se nourrit dans les jeux et dans les plaisirs, et qu’il devient sombre et cruel dès qu’on le fixe dans la contrainte. J’ai lu quelque part qu’un mari qui aimoit beaucoup sa femme, l’ayant surprise avec un jeune homme qu’elle écoutoit, lui en fit de cruels reproches. La femme coupable se ressouvint de la maxime qu’en pareil cas il faut toujours nier. Elle assura à son mari qu’il n’en étoit rien. « Après avoir été témoin de votre faute, lui dit le mari outragé, je ne puis plus en douter. O mon mari ! s’écria-t-elle, que je suis malheureuse, je vois bien que vous ne m’aimez plus, puisque vous croyez ce que vous voyez plus que ce que je vous dis. » Le mien devroit m’aimer encore moins, puisqu’il croit même ce qu’il ne voit pas. Lorsque je lui donnai ma main, je me complaisois dans l’idée de lui être toujours chère. Hélas ! à quoi m’a-t-il réduit. Je desire aujourd’hui son inconstance, et je suis tentée de croire qu’il me paroîtroit plus aimable si je cessois de l’être à ses yeux. Lettre D’une Courtisanne. E3 * Monsieur, Je suis accablée, anéantie ; tous mes projets ; toutes mes espérances viennent de s’évanouir. Je ne suis plus une Phriné, une Laïs. Je ne vois plus les philosophes, les princes, les étrangers, accourir pour apporter à mes pieds leurs hommages et leurs magnifiques présens. Je suis triste, isolée. Ce mouchoir, que je devois jetter à l’homme le plus généreux et le plus aimable, est trempé de mes larmes. Un palais immense devoit à peine me suffire, et je n’ai qu’un petit appartement modestement meublé. Voilà mon triomphe reculé d’un an. Il faut passer encore douze mois dans le silence, dans la retraite. Qui sait, si d’ici à ce temps, une autre plus heureuse n’occupera pas le trône de la beauté : peut-être la mienne aura-t-elle été attaquée par cet ennemi hideux qui fait de si cruels ravages, et livre une guerre impitoyable aux traits les plus délicats. La nature m’a fait naître de parens honnêtes, qui n’ont rien négligé pour donner à leur fille unique tous les talens qui prolongent le charme de l’amour. Des événemens imprévus ont dissipé leur fortune, le chagrin les a saisis, et je me suis vue tout-à-coup sans bien et sans appui. Un bon prêtre, ami de mon père, me conseilloit de me faire religieuse ; mais je n’ai jamais pu me résoudre à cacher sous le voile ce qui m’attiroit tant d’éloges : les hommes ne m’ont jamais semblé des animaux assez féroces, pour qu’on ne dût les voir qu’à travers une grille ; j’ai couru le risque de vivre avec eux, et jusqu’à présent il ne m’en est point arrivé de mal ; cependant je n’ai pas été long-temps à m’apercevoir qu’il ne suffisoit pas à une femme d’être belle, qu’il falloit encore qu’elle fût éclatante, qu’elle se montrât sous les dehors de la magnificence ; sans cela les hommes la mettent dans l’humble classe des jolies grisettes, et je vous avoue, Monsieur, que j’ai tant d’aversion pour ce mot, qu’il n’y a rien que je ne fasse pour l’éviter. Je savois déjà qu’il ne falloit pas m’attendre à ces grands sacrifices qui abusent tant de jeunes filles, qui se lèvent tous les matins avec l’espérance de trouver dans le jour un époux qui mettra son opulence à leurs pieds et ses titres dans leurs main ; mais je n’ignorois pas que si je ne devois rien espérer de la raison des hommes, je pouvois obtenir beaucoup de leur folie. J’ai pris le parti d’abandonner l’une et d’attaquer l’autre : j’ai tendu mes filets en conséquence ; malheureusement je n’ai pris qu’un vieillard : c’est un maître des comptes honoraire, que j’honore infiniment, mais que je n’aime guère. Depuis soixante et douze ans qu’il existe, il n’a fait que se perfectionner dans l’art d’ennuyer ; il n’est pas excessivement généreux ; ce qui ne contribue pas à le rendre très-supportable. Il faut que je m’y prenne huit jours d’avance pour arracher à son avarice, tantôt un collier, tantôt une aigrette de diamans ; j’ai été plus d’une semaine à ne manger que la nuit, pour le forcer, par une diette apparente, à m’envoyer un service en argent. J’avois pris la porcelaine si fort en horreur, que je n’aurois pas voulu toucher à un faisan qui m’auroit été présenté dans un plat sorti de la manufacture de Sève ; enfin je lui ai tant fait croire que je dépérissois, que je n’avois plus que deux jours à vivre ; j’ai mis tant d’ordre dans mes affaires, j’ai écris mon testament d’un air si grave et si languissant ; mes femmes auxquelles j’avois donné le mot, ont paru si affligées, si désespérées ; elles ont tant pleuré, tant crié que mon viel amant n’a pas trouvé d’autres moyens pour les faire taire, que de m’apporter ce que je desirois. Vous voyez, Monsieur, que je paye ces choses-là plus que lui, puisque je les achète de tout mon esprit, que j’estime certainement davantage que son argent. Fatiguée d’un joug si pesant, j’attendois avec impatience ces jours où les femmes paroissent dans tout leur éclat, et semblent se disputer le prix de la beautéLa promenade de Long-Champ.. Mon cœur me disoit que je serois remarquée par quelques jeunes seigneurs ; je me flattois déjà de passer sous un empire plus aimable que celui de mon vieux monarque. Je l’avois amené au point de me faire avoir pour trois jours une voiture or et azur, avec six chevaux isabeles, dont les harnois auroient été de la plus grande élégance. J’avois arrété un postillon fait exprès pour moi, gros comme le point, l’air vif et hardi. Pour mon cocher, il étoit énorme ; sa large poitrine devoit être ombragée d’un bouquet qui auroit paru un arbrisseau en fleurs. Je ne vous parle point de ses moustaches ; elles auroient fait reculer un bataillon de miliciens. Trois grands laquais bien élancés, bien insolens, devoient s’appuyer sur l’impériale de mon carrosse. J’avois d’abord pensé qu’il étoit plus simple d’acheter tout cela, au lieu de se ruiner en le louant ; mais j’ai vu tout de suite que cela étoit au-dessus de mes forces, et je ne l’ai pas tenté. Mon honoraire m’auroit plutôt laissé mourir, que d’entrer dans mes vues d’économie. Ce jour si desiré est enfin venu ; mais, hélas ! à quoi tiennent tous nos projets ? Un frisson, un accès de fièvre dissipent en un instant nos plus chères espérances. Oui, Monsieur, j’ai vu mes heureuses illusions évanouir devant une petite maladie de quatre jours : mon vénérable a fait semblant de s’en affliger ; il n’en étoit que plus hideux. Je voyois à travers sa tristesse une joie secrette ; il a été bien vité décommander bêtes et gens : me voilà encore pour un an dans ses tristes chaînes, à moins qu’un événement imprévu ne vienne les rompre. Plaignez-moi, M. le Spectateur, et détrompez toutes ces jeunes victimes de la vanité, qui croyent qu’avec des diamans et des robes toujours nouvelles, on ne peut éprouver ni la peine ni l’ennui.