VIII. Discours. Jacques-Vincent Delacroix Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Hannah Bakanitsch Mitarbeiter Lilith Burger Mitarbeiter Karin Heiling Mitarbeiter Elisabeth Hobisch Herausgeber Barbara Thuswalder Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 16.05.2017 o:mws.6523 Delacroix, Jacques-Vincent: Le Spectateur français avant la Révolution. Paris, F. Buisson, 1795, 53-70 Le Spectateur français avant la révolution 1 008 1795 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art Gesellschaftsstruktur Struttura della Società Structure of Society Estructura de la Sociedad Structure de la société Sitten und Bräuche Costumi Manners and Customs Costumbres Mœurs et coutumes France 2.0,46.0

VIII. Discours. Sur les Tragédies nouvelles.

Nous nous donnerons bien de garde de nous hâter de porter notre jugement sur une pièce nouvelle, et sur-tout de critiquer le dénoûment. Aujourd’hui les auteurs en ont deux ou trois dans leur porte-feuille, qu’ils essayent tout-à-tour. Si la mort d’un prince qui se poignarde produit un effet désagréable à la première représentation, le public, à la seconde, a le plaisir de levoir vivre, et c’est sur un autre que l’auteur fait tomber sa colère. Autrefois, lorsqu’un journaliste vouloit rendre compte d’une Tragédie et suivre la chaîne de l’action, il pouvoit savoir à quoi s’en tenir ; maintenant les Poëtes semblent se plaire à lui donner le démenti. S’il s’avise de trouver la marche de la pièce un peu traînante, l’auteur retranche de son poëme, tout-à-coup, cinq à six cent vers, supprime tout ce qui sembloit languissant, et le pauvre censeur est ensuite bien surpris de ne plus voir ce qui alimentoit sa critique de cette petite espièglerie est <sic> au reste aussi bien trouvée, pour dérouter cette mesure ardente qui suit avec tant de fureur tout ce qu’elle voit passer dans le champ de la littérature.

L’Auteur des Druides vient de me donner le change d’une manière bien piquante. Je me flattois d’avoir montré un goût exquis, en observant dans une de mes feuilles que la mort du rince qui se poignardois amenoit un dénoûment cruel et invraisemblable. J’ajoutois que cette pièce semble être le triomphe du fanatisme ; qu’il auroit fallu que le pontife sanguinaire fut victime de sa fureur. Je lui avois même trouvé un genre de mort assez neuf. L’œil est déjà familiarisé avec le poignard, avec la coupe empoisonnée, que j’imaginois qu’il ne seroit pas très-ridicule de profiter du tonnerre qu’on fait entendre, et de ces éclairs qui brillent peut-être un peu trop souvent sur la Scène Française.

Quelques jours après la première représentation, dans le moment où j’étais le plus content de ma critique, où je m’applaudis-sois d’avantage de mes réflexions sur la nouvelle pièce, je me trouvai devant la Comédie Française ; c’étoit l’heure du spectacle ; j’y entrai. Quel fut mon étonnement, lorsqu’à la fin du cinquième acte je ne vis plus le jeune prince se donner la mort, lorsque j’apperçus ce pontife triomphant fuir devant le peuple en fureur, lorsque j’entendis le Grand-Prêtre rompre ces sermens qui font un crime de l’amour à la beauté gémissante !

Je restai tout honteux, et m’en allai en sachant très-mauvais gré à l’auteur d’avoir dissipé en un moment mes savantes observations, et encore plus de n’avoir pas fait usage de mon idée foudroyante.

Je prie les jeunes auteurs qui enrichissent notre théâtre, lorsqu’ils feront jouer une pièce nouvelle, de vouloir me donner leur dernier mot, et de ne me plus compromettre avec mes souscripteurs. Ils doivent sentir de quelle importance il est pour le Spectateur de ne pas s’écrier sur la mort d’un jeune guerrier, brave, vertueux, et que deux jours après le public a le plaisir de voir rester vivant.

Lettre.

Ex tuis te’ convertam hortulis dedacamque Académiam perpauculis paulus

(Cicer. De legib. lib. 1)

Monsieur,

J’approche de soixante ans ; j’ai le visage frais, quoiqu’un peu ridé, le front élevé et chauve, l’œil bleu, le sourcil encore noir ; mes cheveux que l’âge a blanchis ne m’ont pas quitté tous, et je les garde par respect pour l’ouvrage de la nature que j’ai craint de défigurer. Quoiqu’un peu babillard, je me mêle de réfléchir. J’ai passé les deux tiers de ma vie dans les cafés, et je me changerai volontiers, si vous l’agréez, d’être votre correspondant pour ce monde subalterne que vous dédaignez.

J’ai cru devoir, avant tout, vous mettre au fait de ma figure. On écoute avec plus de plaisir quand on est en pays de connoissance. Le visage court et l’humeur taciturne du Spectateur Anglais m’amusent beaucoup, et je le lis avec plus de plaisir quand j’ai appris qu’il ne sait pas parler.

Je suis fâché qu’étant résolu de vous taire sur votre manière d’être, vous n’ayez pas au moins eu recours au burin de Longueilet aux crayons d’Eisen. La figure d’un spectateur ne peut manquer d’être singulière.

Mais, revenons aux cafés, à ces asyles que vous prétendez n’être habités que par des troupes de gens oisifs qui déraisonnent avec assuranceCe reproche tombe sur un des discours retranchés de cette édition. ; vous ne craignez pas de les mettre au-dessous de ce monde brillant, , suivant vous, les tableaux varient à chaque instant, où les ridicules se succèdent si rapidement. Il ne me sera pas difficile de vous prouver l’injustice de cette préférence.

Oui, Monsieur, vous avez mal vu ; vous vous êtes laissé entraîner par un préjugé qu’ont accrédité ces femmes qui, sans cesse environnées de beaux esprits, rendent leur oracle dans un boudoir parfumé, et veulent paroître encourager les talens naissans.

Comment est-il possible que cette scène vous offre des tableaux variés ? Tous ces visages factices qui composent vos cercles, se tiennent réciproquement dans une respectueuse contrainte. Vous n’osez parler sans avoir reçu le coup-d’œil d’approbation de celle qui préside l’assemblée. Vos sentimens doivent se plier à ses préjugés ; on ne vous permet qu’une philosophie d’étiquette. Le précepteur d’Emile, transplanté à l’une de ces tables voluptueuses et brillantes, hazarde quelques idées fortes : un mot le condamne silence : la morale de Zénon n’est pas faite pour la table d’un receveur des deniers publics.

Cette politesse frivole et superficielle qu’affichent les merveilleux que vous vantez, voile les défauts sans les corriger, pallit les vices sans en diminuer la noirceur. C’est un vernis mordant qui altère les couleurs, confond les traits, ne laisse aux personnages qu’une ennuyeuse uniformité, et leur être cet air de fraîcheur et de vie qu’un génie créateur leur avoit donné.

Caton sortit du théâtre lorsqu’il s’apperçut que sa présence et son austérié gênoient la gaîté licencieuse du peuple romain. Je ne puis me persuader, Monsieur, que votre figure ne soit souvent déplacée dans ce tourbillon voluptueux que vous examinez de préférence. Des vices odieux et bas, de petites jalousies, des intrigues mesquines, peuvent-ils développer votre physionomie ? On doit vous trouver souvent l’air rêveur et taciturne. Vous paroissez arriver d’un autre monde. Croyez-moi, faites-vous justice ; quittez avant que l’on vous quitte. Sortez des bosquets d’Epicure ; je veux vous conduire dans les jardins de l’Académie, au Portique, au Lycée. Si quelque nom plus digne de respect se présentoit à ma mémoire, je ne l’ometterois pas.

Tous vos pas, Monsieur, vont être marqués par de nouveaux plaisirs. C’est ici que Rousseau couvoit et nourrissoit la flamme dont il se préparoit à foudroyer Lamothe ; c’est là que Gacon aiguisoit ses griffes, et se préparoit à déchirer ; c’est dans ce coin que méditoit Marivaux ; c’est sur ce tabouret que Fontenelle digéra pendant quatre-vingts ans. O monsieur le Spectateur ! n’avez-vous point été saisi d’un enthousiasme religieux, quand vos pieds ont touché le seuil de ce temple enfumé qu’habite encore le génie de ces grands hommes ?Le café de Procope.

N’allez pas vous persuader que nos assemblées ayent dégénéré ; on y voit toujours régner la même chaleur. Si vous n’appercevez parmi nous aucun de ces élus que l’Immortalité introduit dans son sanctuaire, nous n’en sommes que plus heureux. Le front ceint de lauriers, comme les premiers Césars, ils affectoient, à leur exemple, une autorité despotique sur la république littéraire. Nous goûtons toutes les douceurs de la liberté, depuis qu’ils se sont condamnés à un exil volontaire.

C’est dans nos assemblées que l’on pèse le mérite avec une exactitude scrupuleuse. Les cafés sont l’utile creuset où l’or se sépare du cuivre qui l’imite. Dans ces sociétés que je vous ai fait quitter, tous les jugemens sont dictés par une aveugle amitié, ou par une lâche complaisance : le flatteur le plus bas paroît toujours l’esprit le plus sublime. Ici l’on ne trouve bon que ce qui plait ; on distingue la fadeur du sentiment, le sublime de l’enflure ; on ne pardonne pas la dureté du rithme en faveur de la force prétendue des idées.

Ici sont rédigés les arrêts que le parterre prononce ; ici sont réformés les jugemens de ce que j’entends nommer, je ne sais trop pourqoui, la bonne compagnie. Éclairés par une longue expérience, inaccessibles à l’adulation, nos sentences sont toujours munies du sceau de la vérité.

Peut-être, monsieur le Spectateur, serez-vous un peu scandalisé des déclamations épisodiques, des criailleries, des invectives qui raniment de temps en temps nos discussions littéraires ; mais au moins vous avouerez que ces hors-d’œuvres ne sont que plaisans. Que pourroient-ils avoir d’avilissant ? Nous n’avons pour spectateurs que nos égaux, sujets aux mêmes infirmités et prompts à les pardonner. Ces combats non sanglans ne servent point à dilater la rate d’un riche vaporeux, et nos champions ne sont pas des coqs toujours prêts à combattre pour égayer la digestion du Trimaleion qui les nourrit.

Oui, Monsieur, ces hommes, que vous prétendez avoir acquis le privilège de déraisonner assidument autour d’une table, con-servent plus de cette fierté généreuse, de cette noble audace qui assurent les succès des enfans du génie, que ces littérateurs rampans qui achètent un dîner splendide au prix de leur liberté. Je les ai tous examinés de près ; je les ai bien vus ; il n’en est pas un qui n’ait le col pelé comme le chien de la fable ; on démêle même dans leurs productions la trace de leur esclavage. Les vaudevilles parurent avec les pantins ; le genre larmoyant précéda les vapeurs ; l’anglomanie a produit nos drames. Choisissez celui qu’il vous plaira de nos auteurs les plus fêtés ; je m’oblige, d’après la lecture d’un de ses ouvrages, à déterminer le caractère de la connoisseuse qui le prône, le genre de son esprit, l’étendue de ses idées, le degré de sensibilité de ses nerfs ; j’irai jusqu’à vous nommer le fils d’Esculape qui veille au soutiens de sa frêle santé.

Ce seroit peu pour nous de moissonner les lauriers littéraires : il est une autre espèce de gloire que nous essayons de mériter par des spéculations aussi graves qu’utiles. Prenez place à mes côtés, vénéreable Mentor, écoutez cet homme sage et pénétrant ; voyez avec quelle circonspection il règle le sort de deux puissantes nations. Non, ce n’est que dans cet asyle que se manifeste quelquefois le génie qui préside au salut des empires.

Suivez-moi, Monsieur ; pénétrez sous mes auspices dans le sanctuaire de la philosophie ; écoutez nos adeptes analyser le systême de la nature, vous faire toucher au doigt les différens anneaux de la chaine des êtres. La place que l’homme doit y tenir sera bientôt déterminée ; il va cesser d’être un problème. La production de ses pensées n’est plus un mystère ; son cerveau s’ouvre ; son ame est prise sur le fait. Pourriez-vous refuser d’en croire l’éloquent dissertateur que vous voyez assis sur le tabouret sacré que Boindin occupa quarante ans ?

Non, sans doute, il n’est point d’asyle plus digne du sage. Une liqueur active et bien-faisante réveille ses sens, fait fermenter ses idées sans altérer sa raison. Une communication libre, des entretiens dictés par la franchise, développement ses facultés. Si l’amour de la vérité produit quelquefois le choc des opinions opposées, semblable au frottement de deux cailloux, il fait jaillir des feux plus vifs et plus purs ; le flambeau de la vérité s’allume, et il répand la lumière au loin. C’est donc dans ces asyles fortunés que s’opère la réunion des différentes sectes inutilement tentée dans Athènes. O mes amis ! faites avec moi, sur l’autel de la vérité, une libation de cette liqueur pacifique qui nous réunit sous son étendard.

Amans de la vertu, ici vous apprendrez à la connoître mieux que dans les jardins d’Epicure ; vous plierez vos sens à la tempérance, sœur de la vraie volupté.

Entretien Avec un Mendiant.

En traversant, il y a quelques jours, les boulevards, je rencontrai un homme, jeune encore, qui s’approcha de moi et me demanda l’aumône. Quoi ! lui dis-je en l’observant, à l’âge où vous êtes, ne pouvez-vous pas gagner votre vie ? Je la gagne bien, me répond-il. A quel métier ? lui répliquai-je, assez surpris de sa réponse. En m’exposant, répartit ce malheureux, au mépris et à la dureté des riches. Son ton assuré, son air moins ignoble que celui des mendians vulgaires, me déterminèrent à lier une sorte de conversation avec lui. Tu as donc, repris-je, en lui adressant la parole, une aversion bien grande pour le travail, puisque tu aimes mieux être un objet de mépris pour tes semblables, et souffrir l’indigence, que de devenir un honnête artisan ?

Premièrement, monsieur, à l’égard du mépris que les hommes ont pour moi, je vous avoue que je le leur rends bien. La seule différence qu’il y a entr’eux et celui qui vous parle, c’est qu’ils me le font voir, et que moi j’ai l’honnêteté de leur cacher le mien. Pour l’indigence, il est vrai que j’en ai les apparences, mais j’ai à-peu-près tout ce qui m’est nécessaire.

Comment peux-tu exciter la compassion, et obtenir quelques secours, n’ayant ni blessures ni maladies ?

Si, pour rendre les hommes compatissans et généreux, il n’avoit fallu que leur paroître estropié ou infirme, je n’aurois pas été embarrassé de jouer mon rôle ; mais il y a tant de mauvais acteurs dans ce genre, que j’ai cru devoir enprendreun <sic> autre. Je vous avouerai même que j’ai commencé par celui-là. Ceux auxquels je m’offrois, détournoient la tête avec peine et sembloient me fuir ; ce qui ne faisoit pas mon compte. Plusieurs me disoient d’aller à l’hôpital ; mais leurs conseils ne me donnoient pas de pain. J’ai donc pris le parti de me porter tout aussi bien que la nature le vouloit.

Etonné de la facilité avec laquelle ce misérable s’énonçoit, je lui demandai s’il avoit fait des études danss a <sic> jeunesse. Oui, Monsieur, m’a-t-il répondu ; j’ai appris beaucoup de choses assez inutiles : je pourrois me vanter d’avoir été toujours distingué parmi mes camarades de collège. Hélas ! que diroient-ils s’ils voyoient leur empereur mendier dans les rues ? Mes parens se félicitoient de s’être ruinés pour me faire apprendre le latin. Ils avoient arrangé dans leur têtes que je serois prêtre, puis curé ; et alors ils ne devoient plus manquer de rien. Une créature séduisante s’offrit à ma vue ; je l’aimai, et ce fatal amour fit évanouir toutes leurs espérences. Ils ne furent pas long-temps les témoins de mes égaremens ; la douleur les conduisit au tombeau et moi j’errai long-temps sur la terre . . . . Mais reprit-il, en s’interrompant, il seroit trop long de vous contrer toutes mes avantures. Je vous dirai en deux mots qu’il n’y a guère de métier que je n’aie fait ; et si je demande aujourd’hui l’aumône, c’est parce que j’ai compris que c’étoit encore l’état où il étoit le plus aisé de vivre heureux. Point d’impôts, point de créanciers, la plus grande liberté ; voilà les avantages attachés à la mendicité. Si je m’abaisse à demander, c’est parce que je le veux bien ; il ne tient qu’à moi d’être l’instant d’après l’égal de celui qui donne. Lorsque j’étois ouvrier, un maître brutal me commandoit. Sous l’habit de livrée, j’entendois les menaces d’un seigneur arrogant qui me payoit mal : tous les jours j’étois à la veille d’être chassé. Maintenant, pourvu que je rapporte à mon hôtesse de quoi payer mon gîte, je n’entends point d’injures. Lorsque je reviens sans argent, je lui dis d’un air un peu mécontent : ma chère dame, j’ai couru tout le jour en vain, pas un de mes débiteurs ne m’a donné de quoi vivre. Malheureux ! lui répliquai-je, tu regardes donc les hommes comme des débiteurs ?

Oui, Monsieur, j’en ai dont je ne puis jamais tirer un sou et qui me renvoient brutalement : d’autres, plus honnêtes, m’assurent n’avoir pas de quoi me satisfaire, et me souhai-tent du bonheur ; mais j’en ai heureusement plusieurs qui me donnent des à-comptes de temps en temps. Ce qu’il y a d’agréable avec ces bons débiteurs-là, c’est que leurs dettes ne s’éteignent jamais. Il est vrai que pour en obtenir ce qu’ils me doivent, il faut que j’emploie la ruse. Un jour, je leur apparois sous la forme d’un père de famille que le défaut d’ouvrage chasse de son grenier pour aller chercher de quoi nourrir ses enfans. Le lendemain, je les poursuis sous le titre d’un marchand que des malheurs ont ruiné. Quelques fois je m’avise d’être un pauvre gentil-homme qui a mangé tout son bien au service. Avec les uns, j’ai une douleur muette ; avec d’autres, j’ai l’éloquence d’un misérable précepteur dont tous les élèves ont été des ingrats.

Ainsi, suivant les apparences, tu seras toute ta vie un vil mendiant. Un vil mendiant ! répartit le drôle qui m’écoutoit ; comme vous avilissez l’état de tous les hommes ! Ignorez-vous que la terre n’est plus habitée que par des mendians, depuis que les vagabonds ne la parcourent plus ? Les rois, eux-mêmes, ne mendient-ils pas quelquefois des secours à leurs alliés ? Leurs palais ne sont-ils pas toujours remplis de superbes mendians qui demandent sans cesse ? Ne voit-on pas les militaires, les magistrats, que l’ambition tourmente, mendier tous les jours la protection des ministres ? Les abbés, vous le savez aussi bien que moi, sont d’éternels mendians. Il n’y a pas jusqu’aux jolies femmes qui n’aillent sans cesse quétant de nouveaux amans.

Je ne parle pas seulement de ces beautés ambulantes qui voudroient à chaque pas rencontre les regards de l’opulence, mais de ces grandes et magnifiques dames, qui, sous le voile de la décence, savent assez adroitement faire valoir les présens de la nature, et qui mettent autant d’intelligence que de grace dans la distribution de leurs faveurs.

Ne pourroit-on pas aussi compter au nombre de ces adroites quêteuses, celles qui mettent un impôt sur la folie des joueurs qu’elles rassemblent chez elles, et leur font acheter l’entrée d’une maison dont ils payent au moins la dépense ?

Egayé par son idée, je lui dis : Mais si, par hazard, séparé de la société, j’en étois le spectateur, pourrois-tu me soutenir que je fasse un mendiant ? il me considéra un instant, puis s’écria : Ah ! monsieur le Spectateur, que de mendians vous voyez ! Hélas ! ce sont ceux qui demandent peu, qui sont méprisés : ils sont les seuls qu’on persécute. Pendant qu’on les poursuit comme des vagabonds, des fléaux de la société, on laisse tranquille ces audacieux intrigans, qui vous toujours demandant qu’ils n’ont pas méritées, des places qu’ils déshonorent, des graces qu’ils sont indignes d’obtenir. L’état, au lieu de faire la guerre aux insectes qui l’incommodent, devroit plutôt exterminer les animaux formidables qui la dévorent. J’admirai le jugement de ce malheureux, le plaignis, lui donnai quelqu’argent, et lui permis de me compter au nombre de ses débiteurs.

VIII. Discours. Sur les Tragédies nouvelles. Nous nous donnerons bien de garde de nous hâter de porter notre jugement sur une pièce nouvelle, et sur-tout de critiquer le dénoûment. Aujourd’hui les auteurs en ont deux ou trois dans leur porte-feuille, qu’ils essayent tout-à-tour. Si la mort d’un prince qui se poignarde produit un effet désagréable à la première représentation, le public, à la seconde, a le plaisir de levoir vivre, et c’est sur un autre que l’auteur fait tomber sa colère. Autrefois, lorsqu’un journaliste vouloit rendre compte d’une Tragédie et suivre la chaîne de l’action, il pouvoit savoir à quoi s’en tenir ; maintenant les Poëtes semblent se plaire à lui donner le démenti. S’il s’avise de trouver la marche de la pièce un peu traînante, l’auteur retranche de son poëme, tout-à-coup, cinq à six cent vers, supprime tout ce qui sembloit languissant, et le pauvre censeur est ensuite bien surpris de ne plus voir ce qui alimentoit sa critique de cette petite espièglerie est <sic> au reste aussi bien trouvée, pour dérouter cette mesure ardente qui suit avec tant de fureur tout ce qu’elle voit passer dans le champ de la littérature. L’Auteur des Druides vient de me donner le change d’une manière bien piquante. Je me flattois d’avoir montré un goût exquis, en observant dans une de mes feuilles que la mort du rince qui se poignardois amenoit un dénoûment cruel et invraisemblable. J’ajoutois que cette pièce semble être le triomphe du fanatisme ; qu’il auroit fallu que le pontife sanguinaire fut victime de sa fureur. Je lui avois même trouvé un genre de mort assez neuf. L’œil est déjà familiarisé avec le poignard, avec la coupe empoisonnée, que j’imaginois qu’il ne seroit pas très-ridicule de profiter du tonnerre qu’on fait entendre, et de ces éclairs qui brillent peut-être un peu trop souvent sur la Scène Française. Quelques jours après la première représentation, dans le moment où j’étais le plus content de ma critique, où je m’applaudis-sois d’avantage de mes réflexions sur la nouvelle pièce, je me trouvai devant la Comédie Française ; c’étoit l’heure du spectacle ; j’y entrai. Quel fut mon étonnement, lorsqu’à la fin du cinquième acte je ne vis plus le jeune prince se donner la mort, lorsque j’apperçus ce pontife triomphant fuir devant le peuple en fureur, lorsque j’entendis le Grand-Prêtre rompre ces sermens qui font un crime de l’amour à la beauté gémissante ! Je restai tout honteux, et m’en allai en sachant très-mauvais gré à l’auteur d’avoir dissipé en un moment mes savantes observations, et encore plus de n’avoir pas fait usage de mon idée foudroyante. Je prie les jeunes auteurs qui enrichissent notre théâtre, lorsqu’ils feront jouer une pièce nouvelle, de vouloir me donner leur dernier mot, et de ne me plus compromettre avec mes souscripteurs. Ils doivent sentir de quelle importance il est pour le Spectateur de ne pas s’écrier sur la mort d’un jeune guerrier, brave, vertueux, et que deux jours après le public a le plaisir de voir rester vivant. Lettre. Ex tuis te’ convertam hortulis dedacamque Académiam perpauculis paulus (Cicer. De legib. lib. 1) Monsieur, J’approche de soixante ans ; j’ai le visage frais, quoiqu’un peu ridé, le front élevé et chauve, l’œil bleu, le sourcil encore noir ; mes cheveux que l’âge a blanchis ne m’ont pas quitté tous, et je les garde par respect pour l’ouvrage de la nature que j’ai craint de défigurer. Quoiqu’un peu babillard, je me mêle de réfléchir. J’ai passé les deux tiers de ma vie dans les cafés, et je me changerai volontiers, si vous l’agréez, d’être votre correspondant pour ce monde subalterne que vous dédaignez. J’ai cru devoir, avant tout, vous mettre au fait de ma figure. On écoute avec plus de plaisir quand on est en pays de connoissance. Le visage court et l’humeur taciturne du Spectateur Anglais m’amusent beaucoup, et je le lis avec plus de plaisir quand j’ai appris qu’il ne sait pas parler. Je suis fâché qu’étant résolu de vous taire sur votre manière d’être, vous n’ayez pas au moins eu recours au burin de Longueilet aux crayons d’Eisen. La figure d’un spectateur ne peut manquer d’être singulière. Mais, revenons aux cafés, à ces asyles que vous prétendez n’être habités que par des troupes de gens oisifs qui déraisonnent avec assuranceCe reproche tombe sur un des discours retranchés de cette édition.; vous ne craignez pas de les mettre au-dessous de ce monde brillant, où, suivant vous, les tableaux varient à chaque instant, où les ridicules se succèdent si rapidement. Il ne me sera pas difficile de vous prouver l’injustice de cette préférence. Oui, Monsieur, vous avez mal vu ; vous vous êtes laissé entraîner par un préjugé qu’ont accrédité ces femmes qui, sans cesse environnées de beaux esprits, rendent leur oracle dans un boudoir parfumé, et veulent paroître encourager les talens naissans. Comment est-il possible que cette scène vous offre des tableaux variés ? Tous ces visages factices qui composent vos cercles, se tiennent réciproquement dans une respectueuse contrainte. Vous n’osez parler sans avoir reçu le coup-d’œil d’approbation de celle qui préside l’assemblée. Vos sentimens doivent se plier à ses préjugés ; on ne vous permet qu’une philosophie d’étiquette. Le précepteur d’Emile, transplanté à l’une de ces tables voluptueuses et brillantes, hazarde quelques idées fortes : un mot le condamne silence : la morale de Zénon n’est pas faite pour la table d’un receveur des deniers publics. Cette politesse frivole et superficielle qu’affichent les merveilleux que vous vantez, voile les défauts sans les corriger, pallit les vices sans en diminuer la noirceur. C’est un vernis mordant qui altère les couleurs, confond les traits, ne laisse aux personnages qu’une ennuyeuse uniformité, et leur être cet air de fraîcheur et de vie qu’un génie créateur leur avoit donné. Caton sortit du théâtre lorsqu’il s’apperçut que sa présence et son austérié gênoient la gaîté licencieuse du peuple romain. Je ne puis me persuader, Monsieur, que votre figure ne soit souvent déplacée dans ce tourbillon voluptueux que vous examinez de préférence. Des vices odieux et bas, de petites jalousies, des intrigues mesquines, peuvent-ils développer votre physionomie ? On doit vous trouver souvent l’air rêveur et taciturne. Vous paroissez arriver d’un autre monde. Croyez-moi, faites-vous justice ; quittez avant que l’on vous quitte. Sortez des bosquets d’Epicure ; je veux vous conduire dans les jardins de l’Académie, au Portique, au Lycée. Si quelque nom plus digne de respect se présentoit à ma mémoire, je ne l’ometterois pas. Tous vos pas, Monsieur, vont être marqués par de nouveaux plaisirs. C’est ici que Rousseau couvoit et nourrissoit la flamme dont il se préparoit à foudroyer Lamothe ; c’est là que Gacon aiguisoit ses griffes, et se préparoit à déchirer ; c’est dans ce coin que méditoit Marivaux ; c’est sur ce tabouret que Fontenelle digéra pendant quatre-vingts ans. O monsieur le Spectateur ! n’avez-vous point été saisi d’un enthousiasme religieux, quand vos pieds ont touché le seuil de ce temple enfumé qu’habite encore le génie de ces grands hommes ?Le café de Procope. N’allez pas vous persuader que nos assemblées ayent dégénéré ; on y voit toujours régner la même chaleur. Si vous n’appercevez parmi nous aucun de ces élus que l’Immortalité introduit dans son sanctuaire, nous n’en sommes que plus heureux. Le front ceint de lauriers, comme les premiers Césars, ils affectoient, à leur exemple, une autorité despotique sur la république littéraire. Nous goûtons toutes les douceurs de la liberté, depuis qu’ils se sont condamnés à un exil volontaire. C’est dans nos assemblées que l’on pèse le mérite avec une exactitude scrupuleuse. Les cafés sont l’utile creuset où l’or se sépare du cuivre qui l’imite. Dans ces sociétés que je vous ai fait quitter, tous les jugemens sont dictés par une aveugle amitié, ou par une lâche complaisance : le flatteur le plus bas paroît toujours l’esprit le plus sublime. Ici l’on ne trouve bon que ce qui plait ; on distingue la fadeur du sentiment, le sublime de l’enflure ; on ne pardonne pas la dureté du rithme en faveur de la force prétendue des idées. Ici sont rédigés les arrêts que le parterre prononce ; ici sont réformés les jugemens de ce que j’entends nommer, je ne sais trop pourqoui, la bonne compagnie. Éclairés par une longue expérience, inaccessibles à l’adulation, nos sentences sont toujours munies du sceau de la vérité. Peut-être, monsieur le Spectateur, serez-vous un peu scandalisé des déclamations épisodiques, des criailleries, des invectives qui raniment de temps en temps nos discussions littéraires ; mais au moins vous avouerez que ces hors-d’œuvres ne sont que plaisans. Que pourroient-ils avoir d’avilissant ? Nous n’avons pour spectateurs que nos égaux, sujets aux mêmes infirmités et prompts à les pardonner. Ces combats non sanglans ne servent point à dilater la rate d’un riche vaporeux, et nos champions ne sont pas des coqs toujours prêts à combattre pour égayer la digestion du Trimaleion qui les nourrit. Oui, Monsieur, ces hommes, que vous prétendez avoir acquis le privilège de déraisonner assidument autour d’une table, con-servent plus de cette fierté généreuse, de cette noble audace qui assurent les succès des enfans du génie, que ces littérateurs rampans qui achètent un dîner splendide au prix de leur liberté. Je les ai tous examinés de près ; je les ai bien vus ; il n’en est pas un qui n’ait le col pelé comme le chien de la fable ; on démêle même dans leurs productions la trace de leur esclavage. Les vaudevilles parurent avec les pantins ; le genre larmoyant précéda les vapeurs ; l’anglomanie a produit nos drames. Choisissez celui qu’il vous plaira de nos auteurs les plus fêtés ; je m’oblige, d’après la lecture d’un de ses ouvrages, à déterminer le caractère de la connoisseuse qui le prône, le genre de son esprit, l’étendue de ses idées, le degré de sensibilité de ses nerfs ; j’irai jusqu’à vous nommer le fils d’Esculape qui veille au soutiens de sa frêle santé. Ce seroit peu pour nous de moissonner les lauriers littéraires : il est une autre espèce de gloire que nous essayons de mériter par des spéculations aussi graves qu’utiles. Prenez place à mes côtés, vénéreable Mentor, écoutez cet homme sage et pénétrant ; voyez avec quelle circonspection il règle le sort de deux puissantes nations. Non, ce n’est que dans cet asyle que se manifeste quelquefois le génie qui préside au salut des empires. Suivez-moi, Monsieur ; pénétrez sous mes auspices dans le sanctuaire de la philosophie ; écoutez nos adeptes analyser le systême de la nature, vous faire toucher au doigt les différens anneaux de la chaine des êtres. La place que l’homme doit y tenir sera bientôt déterminée ; il va cesser d’être un problème. La production de ses pensées n’est plus un mystère ; son cerveau s’ouvre ; son ame est prise sur le fait. Pourriez-vous refuser d’en croire l’éloquent dissertateur que vous voyez assis sur le tabouret sacré que Boindin occupa quarante ans ? Non, sans doute, il n’est point d’asyle plus digne du sage. Une liqueur active et bien-faisante réveille ses sens, fait fermenter ses idées sans altérer sa raison. Une communication libre, des entretiens dictés par la franchise, développement ses facultés. Si l’amour de la vérité produit quelquefois le choc des opinions opposées, semblable au frottement de deux cailloux, il fait jaillir des feux plus vifs et plus purs ; le flambeau de la vérité s’allume, et il répand la lumière au loin. C’est donc dans ces asyles fortunés que s’opère la réunion des différentes sectes inutilement tentée dans Athènes. O mes amis ! faites avec moi, sur l’autel de la vérité, une libation de cette liqueur pacifique qui nous réunit sous son étendard. Amans de la vertu, ici vous apprendrez à la connoître mieux que dans les jardins d’Epicure ; vous plierez vos sens à la tempérance, sœur de la vraie volupté. Entretien Avec un Mendiant. En traversant, il y a quelques jours, les boulevards, je rencontrai un homme, jeune encore, qui s’approcha de moi et me demanda l’aumône. Quoi ! lui dis-je en l’observant, à l’âge où vous êtes, ne pouvez-vous pas gagner votre vie ? Je la gagne bien, me répond-il. A quel métier ? lui répliquai-je, assez surpris de sa réponse. En m’exposant, répartit ce malheureux, au mépris et à la dureté des riches. Son ton assuré, son air moins ignoble que celui des mendians vulgaires, me déterminèrent à lier une sorte de conversation avec lui. Tu as donc, repris-je, en lui adressant la parole, une aversion bien grande pour le travail, puisque tu aimes mieux être un objet de mépris pour tes semblables, et souffrir l’indigence, que de devenir un honnête artisan ? Premièrement, monsieur, à l’égard du mépris que les hommes ont pour moi, je vous avoue que je le leur rends bien. La seule différence qu’il y a entr’eux et celui qui vous parle, c’est qu’ils me le font voir, et que moi j’ai l’honnêteté de leur cacher le mien. Pour l’indigence, il est vrai que j’en ai les apparences, mais j’ai à-peu-près tout ce qui m’est nécessaire. Comment peux-tu exciter la compassion, et obtenir quelques secours, n’ayant ni blessures ni maladies ? Si, pour rendre les hommes compatissans et généreux, il n’avoit fallu que leur paroître estropié ou infirme, je n’aurois pas été embarrassé de jouer mon rôle ; mais il y a tant de mauvais acteurs dans ce genre, que j’ai cru devoir enprendreun <sic> autre. Je vous avouerai même que j’ai commencé par celui-là. Ceux auxquels je m’offrois, détournoient la tête avec peine et sembloient me fuir ; ce qui ne faisoit pas mon compte. Plusieurs me disoient d’aller à l’hôpital ; mais leurs conseils ne me donnoient pas de pain. J’ai donc pris le parti de me porter tout aussi bien que la nature le vouloit. Etonné de la facilité avec laquelle ce misérable s’énonçoit, je lui demandai s’il avoit fait des études danss a <sic> jeunesse. Oui, Monsieur, m’a-t-il répondu ; j’ai appris beaucoup de choses assez inutiles : je pourrois me vanter d’avoir été toujours distingué parmi mes camarades de collège. Hélas ! que diroient-ils s’ils voyoient leur empereur mendier dans les rues ? Mes parens se félicitoient de s’être ruinés pour me faire apprendre le latin. Ils avoient arrangé dans leur têtes que je serois prêtre, puis curé ; et alors ils ne devoient plus manquer de rien. Une créature séduisante s’offrit à ma vue ; je l’aimai, et ce fatal amour fit évanouir toutes leurs espérences. Ils ne furent pas long-temps les témoins de mes égaremens ; la douleur les conduisit au tombeau et moi j’errai long-temps sur la terre . . . . Mais reprit-il, en s’interrompant, il seroit trop long de vous contrer toutes mes avantures. Je vous dirai en deux mots qu’il n’y a guère de métier que je n’aie fait ; et si je demande aujourd’hui l’aumône, c’est parce que j’ai compris que c’étoit encore l’état où il étoit le plus aisé de vivre heureux. Point d’impôts, point de créanciers, la plus grande liberté ; voilà les avantages attachés à la mendicité. Si je m’abaisse à demander, c’est parce que je le veux bien ; il ne tient qu’à moi d’être l’instant d’après l’égal de celui qui donne. Lorsque j’étois ouvrier, un maître brutal me commandoit. Sous l’habit de livrée, j’entendois les menaces d’un seigneur arrogant qui me payoit mal : tous les jours j’étois à la veille d’être chassé. Maintenant, pourvu que je rapporte à mon hôtesse de quoi payer mon gîte, je n’entends point d’injures. Lorsque je reviens sans argent, je lui dis d’un air un peu mécontent : ma chère dame, j’ai couru tout le jour en vain, pas un de mes débiteurs ne m’a donné de quoi vivre. Malheureux ! lui répliquai-je, tu regardes donc les hommes comme des débiteurs ? Oui, Monsieur, j’en ai dont je ne puis jamais tirer un sou et qui me renvoient brutalement : d’autres, plus honnêtes, m’assurent n’avoir pas de quoi me satisfaire, et me souhai-tent du bonheur ; mais j’en ai heureusement plusieurs qui me donnent des à-comptes de temps en temps. Ce qu’il y a d’agréable avec ces bons débiteurs-là, c’est que leurs dettes ne s’éteignent jamais. Il est vrai que pour en obtenir ce qu’ils me doivent, il faut que j’emploie la ruse. Un jour, je leur apparois sous la forme d’un père de famille que le défaut d’ouvrage chasse de son grenier pour aller chercher de quoi nourrir ses enfans. Le lendemain, je les poursuis sous le titre d’un marchand que des malheurs ont ruiné. Quelques fois je m’avise d’être un pauvre gentil-homme qui a mangé tout son bien au service. Avec les uns, j’ai une douleur muette ; avec d’autres, j’ai l’éloquence d’un misérable précepteur dont tous les élèves ont été des ingrats. Ainsi, suivant les apparences, tu seras toute ta vie un vil mendiant. Un vil mendiant ! répartit le drôle qui m’écoutoit ; comme vous avilissez l’état de tous les hommes ! Ignorez-vous que la terre n’est plus habitée que par des mendians, depuis que les vagabonds ne la parcourent plus ? Les rois, eux-mêmes, ne mendient-ils pas quelquefois des secours à leurs alliés ? Leurs palais ne sont-ils pas toujours remplis de superbes mendians qui demandent sans cesse ? Ne voit-on pas les militaires, les magistrats, que l’ambition tourmente, mendier tous les jours la protection des ministres ? Les abbés, vous le savez aussi bien que moi, sont d’éternels mendians. Il n’y a pas jusqu’aux jolies femmes qui n’aillent sans cesse quétant de nouveaux amans. Je ne parle pas seulement de ces beautés ambulantes qui voudroient à chaque pas rencontre les regards de l’opulence, mais de ces grandes et magnifiques dames, qui, sous le voile de la décence, savent assez adroitement faire valoir les présens de la nature, et qui mettent autant d’intelligence que de grace dans la distribution de leurs faveurs. Ne pourroit-on pas aussi compter au nombre de ces adroites quêteuses, celles qui mettent un impôt sur la folie des joueurs qu’elles rassemblent chez elles, et leur font acheter l’entrée d’une maison dont ils payent au moins la dépense ? Egayé par son idée, je lui dis : Mais si, par hazard, séparé de la société, j’en étois le spectateur, pourrois-tu me soutenir que je fasse un mendiant ? il me considéra un instant, puis s’écria : Ah ! monsieur le Spectateur, que de mendians vous voyez ! Hélas ! ce sont ceux qui demandent peu, qui sont méprisés : ils sont les seuls qu’on persécute. Pendant qu’on les poursuit comme des vagabonds, des fléaux de la société, on laisse tranquille ces audacieux intrigans, qui vous toujours demandant qu’ils n’ont pas méritées, des places qu’ils déshonorent, des graces qu’ils sont indignes d’obtenir. L’état, au lieu de faire la guerre aux insectes qui l’incommodent, devroit plutôt exterminer les animaux formidables qui la dévorent. J’admirai le jugement de ce malheureux, le plaignis, lui donnai quelqu’argent, et lui permis de me compter au nombre de ses débiteurs.