Citation: Jacques-Vincent Delacroix (Ed.): "VI. Discours.", in: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\006 (1795), pp. NaN-43, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4115 [last accessed: ].


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VI. Discours

Sur l’inconvénient des Manufactures et des Monastères.

Level 2► Mon ami, qui n’a pas encore confié ses jours à l’Océan, vient de m’écrire. Dans sa course rapide, tous les objets sont pour lui fugitifs. J’en attendois des observations philosophiques sur l’état actuel des provinces éloignées ; je croyois le voir lire dans le cœur de l’oisif citadin, dans celui du négociant infatigable ; j’espérois qu’il me décriroit le ridicule orgueil de l’opulence ; qu’il suivroit les effets du nouveau systême. Comme un voyageur vulgaire, il n’a remar-[38]qué que les routes, que les places publiques ; il n’a été frappé que par quelques chef-d’œuvres d’architecture ; ses regards ne se sont arrêtés avec complaisance que sur les [] qui décorent les temples, que sur la forme et l’étendue des salles de spectacles.

Comment, pendant son séjour à Lyon, n’est-il pas descendu dans ces habitations souterraines, d’où le mercenaire, après avoir fabriqué tout le jour les étoffes les plus brillantes, sort à demi-vêtu ? Il auroit frémi en voyant l’or briller dans les mains de l’indigence, et répandre son éclat sur le visage pâle et livide de la misère. S’il avoit jetté les yeux sur ces malheureux artisans, qui, pour la plupart, ont une taille basse et difforme, auxquels une vie sédentaire donne un air de faiblesse et de langueur, son cœur attristé auroit gémi sur les cruels effets du luxe, qui assujettit à la peine et aux infirmités la misère industrieuse qui le pare à nos yeux : il auroit compris que ce nombre immense d’ouvriers affoiblis, exténués, rend les campagnes désertes, dégrade et appauvris l’espèce humaine, en donnant l’existence à des êtres aussi foibles et aussi mal conformés [39] qu’eux ; il auroit vu que les manufactures enlèvent à l’état plus d’hommes que le commerce ne lui rend d’argent.

Le corps des artisans ne doit être que la surabondance des campagnes, parce que c’est dans leur sein qu’est la vraie richesse ; et malheureusement on n’a encore mis en usage que les moyens de les dépeupler. Nous voyons dans nos villes plus d’ouvriers inutiles, que l’on ne rencontre au village de cultivateurs. Aussi, combien de terres n’ont jamais senti le tranchant de la charrue, et qui ne produisent que des ronces, parce que l’homme a dédaigné de les cultiver ! Combien de côteaux bien exposés auroient un jour donné au vigneron le fruit de ses peines, s’il eût planté le cep qui l’enrichit ! Mais l’activité et l’industrie ne fermentent que dans le sein de l’abondance ; l’indigence engourdit les hommes, et la misère les rend plus misérables encore.

Mon ami, qui a quitté Lyon pour aller à Grenoble où son cœur l’appeloit, a visité cette chartreuse si célèbre où des pieux célibataires passent, dans le silence et la retraite, le peu de jours que la nature a donnés à l’homme.

[40] Metatextuality► Ce seroit peut-être ici le lieu d’examiner si le premier des devoirs de l’homme civilisé n’est pas de vivre avec ses semblables, d’alléger leurs peines, de leur donner l’exemple de la sagesse, de la générosité ; mais toutes ces réflexions ne ramèneroient pas à la raison la troupe malheureuse qui s’en est éloignée. ◀Metatextuality

Lettre

D’une Mère qui a perdu sa Fille.

Level 3► Letter/Letter to the editor► Je vous écris, Monsieur, je ne sais pas pourquoi ; votre ouvrage est sur ma table, et dans l’accablement de ma douleur, je voudrois pouvoir dire à toute la nature que je suis la plus malheureuse des mères . . . . Mais, puisque je n’ai plus d’enfant, je ne suis plus mère . . . . Hélas ! hier je l’étois encore, et aujourd’hui je ne suis rien . . . J’avois une fille, elle étoit la joie, le bonheur de mes jours, et le ciel vient de me la ravir ; il ne m’en a laissé que le souvenir. [41] Aimable enfant, tu ne viendras plus à mon lever appuyer tes lèvres sur la bouche de ta mère ; non, je ne verrai plus ma fille ; ses bras ne me presseront plus, et mes regards ne s’arrêteront plus sur elle avec douceur. Pouvez-vous concevoir, Monsieur, le vuide immense où se trouve une mère qui a perdu son unique enfant, le charme de sa vie ? . . . Eh ! qui connoîtra ma douleur, s’il n’a mon cœur, s’il n’a pas vu ma fille ? Trop cher enfant, la nature ne t’avoit rien refusé ; ta beauté étoit le moindre de ses dons ; elle a brisé son plus bel ouvrage. O ma fille, ma fille ! étoit-ce à moi à pleurer ta mort ? Jeune enfant, tu as déjà perdu la vie ; tu ne la connoissois pas encore. . . . Tu étois faite pour être si heureuse ! l’amant que tu avois choisi étoit si digne de ta main ! L’infortuné ! il est allé cacher sa douleur et ses larmes : elles cesseront un jour de couler, et les miennes ne s’épuiseront qu’avec ma vie : il retrouvera une amante ; mais moi, puis-je espérer de retrouver ma fille ?

O mères ! qui avez perdu une fille unique, que vous êtes à plaindre ! Mais si celle que vous pleurez ressembloit à mon enfant ; si elle étoit douce, belle, caressante ; si ses [42] talens charmoient votre solitude ; si, près d’elle, l’ennui n’approchoit jamais de vous ; si vous avez vu ses derniers regards vous fixer, si ses mains foibles se sont soulevées pour vous embrasser ; si son dernier soupir . . . Ah ! ma fille ! . . . Hélas ! mère insensée, tu n’en as plus. . . . Voilà l’affreuse pensée qui me déchire. Amis foibles et importuns, qui m’offrez des consolations, vous flattez-vous d’arracher de mon cœur le souvenir de mon enfant ? Croyez-vous que je puisse oublier que j’étois sa mère, son amie, qu’elle étoit la mienne ? Hélas ! vous me parlez en vain, je ne vous entends pas ; vous me répétez que mon malheur est sans remède : ah ! cruels, je ne le sais que trop. Oui, il faut renoncer à tout espoir ; il ne me reste plus qu’à gémir. Tous les jours je me leverai et jamais mon enfant ne viendra au-devant de moi ; le soir je m’endormirai dans le sein de la douleur. Ah ! puissé-je ne plus reposer que près de ma fille ! Puisque je l’ai perdue, à quoi me sert-il de vivre ? . . . Etre puissant, qui dans ta colère m’as ravi tout ce que je chérissois, abaisses tes regards sur la plus malheureuse des mères ; ayes pitié de sa douleur ; écoutes son ardente prière. Tu lui [43] as enlevé son enfant, elle ne te le redemande pas ; elle te conjure seulement de ne la pas laisser long-temps gémir sur la terre ; de refermer sur elle la tombe de sa fille. ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3 ◀Level 2 ◀Level 1