Le Spectateur français avant la révolution: Discours preliminaire

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Niveau 1

Discours préliminaire.

Niveau 2

On ne doit pas s’attendre à trouver dans ce Volume des idées relatives à la révolution. C’est le tableau d’une génération passée que j’offre à une génération nouvelle. Il y a bien quelques traits de ressemblance, un certain air de famille entre l’une et l’autre ; mais il faut les chercher, les étudier avant de les saisir. La première a plus de physionomie, plus de finesse, plus de grace, plus d’enjoument ; l’autre, plus de caractère, plus de gravité, plus d’à-plomb ; elle semble occupée de plus fortes pensées. L’artiste qui a peint l’une ne seroit peut-être pas en état de crayonner l’autre. Il faut pour celle-ci une bien autre vigueur dans le pinceau, un ton bien différent de couleurs ; et si par hazard ce grand maître, ce hardi compositeur se trouvoit, seroit-il assuré de jouir du succès de son travail ? Une légère et imparfaite esquisse a failli coûter la vie à son auteur, qu’arriveroit-il donc à celui qui oseroit achever le tableau ? Il est passé le temps où un forfait isolé n’étoit pas à l’instant effacé par une combinaison d’atrocités ; où les ames frémissoient encore plusieurs mois du recit d’un grand crime ; où le nom du coupable retentissoit avec horreur dans la demeure du riche et dans l’asyle du pauvre ; où la mort d’un innocent affligeoit tous les cercles ; où un seul abus de pouvoir soulevoit tous les esprits. Ce fut dans ce siècle (car il semble qu’il s’en soit déjà écouté plus d’un) que je composai l’ouvrage qu’on va lire. J’espère qu’on voudra n’être pas plus sévère, à son égard, que ne le furent les hommes de lettres distingués qui applaudirent aux efforts d’un jeune écrivain qui tenta de donner un Spectateur à son pays, et saisit le moyen de produire d'utiles réformes, sans trop effaroucher les puissances, qui permettoient qu’on laissât entrevoir la vérité, pourvu qu’elle passat comme un jour doux, qui éclaire sans blesser la vue.

Autoportrait

Des occupations plus sérieuses me forcèrent de l’interrompre au moment où il commençoit à obtenir quelque célébrité. En 1777, j’en donnai une seconde édition, sous le titre de Peinture des mœurs du siècle ; et, quoique j’y eusse conservé des discours et des lettres, devenus déjà surannés par le mouvement rapide de nos modes et de nos habitudes, on lui trouva encore assez de fraîcheur et de piquant pour l’accueillir avec indulgence. Cette édition étoit épuisée, et on se souvenoit à peine de l’ouvrage et de l’auteur, lorsque ce malheureux titre de Spectateur français revint à mon esprit, et m’amena l’idée funeste de reprendre la plume pour décrire, ce qui étoit bon à observer, mais trop dangereux à tracer. Les mots de liberté de la presse furent pour moi les chants trompeurs de la syrène ; ils m’attirèrent, et peu s’en est fallu que je ne fusse dévoré. . . . . . . Je ne les oublierai de ma vie, ces jours d’horreur, où toutes les haines, toutes les calomnies, toutes les vengeances se déchaînèrent contre moi et empoisonnèrent les intentions les plus pures, les avis les plus salutaires, les idées les plus conformes aux principes du droit naturel. Il sembloit qu’on dût perdre de vue la chose publique pour ne s’occuper que d’un individu, tout étonné d’être devenu un sujet si important. De toutes parts, il s’entendoit dénoncé comme un ennemi public qu’il falloit se hâter de replonger dans le néant. Quel étoit cependant son crime ? Il avoit annoncé nos sollicitudes, nos privations, et tâché d’en adoucir les effets, d’en prévenir les conséquences orageuses. Des sections égarées prodiguoient les épithètes les plus monstrueuses à celui qui s’étoit occupé d’assurer du pain à la capitale ; les départemens éloignés accabloient de leurs provocations homicides un ami de l’ordre, qui avoit voulu les garantir de l’anarchie de la guerre civile. Celui-là étoit le destructeur de la liberté, qui n’invoquoit que sa réalité, et avoit combattu son hideux fantôme. Cependant, on étoit si pressé de voir couler mon sang, qu’on souffroit de l’absence d’un tribunal expéditif. On brisa bien vîte les formes attachées à celui du département de Paris, plus lent dans ses jugemens, plus rassurant par le nombre de ses suffrages, afin de rendre ma condamnation plus certaine, et d’accélérer ma destruction. Indigné de l’injustice qui me poursuivoit, j’avois déja fait à l’ignorance et à la cruauté le sacrifice de ma vie. Ce fut moins pour la défendre, que pour préserver ma patrie de la honte d’un nouvel assassinat, que je demandai d’être jugé par des hommes qui du moins auroient lu l’ouvrage sur lequel on leur enjoignoit de me condamner. Ma pétition, qui étoit comme le dernier cri de l’innocence, retentit à l’ame de quelques législateurs ; un homme de lettre, l’honnête Mercier, qui prédit le premier notre révolution, et ne se trompa que d’époque en la reculant à l’an 2440, appuya ma juste réclamation, suspendit le glaive déjà prêt à me frapper ; la justice, ébranlée par la terreur, parut se remettre et se rasseoir sur sa base ; l’intérêt public, concentré dans le silence de l’effroi, se ranima en faveur d’une victime dont on n’avoit pas encore osé prendre la défense ; des orateurs, aussi courageux qu’éloquens, se firent successivement entendre ; et, après avoir rechauffé l’opinion glacée par la crainte, ils me couvrirent du bouclier de la loi. Pelet, digne représentant du peuple, et toi, Lecointre, dont je dois oublier les erreurs et plaindre la destinée, que ne puis-je vous offrir un juste tribut de reconnoissance ! Combien vous, que je ne connoissois pas même de vue, vous avez contrasté avec l’un de vos collègues, qui a oublié mes secours et mes bienfaits ! Il ne tint pas à vous que ce décret qui me traduisoit à un tribunal redoutable, même pour l’innocence, ne fut rapporté. Si vos efforts furent vains, votre suffrage me resta, et il fit éclore tant d’aveux importans, que, de ce jour, je ne vis plus, dans l’approche de mon jugement, que le terme de ma captivité. On l’a dit il y a long-temps ; l’homme est un animal plaintif. Il aime à exagérer ses peines ; il glisse sur ses jouissances, et s’appuie sur ses douleurs. Il semble qu’il ait besoin d’intéresser les autres à son sort, et qu’il sente qu’il les attachera plus à lui par le récit de ses afflictions que par l’image de ses plaisirs. Eh bien ! je l’avouerai avec franchise, j’ai peut-être éprouvé pendant ma captivité moins de chagrins que d’affections douces. De tous ceux que le malheur rapprochoit de moi, pas un n’avoit une accusation aussi grave que celle qui pesoit sur ma tête ; et c’étoit toujours à moi qu’ils recouroient pour chercher des conseils et l’assistance d’une plume plus exercée que la leur. Il falloit que j’oubliasse mes persécutions pour exprimer celles dont ils se plaignoient ; que j’excitasse en leur faveur la sensibilité et la justice qu’on me refusoit Le soir, ils me recompensoient de l’attention que j’avois donnée à leurs plaintes, et de mes efforts pour les ramener dans leurs foyers, en adoucissant leurs voix, afin de dissimuler à mon oreille ces pétitions homicides, dont des sociétés polaires fatiguoient l’assemblée nationale, contre ce prétendu royaliste, contre cet infame écrivain, qui n’avoit cependant prêché que le respect à la volonté bien constatée du peuple, et la soumission aux décrets de ses représentans. Ce qu’il y avoit de bizarre dans ma destinée, c’est que ma maison de détention se remplissoit journellement de patriotes exaltés, de comités révolutionnaires, des jurés de ce tribunal odieux que le Spectateur français avoit peint sous des traits trop ressemblans. Le journaliste Babœuf étoit étonné de respirer le même air que moi. Un jour que je lui demandai où en étoit son affaire, il me répondit, d’un ton très-confiant, qu’il n’avoit pas d’affaire. Je vous demande pardon, lui repliquai-je, je ne croyois pas que vous fussiez ici pour votre plaisir. Un certain comité qui, sous prétexte d’aller féliciter la convention du décret lancé contre le Spectateur, avoit exposé des principes très-sanguinaires, fut bien surpris de voir ce grand coupable, diner assez paisiblement avec un noble Vénétien et un ci-devant gentilhomme de Bretagne, qui partageoient ma chambre, et chamoient leur ennui par les superfluités d’une bonne table. Lorsqu’on annonça au célèbre Leroi, qui avoit cru devoir voiler son nom sous celui de Dix-Août, qu’on venoit de placer son lit et ses effets dans la chambre de Delacroix, il déclara qu’il préféroit de coucher sur la paille au malaise plutôt que de reposer près d’un homme si criminel. Il eût, avant de subir la peine due à ses atrocités, la douleur d’apprendre que le Spectateur avoit été acquitté par des jurés dont les principes étoient, à la vérité, bien différens de ceux de ces monstres qui ont trop long-temps souillé le temple de la justice. Je ne dois pas le dissimuler, je n’ai pas été, dans tous les momens, soutenu par cette fermeté stoïque, qui voit venir avec sang-froid l’appareil du supplice, et offre avec fierté sa tête à la perversité humaine. Le jour où je lus le décret qui m’envoyoit, sur la motion d’un seul membre de la convention, devant le tribunal du département de Paris, pour y être jugé comme un assassin, je vis si clairement l’intention d’étouffer dans mon sang la chimère du royalisme, que je fus tenté de me dérober, non pas à la honte, mais aux apprêts du supplice. Jusqu’au moment où j’appris l’heureux effet de ma pétition, mon imagination ne flottoit qu’entre les moyens de sortir paisiblement de la vie. Une seule idée pénible se mêloit à mes recherches, c’étoit de frustrer tout-à-coup de leurs espérances, le zèle d’une épouse trop confiante, et celui de l’amitié qui se ranimoit par mon danger. Les heures qui s’écoulèrent entre la connoissance que j’eues de ces deux décrets, si rapides et si opposés, dont l’un me livroit à des organes passifs d’un système politique, et l’autre me soumettoit à des juges qui seroient éclaires, me parurent autant de coups multipliés de le mort. Si j’en excepte ces heures-là, toutes celles de ma capitivité me trouvèrent l’esprit dégagé de terreur et d’ennui. Quelquefois un sentiment de fierté connoblissoit à mes yeux ma captivité ; je me trouvois si supérieur à ces hommes qui ont montré tant de lâcheté dans la persécution, et voudroient revenir à l’orgueil, après avoir si souvent sacrifié l’honneur à la crainte de la mort ! Combien je me sus gré de n’avoir pas désespéré de ma vie, lorsque des magistrats, qui exprimoient par leurs gestes, par l’accent de leurs voix, de la sensibilité, du respect pour le malheur, daignerent venir jusque dans ma chambre, me communiquer l’acte d’accusation rédigé contre le Spectateur, et recevoir mes réponses ! Une modération équitable adoucit le ministère de l’accusateur public. Sa voiture, qui me conduisit quelques jours après au tribunal, me parut un char qui me menoit au triomphe ; l’uniforme de mes gardiens me rassuroit plus qu’il ne m’effrayoit. Lorsque je fus appelé, je crus aller me placer dans une enceinte remplie d’amis, de protecteurs. Les interpellations qui me furent faites, me semblèrent autant d’issues qu’on donnoit à mon innocence ; je crus reconnoître dans le discours de l’accusateur public, un adversaire généreux, qui se proposoit moins de m’abattre, que de me fournir l’occasion de me relever avec dignité. Quelle justesse, quel ordre, quelle impartialité le citoyen qui présidoit le tribunal ne fit-il pas paroître dans le résumé de tous les motifs qu’avoit fait valoir en ma faveur Tronson-Ducoudray, qui, dans son éloquent plaidoyer, se montra encore plus l’ami de son ancien collégue, que son défenseur ! En parlant après lui, je ne fis point à son discours l’injure de le regarder comme insuffisant, je ne me proposai que de donner à ma justification le dernier dégré de précision qui fixe les idées des juges et de l’auditoire. Je n’ai point oublié la démarche, aussi délicate qu’attentive, des jurés, qui, après m’avoir acquitté d’une voix unanime, vinrent m’exprimer la satisfaction que l’équité éprouve à la vue de l’innocence dont elle a brisé les fers et qu’elle a rendu à toute sa pureté. Mais, ce qui mit le comble à mon triomphe, à ma joie, et devroit effacer de mon esprit jusqu’au souvenir de mes amertumes, ce fut le desir très-prononcé d’une foule immense de citoyens, qui ne me laissèrent que l’alternative d’aller m’offrir à leurs témoignages d’estime, ou de me sentir bientôt environné, assailli de leurs transports. Je l’avoue, cette longue file de républicains, de tous sexes, de tous âges, que je traversai, tandis qu’elle faisoit retenir à mes oreilles les noms les plus doux, des épithètes trop flatteuses, fut pour moi un contraste bien délicieux avec les invectives, les menaces, les provocations dont la calomnie avoit fatigué si long-temps ma sensibilité. Rentré dans mes foyers, délivré de toutes craintes, mon ame est encore étonnée du coup qui lui a été portée. J’ai peine à retenir mon imagination, toujours prête à retomber dans ce gouffre que la perfidie avoit creusé sous mes pas ; je suis libre, et ma pensée est souvent errante dans cette prison, où j’ai languis deux mois, flottant entre l’échafaud et le plus précieux don de la nature. Il me semble encore entendre lire ces feuilles, où des sociétés populaires, semblables à des meutes altérées de sang, s’élançoient sur moi, s’irritoient qu’on tardât tant à leur livrer une proie que sollicitoit leur faim cruelle et dévorante. Je m’efforce souvent en vain d’écarter de mon esprit cette idée sombre : « C’est pour avoir voulu préserver ma patrie des maux qui l’affligent, que j’ai été troublé au milieu de la nuit par une cohorte qui assiégeoit ma demeure. J’ai été dénoncé à toute la France, comme un ennemi public, pour avoir voulu garantir le peuple de la famine ; comme un agent de la tyrannie, pour avoir essayé de purifier la liberté ; comme un contre-révolutionnaire, parce que j’ai indiqué le moyen de diriger la révolution suivant de vœu national et dans la voie de la justice : voilà le délit pour lequel j’ai été traduit sous les dehors d’un accusé. C’est parce que j’ai défendu la cause du peuple, et voulu préserver ses représentans des retours de la vengeance, que la mort a été appelée sur ma tête. . . . Ah ! si m’enveloppant d’un cruel égoïsme, j’avois contemplé froidement les suites d’une guerre, glorieuse sans doute, mais qui enlève à la république des générations entières, je n’aurois pas été arraché de mon domicile par un décret foudroyant, menacé par un autre plus terrible encore ; mon sang n’eût pas été altéré par l’indignation d’une injustice prolongée ; ma vue ne se seroit pas affoiblie par l’effet d’une contraction violente et des veilles laborieuses. »

Metatextualité

Mais, qu’importe à mes concitoyens ces retours de ma pensée sur des dangers qui n’existent plus ; ils ont bien assez de leurs peines, des privations que je leur ai trop vainement annoncées, sans s’occuper encore de celles dont le souvenir ne contriste que moi.
Si mon ame étoit accessible à la vengeance, je jouirois, sans doute, dans ce moment, des revers qu’ont essuyé mes dénonciateurs ; ces ennemis amoncelés, qui sembloient dominer la convention, et former sur elle un nuage menaçant d’où partoit la sédition et la mort. Je suis libre, et ils sont dans les fers ; je suis justifié, et ils sont accusés ; le peuple, qu’ils avoient tourné contre moi, s’est déclaré contr’eux. Plusieurs de ces tyrans détrônés ont passés sous mes regards, escortés comme des criminels, garotés dans des chariots qui les déroboient, par une course précipitée, à l’indignation qui les poursuivoit. Les misérables ! ils ne m’ont point dénaturé ; je les abandonne froidement à leurs remords, ou plutôt à leur rage. On ne me verra point me mêler dans la foule qui les accompagnera au supplice ; ma bouche ne proférera point d’injures pour étouffer leur dernier soupir. Ces lâches présomptueux, qui feignoient de s’indigner de mes hypothèses, de mes chimériques suppositions, ils voudroient bien les voir se réaliser pour eux, et pouvoir aborder avec sécurité cette terre de liberté où je leur offrois un asyle honorable ! Mais je ne veux plus penser à la cause de mes regrets et de mes tourmes.

Metatextualité

Je ne m’étois proposé, en composant ce discours, que d’annoncer à mes lecteurs, que ce volume est absolument étranger aux événemens actuels ; que tout ce qu’il renferme a été publié sous l’existence de la monarchie. Ceux qui le parcoureront me rendront peut-être la justice de sentir que, dès ma jeunesse, j’ai tâché de consacrer utilement le peu de talent que j’avois reçu de la nature ; que si je paroissois m’égarer dans quelques frivolités, c’étoit pour revenir avec plus de sécurité à des vérités importantes ; que, pour échapper au ciseau de la censure, je voltigeois rapidement sur les sujets les plus graves ; que je jouois souvent le rôle de ceux à qui l’on pardonne de tout dire, parce qu’ils paroissent plutôt parler par saililes <sic> qu’avec le sentiment de la réflexion ; enfin, qu’il y auroit de l’injustice à exiger que le Spectateur français, dont les feuilles passoient sous les yeux d’un censeur sévère, eut toute la liberté, toute l’indépendance, toute l’énergie du Spectateur anglais ; que les deux nations étant si différentes et même si opposées, c’eut été pécher contre les règles de l’art que d’emprunter les mêmes couleurs pour les peindre ; que ce qui constituoit peut-être le mérite de mon ouvrage, c’étoit qu’il différât, par le ton et par le style, de celui auquel on auroit le tort de vouloir le comparer. Si l’on me reprochoit de n’avoir pas été assez sévère dans cette troisième édition ; d’y avoir conservé des contes indignes d’occuper de graves républicains, des lettres peu attachantes par leur objet, je répondrai que, si je n’avois consulté que mon goût et ma pensée – j’aurois laissé tomber le tout dans l’ou,bli <sic> ; que je n’ai cédé qu’avec répugnance au desir de quelques lecteurs, qui recherchoient ce premier Spectateur dont j’ai parlé dans celui qui, sous le régime de la liberté, m’a coûté la mienne, et m’a exposé à aller, plutôt que je ne le voulois, observer ce qui se passe dans un autre monde. Pour me réconcilier avec d’austères concitoyens, qui voudroient donner au séjour d’Athènes l’aspect lugubre et silencieux de Lacédémone, et dont les regards sont blessés de la rencontre des muses et des graces, j’avois le projet d’ajouter à ce volume un extrait de mes Observations sur la société, et sur les moyens de ramener l’ordre et la sécurité dans son sein ; mais, quoique cet ouvrage ait, en 1787, été jugé par l’académie française, le plus utile de ceux qui parurent dans le cours de l’année, je me suis convaincu, en le relisant, qu’il avoit subi le sort de tant d’autres productions, qui ne peuvent plus s’adapter à notre législation, parce qu’elles sont trop discordantes avec nos principes modernes. Elles ont, en peu d’années, acquis un air de vétusté qui les rend plus ridicules que vénérables ; ce qu’elles ont de mieux à faire, pour leur honneur, c’est de ne plus s’exposer au grand jour, tant que celles qui ont en leur faveur la grace et la fraîcheur de la nouveauté n’auront pas passé de mode ; et, en effet, que seroit, aux yeux des républicains, un code de loix qui avoit pour base cette diversité de rangs, de privilèges, d’emplois, d’affections, de préjugés effacés avec la monarchie ? Plus j’avance dans la révolution, plus je sens qu’il faut avoir une ame neuve, et un jugement dégagé de toutes idées anciennes, pour y jetter quelqu’éclat et se mettre sans effort au ton du jour. En continuant de tenir la plume, l’écrivain qui s’est autrefois exercé sur la politique, ou la morale, court le risque d’avoir à rougir de ce qu’il a pensé et écrit, ou de tomber en contradiction avec les opinions qu’il a pupubliées<sic>. Jusqu’à présent, j’ai tâché d’éviter ce malheur. J’ai marché avec l’esprit public, sans me laisser entraîner par lui. Si je me suis quelquefois trompé, avec la multitude ; s’il m’est arrivé de trop présumer des lumières de mon siècle, j’ai eu la bonne foi d’en faire l’aveu. J’ai mieux aimé m’arrêter, pour réfléchir, que de m’enfoncer trop avant dans les sentiers de l’erreur.
Le plus grand reproche que j’aie à me faire, c’est de n’être pas resté un spectateur muet au milieu des orages de notre révolution, de n’avoir pas attendu avec patience que le règne des méchans fut passé. J’ai voulu accélérer leur chûte, et je me suis exposé à perdre la seule jouissance qui reste à goûter à l’homme de bien. Insensé ! je me frustrois, par mon imprudence, du plaisir de voir des agitateurs, aussi insolens que criminels, expulsés par l’indignation et le mépris public, du sein de la représentation nationale, qu’ils ont trop long-temps avilie. J’ai couru le risque, par un zèle téméraire, de mourir avant d’avoir la certitude que le sol de la république étoit enfin purifié de ces monstres étonnans de férocité, qui sembloient couloir faire regretter la plus sanglante tyrannie ; mes yeux se seroient fermés sans avoir lu le jugement qui a vengé l’innocence, la beauté, les talens, et conduit à l’échaufaud ces vils instrumens de mort, qui ont fini par marcher sur les traves des innombrables victimes immolées journellement à la rage d’une autorité en délire. J’en demande pardon à l’humanité, mes vœux ne seront accomplis que lorsque j’aurai vu disparoître tous ceux qui ont flétri la révolution par des forfaits, et rentrer dans le néant ces vampires sortis du sein des troubles et du chaos de l’anarchie, pour s’attacher à l’espèce humaine et pomper l’existence du peuple abusé. Endurons, puisqu’il le faut, les privations ; endurons jusqu’à la famine, pour nous soustraire à leur voracité ; réservons le peu de force qui nous reste contre la terreur et le crime qui spéculent encore sur notre foiblesse, et n’ont point encore désespéré de nous ramener sous leur odieux empire. . . . Mais, ai-je donc déjà oublié le serment que je me suis fait ? N’ai-je pas juré de m’interdire toute réflexion et jusqu’à la pensée sur notre révolution ? J’allois encore me laisser entraîner par l’amour de ma patrie. Ah ! quelle <sic> soit heureuse, quelle <sic> atteigne le gouvernement qui lui assurera pour jamais cette égalité, cette liberté dont elle est, avec raison, si jalouse, je concourrai de toutes mes facultés au succès de ses espérances ! Chaque citoyen, m’objectera-t-on, doit payer à la république le tribut de ses lumières ; il est beau de révéler sa pensée, de dire la vérité, même au péril de sa vie. Ce sont ces maximes pompeuses qui m’ont conduit sur les bords de l’abîme ; après avoir soulevé contre moi des fureurs meurtrières, elle m’exposent encore journellement aux traits de ces hommes pervers, qui changent de masques à toutes les époques de notre révolution ; qui sont organisés pour la calomnie ; qui, après avoir voulu être de toutes les sociétés, de toutes les assemblées, de toutes les autorités, s’étonnent d’être restés si peu de chose, et luttent avec envie contre leur nullité. Ils trahissent leur secret attachement à une secte, que j’ai combattue lorsqu’elle étoit encore trop puissante, en cherchant à dépriser un ouvrage, qui avoit au moins le mérite de la franchise, et a ouvert l’arêne à une discussion plus prononcée. D’autres, qui ont toujours pris leurs espérances ou leurs desirs pour des réalités, ne me pardonnent pas d’avoir usé de ménagemens pour adoucir leurs malheurs et faire prévaloir les principes de justice ; il auroit fallu courir à l’échafaud pour leur épargner quelques contradictions ; se montrer audacieux, téméraire, pour une cause qu’il <sic> ne savent pas même défendre avec la fermeté de la raison. L’expérience ne les éclairera jamais. Ils confondront toujours les amis de l’ordre avec leurs persécuteurs ; ils ne cesseront de croire qu’on peut revenir en un instant au point d’où l’on a été précipitée par sa faute ; et qu’on peut remonter un courant impétueux, sans manœuvrer avec l’art d’un prudent nautonier. Au surplus, je ne peux pas trop le répéter, comme je n’ai appartenu à aucune caste privilégiée ; comme je n’ai été lié à aucune secte, ni épousé aucun parti, je n’ai pas entendu défendre ni protéger aucune classe particulière. J’ai eu pour objet de produire le bien général, de préparer le rétour de l’ordre, des mœurs et de la justice. J’aurois pu dire plus de choses, m’avancer plus avant dans le chemin de la vérité ; mais, tel qui n’auroit pas osé me suivre, me précède aujourd’hui : j’ai éclairé la route, c’est aux autres à toucher le but. En révolution, un écrivain doit sacrifier une partie de sa pensée pour manifester l’autre utilement. Qu’on consulte les plus sages de nos représentans, tous auront la bonne foi d’avouer qu’ils n’auroient pas osé proposer à la tribune, il y a un mois, les décrets qui sont dans ce moment accueillis avec transport. Pourquoi donc exigeroit-on d’un citoyen, sans mission, sans inviolabilité, plus de courage et d’abandon que n’en montrèrent autrefois ceux qui sont investis d’une si grande puissance ? Oui, je le déclare avec le sentiment d’une conscience pure, il n’est pas un homme probe qui, après avoir lu mon Spectateur, n’ait dit : voilà l’ouvrage d’un bon citoyen, d’un véritable ami de l’humanité ; il a desiré que le bien s’opérât sans secousse, sans danger, sans effusion de sang ; que la volonté du peuple se fit jour à travers l’intrigue, l’oppression, et vint éclairer nos législateurs ; il a risqué de déplaire à tous les partis, de heurter toutes les passions pour faire triompher le vœu national. Ce n’est, ni un démagogue ; c’est un sincère patriote, qui sait qu’il n’existe point de patrie sans gouvernement ; et qui, au lieu de pleurer solitaire sur les ruines de Carthage, a appelé les bons ouvriers, les a excité à reconstruire l’édifice du bonheur public. Qu’on juge, d’après cette opinion qui m’élève et me soutient, si je dois être bien affecté de ces vaines critiques que des républicains de circonstance se permettent contre moi. Le temps qu’ils perdent à calomnier mon ouvrage, qu’ils l’emploient à en faire un meilleur, je ne serai pas le dernier à les applaudir. Si j’ai excité contre moi, sans le vouloir, le ressentiment des amis de Chamfort, de Condorcet, de Danton, il me semble que j’ai assez bien justifié mon opinion sur les deux premiers, par ma lettre insérée dans le Journal de Paris et dans les Annales patriotiques, le 22 ventôse dernier, an 3e. Je doute que la réponse du citoyen Rœderer, n’ait pas plus confirmé que détruit ce que j’ai dit d’un homme de lettres, victime de ses emportemens révolutionnaires. A l’égard de Condorcet, on m’a objecté qu’il signoit, sans les lire, ses articles perfides qui déshonoroient la Chronique ; on pourroit dire la même chose des lettres écrites par Danton à Dubois-de-Crancé, pour ensevelir les habitans de Lyon sous les cendres de leur malheureuse cité, et de celles envoyées, sous son cachet de ministre de la justice, aux départemens, pour y renouveller les massacres du 2 septembre. . . . . . Que d’hommes irréprochables ont été immolés pendant le cours de la révolution, et qui n’ont pas trouvé de défenseurs ! Que de coupables n’ont fait qu’expier leurs imprudences, ou leurs crimes, et dont la tombe a été semée de fleurs ! Le temps fera peut-être un jour justice et des uns et des autres. Je n’ai qu’un mot à répondre à tous ceux qui, après avoir lu mon dernier Spectateur, en ont trouvé les idées trop mesurées : « Marat, l’odieux Marat reposoit encore dans toute sa pompe au Panthéon, lorsque cet ouvrage a paru, et blessé les yeux des adorateurs du crime. . . . » Le Spectateur