Le Spectateur français avant la révolution: XII. Discours.
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Niveau 1
XII. Discours. Leçon d’un bon Vieillard à
un Jeune Homme.
Niveau 2
Hétéroportrait
J’allai, il y a quelque temps,
passer la soirée chez un vieillard plein de sens et de
philosophie. Sa vie s’est écoulée dans la sagesse : jamais
elle n’a été altérée par l’envie, ni par ces passions
orageuses qui en précipitent le cours : sa vieillesse n’est
point sombre, parce qu’il jette un regard assuré sur
l’avenir. La mort ne l’effraye pas plus que la faim ; c’est,
dit-il, « un besoin de la nature ; peut-être est-il doux de
le satisfaire ». Sa femme âgée et infirme, étoit assoupie
dans un fauteuil, et nous dissertions tous deux sur la
variété des opinions humaines. Nous passions en revue les
systêmes des philosophes anciens et modernes ; nous
calculions les probabilités qui appuyoient leurs
conjectures : puis quittant ces guides, nous nous enfoncions
courageusement dans les profondeurs de le métaphysique ; nous examinions le systême du monde ; nous
nous efforcions , en suivant la chaîne des révolutions, de
remonter au principe universel ; nous nous portions tous les
deux au sommet de la raison, et là nous voyions à nos pieds
le nuage épais qui dérobe aux hommes la vérité. Dans ce
moment, on annonça le neveu de mon ami. C’est un jeune
officier de la gendarmerie, qui ne connoît que le plaisir :
il mettroit le feu à toutes les bibliothèques pour les
faveurs d’une jolie femme. Il me disoit un jour que si la
philosophie de Newton se chantoit, il en apprendroit
quelques fragmens. Nous ne voulûmes pas l’ennuyer de nos
vagues idées.
Dialogue
Eh bien ! mon
ami, lui dit le viel oncle, es-tu content de ton
carnaval ? danse-tu beaucoup ? perds-tu bien de
l’argent ? Conte-nous un peu tes nouvelles aventures ?
as-tu découvert quelques beautés souffrantes ? Tu as un
cœur admirable ! Ma foi, mon cher oncle, depuis que les
femmes font du filet, et jouent le . . . il n’y a pas de
l’eau à boire avec elles. Si cela continue, je ne sais
pas ce que nous deviendrons, nous autres jeunes gens :
les vieillards font leur partie, et les laissent jaser.
Je crois, en vérité, que c’est le tour
des octogénaires. Ce seroit bien plaisant, si on alloit
vous donner votre congé, mes jolis messieurs, et nous
rappeler, nous que vous avez si lestement éconduits !
J’imagine, mon oncle, que les souveraines y perdroient
autant que leurs favoris. Mais que gagnent-elles donc à
vous avoir ? Vous êtes, pour la plupart, des étourdis,
qui ne les dédommagez même pas du tort que vous faites à
leur réputation. Votre indiscrétion est souvent le
moindre des risques qu’elles courent, en vous accordant
quelques bontés. Une folie bruyante, des projets
extravagans, une vivacité qui n’est pas toujours celle
de l’esprit : voilà ce qu’elles perdront, en ne vous
recevant plus chez elles. Mon cher oncle, vous ne voyez
pas les choses en beau. . . . . Je les vois telles
qu’elles sont, et je soutiens que malgré notre humeur
quelquefois sombre, si les femmes ne consultoient que
leur honneur et leur intérêt, elles ne recevroient que
des hommes d’un certain âge, et
fermeroient leur maison à ces brillantes marionnettes
que la vanité y amène. Il faut convenir, reprit le neveu
d’un air riant, que, dans un jour de fête, tous ces
amoureux à tête tremblante feroient un bel effet.
L’oncle se tourna de mon côté, et me dit : Savez-vous
bien, Monsieur, que ces fous-là regardent les vieillards
comme des êtres d’une espèce différente de la leur. Si
l’on disoit à l’un d’eux : « Mon beau jeune homme, qui
vous appuyez d’un air si fier sur vos jambes, que vous
admirez un peu trop, vous serez dans trente ans bien
heureux de trouver un bâton pour vous soutenir ; ces
billets, dont le style peut-être vous appartient, et que
vous montrez si mystérieusement à tous vos amis, vous ne
pourrez pas les lire sans lunettes ; votre chevelure si
bien fournie, et à laquelle vous touchez toutes les fois
que vous passez devant une glace, sera alors bien loin
de votre tête à demi-chauve ; une perruque cachera ces
oreilles que vous découvrez ; et vous ne serez pas
maltraité de la nature, si vous entendez le mal qu’on
dira de vous ». Un pareil discours lui feroit lever les
épaules, et il riroit au nez de celui
qui lui diroit la vérité. Demandez à mon neveu si je me
trompe. Vous avez raison, mon oncle, répliqua le jeune
homme ; il y a des vérités qu’on n’aime pas à voir de si
loin. Il n’est déjà que trop malheureux de les sentir,
sans être encore obligé de les prévoir. Voilà, lui
dis-je, Monsieur, une réflexion très philosophique : à
votre âge, il ne faut pas envisager l’avenir, il
enlaidit le présent. Cela est vrai, me répondit
l’oncle ; mais je voudrois que ces messieurs-là
n’eussent pas pour le vieillard un mépris si décidé ;
qu’ils eussent l’air de croire que nous avons été jeunes
aussi : puis, se tournant vers son neveu ; vois-tu, lui
dit-il, cette masse de chair qui sommeille, et que tu
nommes ta tante ; considère-la avec attention : eh bien,
c’étoit une des plus belles femmes de son temps ; ces
yeux rouges et enfoncés étoient pleins de noblesse ; ces
joues pendantes et flétries étoient animées du rouge le
plus tendre : je ne crois pas qu’il lui reste deux
dents ; jamais bouche cependant ne fut mieux meublée que
la sienne : cette main livide et décharnée a reçu mille
les baisers de l’amour ; et moi-même
j’ai éprouvé au milieu de ses adorateurs les cruels
tourmens de la jalousie. Le jeune homme, frappé de ce
qu’il entendoit, commençoit à perdre de son enjouement.
Le bon oncle s’en apperçut : va, mon neveu,
continua-t-il, que cela ne t’effraie pas ; profite des
jours de plaisirs qui te restent ; amuse-toi, abandonne
ton cœur à l’amour ; livre toi aux jeux, à la danse, et
laisse à la nature le soin de te marquer le moment du
repos.