Le Spectateur français avant la révolution: XIII. Discours.
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Livello 1
XIII. Discours.
Sur le goût des femmes pour les petits Nègres.Livello 2
Femmes charmantes, dont
les goûts sont si passagers, vos caprices répandent le bonheur
sur tous les êtres ; ils font plus d’heureux que notre froide
constance. Vos regards s’abaissent sur tous les ouvrages de la
nature ; ce qu’elle a produit de plus difforme a
aussi l’espoir de vous enchanter, et d’obtenir vos généreux
soins. On vous a vu courir, voler au-devant d’un singe,
l’appeler tendrement sur vos genoux, l’admettre à votre
toilette, désespérer pour lui tous vos amans. Vos yeux se sont
enfin dessillés, le charme s’est dissipé, l’heureux objet de vos
préférences ne vous a plus paru qu’un animal laid et incapable
d’attachement. (Hélas ! ce n’est pas toujours une raison pour ne
pas mériter le vôtre). Le singe a été relégué dans les
anti-chambres, pour servir de jouet aux laquais. La perruche, la
levrette, l’épagneul, l’angora, on tour-à-tour reçu vos tendres
caresses, et fait couler vos larmes. Femmes sensible, que
n’eussent pas donné, et l’Abbé qui le matin adoucissoit votre
rouge, et le magistrat qui le soir étoit admis dans votre loge,
et l’officier qui perçoit les nuits et se ruinoit à votre
brelan, pour obtenir ces doux baisers, pour s’entendre adresser
ces jolis reproches, et ce petit murmure que vous prolongez avec
tant de grace ? Environnées de vos tendres affections, vous
supportiez tout avec patience ; l’absence d’un amant, la
présence d’un mari, la rivalité d’une belle,
l’importunité de vos créanciers ; rien n’étoit au-dessus de
votre courage. Le temps, qui détruit tout, a changé vos cœurs ;
ce qui les avoit enchantés a perdu peu-à-peu de ses charmes. Le
cris de la perruche vous a semblé trop perçant ; l’indifférence
de la levrette vous a ennuyé ; l’activité de l’épagneul vous a
importuné ; les caresses de l’angora vous ont paru fatigantes.
Ce sentiment heureux que la nature a mis dans vos ames, alloit
s’effacer ; en vain chaque objet se disputoit votre doux
sourire, et sempressoit de vous plaire. Ces magots qui
surchargeoient autrefois vos cheminées, vous apparoissoient
inutilement sous une forme plus ridicule ; ils ont perdu pour
jamais l’espoir de vous amuser. La flamme la plus belle étoit
prête à s’éteindre, une froide insensibilité alloit succéder aux
ravissemens, aux transports les plus vifs, à la joie la plus
bruyante, lorsque tout-à-coup ces petits êtes noirs, qui ont
reçu le jour dans le sein de l’esclavage, attirèrent sur eux vos
regards bienfaisans. Au même instant leurs fers ont été brisés,
la honte s’est effacée de dessus leur front, vous les avec
anlevé au mépris et à la servitude. Humanité malheurese ! essuie
ses larmes, et vois ces enfans que l’on te ravissoit si cruellement, que l’on abaissoit à la condition des
bêtes, élever avec orgueil leurs petites têtes lanugineuses,
appuyer leurs lèvres sur celles de la beauté, serrer de leurs
foibles mains un col éblouissant, et découvrir hardiment des
charmes que la pudeur avoit voilés aux regards de l’amour !
Jette les yeux sur cette femme charmante que le plaisir devance,
et que les graces accompagnent ; elle est précédée d’un enfant
que le soleil a marqué de son empreinte ; elle le regarde avec
complaisance, et sourit à ses caresses enfantines. Entends-tu
cette veuve aimable s’écrier, appeler du secours ? C’est Titon,
c’est son petit nègre qui vient de tomber, et qui répand des
pleurs. Tout le monde vole à lui, le porte à sa maîtresse, qui,
en essuyant ses larmes, et sur le pont d’en répandre. Heureux
enfant, ton père éloigné gémit peut-être à présent sous les
coups ! Un maître impitoyable fait couler son sang, son orgueil
lui refuse le nom d’homme ; et toi tu es sur les genoux de la
beauté ; ta tête repose sur un sein agité par le plaisir, une
main douce et caressante se promène sur tes joues. Ah ! prie le
ciel qu’il prolonge ton enfance, et l’heureux caprice qui fait
ton bonheur.