La Spectatrice. Ouvrage traduit de l'anglois: Livre douzieme.

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Nivel 1

Livre Douzieme.

Nivel 2

Nous avons déjà parlé dans un de nos discours précédens, contre l’amour immoderé du jeu, qui s’est établi parmi nous depuis quelques années ; mais comme le mal au lieu de diminuer, fait tous les jours de nouveaux progrès, nous pensons que la lettre suivante, qui peint de la manière la plus vive la folie & l’extravagance de cette passion, est très propre à couvrir de confusion ceux qui s’y abbandonnent. A la Spectatrice.

Nivel 3

Carta/Carta al director

Madame, « Si je n’avois d’autre motif en vous écrivant, que de vous faire les remercimens qui vous sont dûs de la part de tout votre sexe, pour vos généreux efforts afin de nous rendre véritablement aimables, je ne pourrois pas résister au désir de vous témoigner toute la reconnoissance qui est au pouvoir d’une jeune campagnarde encore novice. Je penche à croire, que des instructions debitées avec tant de cordialité & de politesse, ne peuvent manquer d’avoir leur effet ; j’ai au moins le plaisir de vous féliciter sur leur succès dans un endroit qui n’a pas été exempt de la contagion, quoiqu’il soit éloigné de cent milles de Londres ; & quoiqu’elle regne encore ici, à mon avis, à un degré insupportable, j’espere cependant de voir un jour les maximes de la Spectatrice autant à la mode, que le sont actuellement les erreurs & les vices que ces maximes condamnent.

Nivel 4

Relato general

Il y a, Madame, environ trois mois que je suis arrivée pour la premiere fois dans cette grande ville ; une des premières visites que je fis, fut à une Dame, qui avoit reçue son éducation dans le même endroit où j’avois été élevée, & avec qui j’avois été intimément liée. Je savois qu’elle avoit épousé un homme en possession d’un poste éminent, & que son rang l’obligeoit à voir nombreuse compagnie : c’est pourquoi je fis choix de la matinée, afin que je pusse m’entretenir plus librement avec elle que s’il y avoit eu des étrangers : d’ailleurs, quoique je conusse fort peu la ville de Londres, il m’avoit paru que ses habitans n’étoient que trop disposés à rire de la simplicité d’une personne qui venoit fraichement de la campagne. J’arrivai à sa porte entre onze heures & midi, & après que j’eus frappé à plusieurs reprises, un laquais avec son bonnet de nuit, & pâle comme la mort, vint m’ouvrir en baillant ; & comme j’eus demandé à voir sa Dame, Bon Dieu, Madame, dit-il en trainant ses paroles, nous avons eu un Racket (*1) la nuit dernière, & je ne crois pas que Madame puisse se lever avant deux ou trois heures. Cette reponse me surprit ; je ne comprenois pas ce qui pouvoit être arrivé : cependant je ne fis aucune question à ce laquais, & je me contentai de laisser mon nom, ajoutant, que je choisirois mieux mon tems pour me procurer l’honneur de la voir. Je fus de-là dans quelques boutiques, où j’achetai certaines choses dont j’avois besoin ; je revins ensuite chez moi, je dinai, & je retournai environ vers les trois heures faire une seconde visite à mon amie, ayant été durant cet intervalle très impatiente d’apprendre l’accident qui lui étoit arrivé ; car c’est ainsi que j’expliquois ce que m’avoit dit son domestique, qu’il y avoit eu la nuit précedente un Racket dans sa maison. J’eus alors le bonheur d’être introduite ; je la trouvai occupée à prendre son chocolat ; d’une main elle tenoit sa tasse, & de l’autre elle assortissoit une grande quantité de guinées, dont elle faisoit deux monceaux sur une table qui étoit devant elle ; elle se leva, me fit un accueil très obligeant & très poli, me dit qu’elle étoit fâchée que je me fusse donné la peine de venir la premiere fois en vain ; ajoutant cependant avec un sourire, que si je restois encore quelque tems en ville, j’apprendrois à garder plus longtems le lit dans la matinée. Jusqu’ici elle ne parloit point d’aucun desordre qui fût arrivé chez elle, & elle paroissoit si gaye & si contente, que je ne savois comment lui faire aucune question à ce sujet, & je l’aurois quittée sans en avoir rien appris, si elle ne m’avoit pas mise au fait en continuant son discours. Je ne suis pas, me dit-elle encore, toujours aussi tardive à me lever que je l’ai été aujourd’hui, mais il vous faut sçavoir, que j’ai eu un Racket la nuit derniere ; pas moins de seize tables de jeu, & la compagnie ne s’est separée qu’à cinq heures. J’ai gagné, il est vrai, j’avois un charmant bonheur ; mais voyez comme j’ai été trompée ; toutes ces guinées, continua-t-elle en me montrant le plus petit monceau d’or, sont fausses, il n’y en a pas une seule qui soit bonne. Je n’avois pas l’esprit si pésant, que je ne comprisse très bien par ce discours, qu’un Racket n’étoit point ce que j’avois entendu d’abord ; mais souhaitant d’en être mieux informée, je ne me fis point un scrupule de lui avouer mon ignorance. Elle en rit de tout son cœur, & elle me rendit ensuite aussi savante à ce sujet que je le désirois ; elle me dit, que quand on avoit plus de monde qu’il n’en falloit pour dix tables de jeu, on appelloit cette assemblée un Racket ; si on en avoit moins, ce n’étoit alors qu’un Rout (*2); & lorsqu’on n’avoit qu’une ou deux tables de jeu, on la nommoit un Drum. (+3) Elle conclut en plaignant quelques personnes de sa connoissance, qui nonobstant toute leur industrie, n’avoient jamais pû parvenir qu’à avoir un Drum dans leur maison. Je ne trouvois pas moins de ridicule, à faire du jeu une science, à inventer des termes d’art à ce sujet, & à se glorifier d’attirer chez soi un grand nombre de joueurs, qu’elle n’en trouvoit dans l’étonnement que je témoignois en l’entendant parler de cette manière. Il me parut que j’aurois pû facilement être admise dans cette école de politesse, ainsi qu’on appelle ces assemblées de jeu ; mais j’aimai mieux être du nombre de ces personnes qu’on accuse de manquer d’éducation, que d’acquérir le nom d’une belle Dame au prix de mon argent, de mon tems, de ma santé, & de ce que j’estimerai toujours comme je le fais à présent, de ma reputation parmi les personnes reglées & qui pensent sainement. Quoique j’aie absolument refusé de me rencontrer dans ces assemblées nocturnes, je ne laisse pas de continuer à la voir à des heures qui me conviennent mieux ; j’apprends de cette manière tout ce qui s’est passé la nuit précédente, l’excès de joye que quelques personnes ont témoigné sur un coup heureux, & combien d’autres se sont laissés abattre par leur malheur, les petits expédiens auxquels les plus grandes Dames ont recours de tems en tems, pour soutenir leur crédit à ces tables de jeu, & les fâcheuses conjonctures auxquelles elles sont reduites pour acquitter leurs dettes d’honneur, car c’est ainsi qu’elles nomment celles qu’elles contractent de cette manière. Mais ce qui me surprend le plus, c’est que ces mêmes Dames ne se font aucun scrupule de filouter, en mettant au jeu de l’argent faux, & en le changeant contre du bon or, sans que la compagnie s’en apperçoive. Mais il semble qu’elles se connoissent fort bien reciproquement, & qu’elles tâchent de se placer à une table, où il n’y ait personne aussi entendu qu’elles-mêmes dans cet art. Cependant il leur arrive de tems en tems de jouer avec une personne qui n’y est pas novice, comme il étoit arrivé à mon amie la nuit qui préceda ma première visite ; mais elle m’assura qu’elle rendroit la pareille à la personne en question, & qu’elle auroit soin de la payer dans la première assemblée avec la même monnoye ; que pour cela elle lui opposeroit une autre Dame de qui elle ne se défioit point, & qui mettroit au jeu ces guinées contrefaites, que l’autre recueilliroit avec avidité, comme si elles étoient véritables.
Quelle étrange manière de passer le tems, & de permettre à la corruption de s’insinuer dans le cœur par des moyens dont on ne fait que rire quand on les a découverts ! Car je m’apperçois que la tricherie aux cartes est autant à la mode que le jeu lui-même ; & pour ce qui me regarde, mon étonnement augmente à mesure que j’en entends parler. Il n’y a rien qui mérite mieux une sévère censure de la part de la Spectatrice, puisque c’est de toutes les folies de ce siécle la plus pernicieuse à tous égards. Montrez-vous, Madame, dans cette occasion, & tâchez, s’il est possible, de faire rougir ces Dames du grand monde, au seul souvenir qu’elles ayent jamais encouragé sous le nom d’amusement un vice réel, & qui a toujours été regardé comme très infame, même parmi l’autre sexe ; représentez leur le tort irréparable qu’elle se font à elles-mêmes & à leurs familles ; comment, par les extravagances qu’elles font au jeu, elles montrent tous les défauts de leur caractére ; & ce qui fera peut-être plus d’impression sur quelques-unes, comment un coup malheureux ne manque pas de rider leur front, de déranger tous leurs traits, & de changer la beauté en laideur. Mais il ne me convient pas de donner des avis à une personne qui connoit beaucoup mieux le monde que je ne puis le connoître. Si j’ai dit quelque chose qui puisse vous servir d’ouverture, & qui vous paroisse digne d’exercer votre plume, je me trouverai amplement dédommagée de la peine que j’ai prise. » J’ai l’honneur d’être, Madame, Votre grande Admiratrice & très humble Servante, Adraste.

York Buldings ce 9. Fev. 1745

« P.S. J’apprends que plusieurs Dames avec des Cavaliers de cette classe dont j’ai parlé, se préparent à partir pour la campagne ; dans ce cas, un avis de la Spectatrice seroit tout-à-fait de saison, pourvû qu’il arrive le premier dans les endroits où cette honorable compagnie espére de se faire payer fort chérement pour enseigner la manière de jouer qui est à la mode. »

Metatextualidad

Il y a quelque chose de si bon & de si cordial dans ce procédé d’Adraste, qu’on ne peut lui donner trop d’éloges. J’ose assurer sur le ton serieux & persuasif qu’elle prend dans sa lettre, que partout où elle se rencontre, le jeu, tel que plusieurs personnes du grand monde le pratiquent, trouve en elle une violente antagoniste. Ce seroit donc lui faire une injustice, si on négligeoit de la féliciter de ce qu’elle a assez de bon sens pour se défendre contre le torrent de l’exemple. Si elle n’est pas redevable aux années de cette expérience, comme sa lettre semble l’insinuer, je penche à croire qu’elle a lû & adopté cette maxime de Mr. de Bellegarde.

Cita/Lema

Vivez toûjours comme si vous étiez vieux, afin que vous ne vous repentiez jamais d’avoir été jeune.
Un semblable précepte étoit sans doute fort nécessaire pour les Dames Françoises, dont le penchant naturel à la gayeté semble demander quelques précautions ; mais comme nous sommes naturellement moins legères, nous n’avons pas besoin de nous faire la même violence ; un peu de réflexion nous suffira pour apprendre de quelle manière nous devons nous conduire, sans que nous soyons obligées d’anticiper sur les austerités de la vieillesse, dans la crainte de nous livrer à quelque amusement dangereux. Ceux qui connoissent le prix du tems, n’en donnent aux amusemens les plus innocens, que ce qui est absolument nécessaire pour delasser l’esprit de ces occupations qui ne manqueroient pas de nuire à la santé, si on ne les quittoit pas pour quelques momens ; beaucoup moins prodigueront-ils un trésor si inestimable, & qui ne peut point se recouvrer, en faveur d’une recréation qui est de toutes la moins excusable. Si on regarde le jeu du plus beau côté, & en faisant abstruction de toute vûe d’avarice, qu’y trouvera-t-on de si charmant ? Rejouit-il l’esprit ? Excite-t-il quelque idée digne d’une personne sensée ? Donne-t-il de la vigueur au corps, augmente-t-il l’élasticité des nerfs, ou rendit-il le sang plus pur, & plus vermeil ? Au contraire, l’ame n’est-elle pas alors dans un état de perpléxité continuelle, incessamment agitée entre la crainte & l’espérance ? Ne sent-elle pas les plus terribles allarmes à l’apparition d’une carte malheureuse ? Et le corps étant comme enfermé tant d’heures de suite à table dans la même posture & sans aucun mouvement sensible, ne devient-il pas foible & engourdi ? Je crois qu’il n’y a point d’amusement, si l’on en excepte celui-ci, dans lequel l’esprit ou le corps ne trouve quelque relâche ; mais ici, l’un & l’autre souffrent également ; la santé de l’un se consume, tandis que la pénétration de l’autre s’éteint peu à peu. C’est une vérité indubitable pour ceux qui ont la fureur du jeu : & à l’égard de ceux qui n’ont pas la même passion, quoiqu’ils ne soyent pas exposé à en ressentir les tristes effets, ils ne laisseront pas d’en voir plusieurs exemples qui demanderont toute leur pitié. Mais après tout, comment cette méthode d’abuser de son tems, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, peut-elle porter le nom de recréation ? N’est ce pas plutôt une affaire, une profession, qu’aucune autre occupation à laquelle, je ne dis pas une personne de condition, mais même le plus chétif artisan puisse s’appliquer, puisqu’il n’y en a point, même parmi les plus serviles & les plus laborieuses, qui demande la nuit comme le jour ? Chaque jour, sans excepter celui que nos loix ont consacré particuliérement au service divin, est à présent sacrifié au jeu ; ensorte qu’on peut fort bien appliquer à cette passion ce que Cowley dit de sa Maitresse.

Cita/Lema

Tu me fais renoncer à mes affaires, & tu prives mes jours de plaisirs, & dans la nuit tu m’enleves le sommeil. Ah ! trop aimables fripponne ! Que prétends-tu faire ? Comment ! me dérober aussi le Ciel, & me surprendre mes prieres ! Si je les commence en m’adressant à Dieu, l’idolatrie se glisse bientôt dans mon cœur, & lors que je finis, elles s’adressent toujours à toi.

Nivel 3

Ejemplo

Un de mes intimes amis se trouvoit un jours dans un caffé, lorsqu’un homme qui étoit assis à ses côtés demanda à une autre personne si elle vouloit faire une partie le lendemain ? Non, répondit-il fort imploliment, (du moins c’est ainsi que quelques-uns de cette compagnie en jugerent.) Je ne touche jamais les cartes le dimanche. Cette reponse occasionna plusieurs éclats de rire, & celui qui avoit fait l’invitation repliqua : Voyez qu’elle différence il y a entre nous. Je ne joue jamais que ce jour-là.
Je ne veux point examiner à présent si ce qui est de soi-même innocent, peut devenir criminel, quand il occupe le jour du repos ; & quoiqu’on puisse alléguer bien des raisons en faveur de la décence & de la coutume établie par la loi, je laisserai à d’autres le soin de discuter ce point, & je me contenterai de dire, que si celui qui ne jouoit jamais le dimanche ne faisoit presque que jouer durant la semaine, il étoit plus condamnable que celui qui jouoit uniquement le dimanche, pour se singulariser. Mais aussi cette affectation de se vanter, qu’on met à part pour le plaisir un jour qui est consacré aux exercices sacrés de la religion, avoit un air de profanation, qu’il seroit difficile d’excuser. Je sçais fort bien qu’il y a des personnes assez rigides pour me blâmer, de ce que je ne declame pas, de toutes mes forces, contre tous les divertissemens, qu’on pourroit prendre le dimanche ; peut-être regarderont-ils ce que j’ai dit, comme un encouragement à jouer dans ce sacré jour ; mais d’autres plus judicieux, ou moins préoccupés, verront clairement mon intention, & conviendront avec moi, que celui qui fait un mauvais usage d’un seul jour entre sept, est six fois moins criminel, que celui qui de ces sept jours en employe six à un mauvais usage. Mais je ne pense pas qu’il soit nécessaire de rechercher lequel de ces deux hommes méritoit la plus sévère censure, parce qu’il est à peine probable, que ceux qui ne se font aucune scrupule de jouer le septiéme jour, s’en abstiennent durant les autres jours, & que ceux qui consacrent au jeu six jours de la semaine s’arrétent au septiéme. Il paroit, à la vérité, étrange qu’une chose si constamment usitée puisse continuer à plaire. Le fréquent usage des autres plaisirs les rend insipides ; mais l’amour du jeu n’est jamais satisfait ; & nous voyons des gens y consacrer toutes les nuits, avec une ardeur étonnante pour ceux qui ne prennent pas la peine d’en rechercher le motif. Enfin ce n’est pas à mêler, couper & distribuer des morceaux de papier peints qu’on trouve du plaisir ; mais on se flatte de faire raffle de ce brillant métal qui est exposé sur la table : l’avarice est le grand motif, & sans l’espérance du gain, le jeu seroit regardé comme la manière la plus insipide de passer son tems. Combien de domaines, qui ont été dissipés, dans des tems malheureux, ou, par les débauches de leurs propriétaires précédens, sont tombés ensuite entre les mains de misérables, qui avoient peut-être été élevés à conduire un carosse ou à mener une charrette, & qui ont à présent l’insolence de le disputer en fait d’équipages & de magnificence à la premiére noblesse ! Combien de personnes ruinées des deux sexes ne nous présente pas chaque maison de jeu, qui y avoient été attirées par l’espérance vaine de reparer le délabrement de leur fortune, & qui après s’être vûes depouillées de tout ce qui leur restoit, sont maintenant redevables à la charité de quelques personnes pour un misérable entretien ! La sagesse de nos législateurs a mis un frein à nos jeux publics : il semble donc que depuis cette époque les Dames devroient avoir honte d’encourager aucune sorte de jeu dans leurs assemblées. L’appartement d’une femme de qualité sera-t’il un receptacle de filoux, quelque titre & quelque qualité dont ils soyent revêtus ? Comment peut-elle voir une aimable, amie, encore novice, telle qu’Adraste, devenir la proye d’un Chevalier d’industrie, à l’égard de sa personne ou de son bien, & ne faire que rire de la ruine qu’elle a occasionnée ! Comment une femme de bon sens peut-elle se resoudre à souffrir l’entretien de chaque fat, qui s’introduit chez elle à l’aide d’un habit galonné & de son effronterie ! Oh si les personnes de condition vouloient seulement réflechir combien elles s’abbaissent en se confondant avec tous ceux qui se présentent pour faire leur partie, ils condamneroient leurs tables au feu, & fermeroient dans la suite leur maison à tous ceux qui l’ont fréquentée à ce sujet ! Un joueur de profession est un oiseau de proye, qui devore sans distinction les parties vitales de tous ceux qu’il peut atteindre de ses serres ; c’est une vérité connue & qui n’a point besoin de preuve. Chacun se souvient encore, comment le fils d’un Seigneur fut surpris, par deux de ses camarades, qu’il prenoit pour ses amis, au point d’hazarder sur une seule carte tous ses droits à un bien dont il étoit héritier. Comme ces deux fripons étoient sûrs de leur coup, ils avoient à leurs ordres un Notaire dans la maison, avec un acte de resignation tout dressé qu’ils lui firent signer dans le même instant, avant qu’il eût le tems de considérer s’il étoit possible de prévenir un coup si terrible ; & quoique son digne Père, dès qu’il fut informé comment on en avoit imposé à son fils, prit des mesures si justes que ces harpies furent obligées de resigner leur capture ; cependant cet exemple n’a pas suffi pour engager tous ceux qui en ont oui parler, à prendre garde avec qui & pour quelle somme ils jouent. Chaque jour nous montre à quels dangers les joueurs s’exposent ; & je crains que nous n’ayons le même spectacle, aussi long-tems qu’on permettra à quelques personnes de faire une occupation d’un amusement qui n’est en lui-même que trop pernicieux à la societé. Mais il y a une chose qui, à mon avis, crie hautement pour une réforme de la part du Gouvernement, en ce qu’elle déshonore la Noblesse, & qu’elle fait beaucoup de tort aux personnes d’une condition mediocre. C’est qu’il y a actuellement plusieurs personnes de qualité, réduites pour avoir du pain, à donner une retraitte aux plus indignes filoux & à des gens sans aveu, qui leur font part de leurs profits, afin de pouvoir pratiquer chez eux avec impunité leur tours & leurs supercheries, contre de pauvres dupes qui ne sont pas sur leurs gardes. On s’imagineroit qu’un abus si honteux du pouvoir de tolerer le jeu, ne devroit pas être imité par ces Dames qui ne sont pas dans la même situation, & qu’elles auroient assez de compassion, pour donner du secours aux personnes de leur rang, qui sont obligées de prostituer leur qualité pour couvrir des pratiques si basses & si infames. Mais si nous considerons le jeu simplement comme un amusement, il faut convenir qu’il est encore très dangereux ; combien de querelles n’a-t’il pas occasionnées entre les meilleurs amis, & les plus proches parens ? Les plus moderés ont souvent bien de la peine à conserver leur tranquillité ; une parole qui peut-être ne signifie rien, est interpretée comme un affront, & suivie des plus tristes conséquences. Même parmi notre sexe, combien d’animosités contractées au jeu n’ont pu être calmées qu’avec beaucoup de peine ? Combien de fois un tiers a-t’il pris en main notre vengeance, & des querelles qui avoient commencé entre les femmes, ont-elles passé à leurs Epoux ? Mais si les Dames, pour qui je m’interesse avec le plus d’ardeur, ne veulent pas se rendre à aucune de ses considérations, j’ai une proposition à leur faire ; si elles la mettent en exécution, peut-être leur sera-t’elle plus utile que toutes les remontrances qu’on pourroit leur addresser, ou que l’expérience, qu’elles feront elles-mêmes des inconvéniens du jeu. Je voudrois donc, qu’elles fissent placer au pied de chaque lustre qui est suspendu sur leurs tables de jeu, un miroir disposé de maniere, qu’elles ne pussent jouer sans voir continuellement leur figure. Je penche à croire, qu’à la vue des mines & des contorsions que le jeu leur arrache de tems en tems, elles le prendroient en aversion, & renonceroient pour l’avenir à un amusement si nuisible à leurs charmes. Je ne doute pas que les hommes ne rient très cordialement de ce projet, mais si ceux dont les femmes, les sœurs, ou les filles sont addonnées au jeu, vouloient insister pour qu’on le mît en exécution, ils en verroient bientôt les bons effets, ou je suis extrêmement trompée, & ils avoueroient avec plaisir que je connois un peu le naturel de mon sexe. Mais en voilà assez pour à présent sur ce sujet.

Metatextualidad

Comme non seulement la passion du jeu, mais encore tous les autres vices viennent du mauvais pli qu’on a donné à son humeur ou à son génie, la lettre de Philenie, que je promis dans mon discours précédent d’insérer ici, rappellera á celles qui n’ont pas travaillé à acquérir les véritables ornemens de leur sexe, aussi-tôt qu’elles auroient dû le faire, qu’il n’est jamais trop tard pour y travailler : elle pourra aussi servir de reprimande contre les hommes, sur ce qu’ils font peu de cas de nôtre capacité, & que ceux même qui sont appellés par devoir & par intérêt à cultiver les talens qu’ils découvrent dans nôtre sexe, ne font pour cela que de foibles efforts. Je laisserai au lecteur à juger, si les reflexions contenues dans cette lettre sont justes ; & comme j’apprendrai des esprits aëriens qui sont soumis à mes ordres, ce qu’on dira à ce sujet, je repondrai dans la suite aux différentes opinions que cette lettre aura fait naitre.
A la Spectatrice.

Nivel 3

Carta/Carta al director

Madame, « J’ai lû, avec le plus grand plaisir, un de vos discours précédens (je pense que c’étoit le quatriéme) dans lequel vous parlez avec beaucoup de force & d’esprit contre le mauvais emploi du tems : ce que vous en avez dit m’a encouragé à jetter aussi sur le papier quelques reflexions de mon propre fonds, quoiqu’elles puissent n’être pas suffisamment digerées. Il paroit que vous attribuez à cette cause toutes les infortunes, tous les déreglemens de notre vie ; & pour ce qui me regarde, je suis convaincue que si nous étions bien instruites dans notre jeunesse de la valeur du tems, nous ne tomberions que rarement, & peut-être jamais en faute. Mais sur qui en jetterons-nous le blâme, si-non sur ceux qui ont le soin de notre éducation, & qui devroient nous informer de bonne heure que le tems est le plus précieux de tous les joyaux, qu’un moment perdu ne se recouvre jamais, & que si nous menageons bien le présent, il nous produira une abondante moisson dans la suite, qui s’étendra au-delà de notre vie en rendant nos vertus immortelles, & en faisant de notre nom un sujet de bénédiction pour la postérité la plus reculée ? Une lettre signée Cléore, que vous avez inserée dans votre dixieme discours, a fait voir très pathétiquement la négligence des hommes à ce sujet ; & vos reflexions sur cette lettre m’ont convaincue, comme plusieurs autres d’entre vos lecteurs, qu’il y a des femmes capables de parvenir à une parfaite connoissance des sciences les plus abstraites. Cependant comme je sens par moi-même que toutes ne sont pas dans ce cas, ou du moins que toutes n’ont pas la patience de passer par les études de l’école, il me paroit qu’on devroit nous instruire comme on le fait en France.

Nivel 4

J’ai passé trois années dans cet aimable pays, & sans la malheureuse rupture qui survint entre les deux nations, je ne l’aurois pas quitté si tôt. Je me plus extrêmément à mon arrivée, en voyant les égards qu’on y témoigne à notre sexe : mais ce qui me fit encore plus de plaisir, fut de voir qu’il en est digne par les agrémens de sa conversation. Outre cette liberté & cette aisance qui est l’essence d’une bonne éducation, je découvrois, parmi des Dames encore fort jeunes, des connoissances sur la Philosophie, la Géographie & d’autres Sciences : j’en étois étonnée, & je ne pouvois pas comprendre, comment dans un âge où nous ne connoissons presqu’en Angleterre que la danse & nos livres de musique, elles pouvoient acquérir des connoissances, qui me paroissoient exiger beaucoup de tems & d’application. Mais mon étonnement cessa, quand je m’apperçus que la facilité avec laquelle elles parlent à propos sur tout ce qui se présente, venoit d’un moyen que vous devez connoître aussi bien que moi-même ; mais comme la plûpart de vos lecteurs peuvent l’ignorer, permettez-moi de les informer, que dans ce pays-là, tous les hommes de savoir, d’esprit & de génie, ont non seulement un libre accès auprès des Dames, mais en sont encore reçus avec des marques particulieres de distinction. Ils assistent à leur toilette, sont de leurs parties de plaisir, & elles ne pensent jamais que la compagnie soit complette, s’il n’y a pas un ou deux de ces hommes renommés pour leur savoir, ou pour la délicatesse de leur jugement. Elles employent à s’entretenir avec les gens de lettres, le tems que nous perdons avec la marchande, la tailleuse, & la coiffeuse ; & quoiqu’elles soyent les plus agréables de toutes les femmes qui sont sur la terre, elles prennent le moins de peine pour le devenir. Elles laissent à leur femmes le soin de leur parure, & ne pensent jamais à ce qu’elles doivent mettre jusqu’à ce qu’on le leur ait apporté & qu’elles soient habillées. Ce n’est pas que la conversation de ces hommes distingués par leur esprit & leur savoir, ait rien qui sente la pédanterie, ou qui puisse faire penser à ces Dames qu’elles sont avec leur Précepteur ; au contraire, tout ce qu’ils disent n’est qu’un badinage continuel, assaisonné de mille traits d’esprit. De cette manière ils instruisent en amusant & je vous proteste Madame, qu’une seule vérité dite en badinant a fait quelquefois plus d’impression sur moi, que n’auroit pû faire un long discours dans les formes, plein d’affection & de pédanterie. Mais c’est-là le moindre avantage qu’une Dame Françoise tire de son commerce avec les gens de savoir. Ont-elles de l’inclination pour la Philosophie, l’Histoire, l’Astronomie, ou quelque autre science en particulier ? elles n’ont qu’à en faire mention, & elles sont sûres de recevoir le jour suivant une lettre qui contient tout ce qu’il y a d’essentiel à cette science, & qui leur présente en peu de mots la substance d’un très grand nombre de volumes. Ces Messieurs, semblables à l’industrieuse abeille, vont sûcer les fleurs de plusieurs ouvrages, & ayant recueilli tout ce qui leur a paru le meilleur, ils le présentent ensuite avec toute la brieveté & la clarté possibles, à la Dame qui attend ce tribut de leur complaisance, & semble leur faire honneur en l’acceptant. De cette maniere, elles deviennent en état de tenir leur partie dans la conversation, sur toutes sortes de sujets ; & celles même qui ont le moins de penchant à la réflexion, ont une connoissance générale de chaque chose, qui peut les faire passer pour des savantes auprès de ceux qui ne se donnent pas la peine d’approfondir. Pourquoi, chère Spectatrice, n’en agit-on pas ainsi parmi nous ? Je suis sûre que nous avons des savans aussi habiles qu’il peut y en avoir en France ? Est-ce donc à cause de leur indolence, & parce qu’ils manquent de consideration pour notre sexe, ou plutôt parce que nous méprisons ceux qui n’ont pas un nom & une fortune assez brillantes pour donner du lustre à leur savoir ? Je souhaite sincérement pour l’honneur des Dames de mon pays, que la dernière raison ne soit pas la véritable. Je pense que si une femme de qualité marquoit quelque envie d’acquérir des connoissances par un moyen aussi agréable, il n’y a aucun homme de lettres qui ne se fît un plaisir de lui rendre ce service, & en même tems de faire connoitre sa capacité. Une petite piéce de Poësie, une épigramme bien tournée, suffisent en France pour recommander leur Auteur aux personnes du premier rang, & souvent au Roi lui-même : Non seulement on lui témoigne de la considération, mais encore on a soin de lui procurer un établissement honorable ; au lieu que dans ce pays, je ne le dis qu’avec chagrin, il n’y a rien de plus méprisable qu’un bel esprit dans l’indigence. Il est exclus de la conversation du grand monde, & on lui permet rarement de paroitre devant ceux qui ne peuvent s’empêcher de reconnoitre le mérite de ses ouvrages.
Je pense cependant que les Dames devroient avoir moins de hauteur, & si elles pouvoient s’arracher à ces foiblesses chéries qui occupent à présent la plus grande partie de leur tems & de leur attention, j’ôse répondre qu’elles trouveroient tant de plaisir à s’instruire de la manière dont j’ai parlé, qu’elles regarderoient la conversation d’une <sic> homme de lettres non seulement comme une chose agréable, mais encore comme une chose nécessaire. Mais comme vous l’avez fort bien remarqué ci-devant, on doit desespérer de ce changement, jusqu’à ce qu’on ait pris du goût pour la réflexion, & qu’on ait chassé de cette Isle ces inventions modernes & absurdes pour tuer le tems, ainsi qu’on s’exprime ; il seroit bien tems de les renvoyer dans les contrées où elles ont pris naissance, & où on a rarement connu des amusemens plus élégants & de meilleur goût. Si vous trouvez ce que j’ai dit trop sevère, je le soumets à votre censure ; mais si vous témoignez votre approbation en lui donnant nne <sic> place dans votre discours suivant, ce sera le plus grand honneur que vous puissiez faire ». Madame, A Vôtre Constante Lectrice & humble Servante, Philenie.

White-hall ce 12. Fév. 1745.

Metatextualidad

Certainement Philenie n’avance rien qui ne soit très raisonnable, & il seroit fort à désirer qu’on pût mettre en exécution ce qu’elle propose ; mais je crains qu’on ne rencontre à présente plus de difficultés qu’elle n’en prévoit. Il paroit qu’elle n’a pas consideré suffisamment la différence d’humeur des deux nations ; elle n’a pas reflechi que ce qui passe en France avec raison pour une galanterie innocente, peut être censuré dans ce pays comme une familiarité indécente. Nos pères, nos frères, nos époux sont peut-être plus attachés à l’honneur de leur famille qu’ils ne devroient l’être ; les Anglois sont trop phlegmatiques, pour voir avec plaisir une grande gayeté dans les femmes qui leur appartiennent : ils s’imagineroient, au moins quelques-uns d’entr’eux, qu’en temoignant du goût pour les sciences, nous voulons déguiser notre inclination pour la personne qui prétend les posseder ; & quoiqu’il faille convenir que notre sexe se donne à présent de grandes libertés, cependant comme le nombre de gens d’esprit n’est que trop petit, une liaison d’une femme avec l’un d’entr’eux, seroit regardée comme infiniment plus dangereuse, que si elle voyoit une douzaine de petits Maitres.
Il est assez évident, que les hommes s’imaginent trouver leur compte en nous permettant de donner notre tems à des bagatelles & à des niaiseries qui nous rendent ridicules au dehors, inutiles, & très peu considérées chez nous. C’est-là un trait de cruauté, qui ne s’accorde pas avec leurs protestations ; mais il faut nous resoudre à la supporter, jusqu’à ce que nous ayons assez de courage pour maintenir la dignité de notre nature, & pour renoncer à ces vaines occupations, qui ne font de la plus belle d’entre nous qu’une jolie babiole. Cependant qu’on ne dise pas, que nous sommes les seules créatures étourdies, volages, ennemies de la réflexion parmi l’espèce humaine ; il y a des hommes papillons, comme des femmes ; des Etres qui sont au-dessus de se donner la peine de réflechir, & qui se laissent emporter à tout vent de folie. Tout ce qui porte le nom de nouveauté, a pour eux des charmes irresistibles : il n’importe, si la chaise se brise, si le carosse renverse & si le cocher se casse le coû, ils ne laissent pas de se précipiter parmi une foule bigarrée. J’en appelle à témoin le grand nombre de Spectateurs qu’on a vûs au petit théatre de Hay-market, pour voir les Enfans Hollandois, tels qu’on les appelloit, quoique la plus grande partie eût été élevée à l’art de sauter dans Broad St. Giles & Whitechapel (*4), & qu’ils eussent paru sur tous les petits théatres aux environs de Londres : pendant que l’inimitable Shakespear, & le pathétique Otway n’attiroient presques personnes à Convent-Garden, & à Drury-lane. J’avoue que je n’étois pas fâchée d’apprendre qu’il y avoit au moins autant d’hommes que de femmes pour voir ces fadaises : ainsi on ne pourra pas dire que toutes les extravagances dont nos descendans se rendront peut-être coupables, leur ayent été transmises du côté de leurs meres. S’il est vrai que les extrêmes ne durent jamais long-tems, on peut se flatter que le mauvais goût qui regne aujourd’hui est arrivé à son plus haut point, & que le monde public redeviendra insensiblement raisonnable.

Metatextualidad

Il y a quelques jours qu’un inconnu laissa une lettre à notre adresse chez notre Imprimeur : elle nous a paru exposer avec tant de force & d’un air si original la corruption du présent goût en fait d’amusemens, que ceux même qui sont endormis dans une folle & stupide lethargie, doivent se sentir reveillés par un vif sentiment de honte à l’oui de ce qui est dit dans cette Lettre.
Aux aimables Auteurs du
Spectateur femelle.

Nivel 3

Carta/Carta al director

Mesdames, « La Scène suivante, que je prends la liberté de vous envoyer, fait partie d’un Poëme dramatique, qui devoit être disposé en force, afin de tourner en ridicule tous les partisans des marionettes, dans ce siécle autant poli qu’éclairé ; mais je me suis apperçu dès-lors que le caprice du public avoit en bonne partie changé d’objet, depuis que nos belles Dames & nos aimables Cavaliers se sont profondement appliqués à l’importante solution d’un Conundrum (*5). C’est pourquoi j’ai laissé tomber mon dessein, m’imaginant cependant que cette petite ouverture serviroit à vous faire connoître ce qu’il y a de louable dans une entreprise, que nos gens de goût ont encouragée avec tant d’empressement. » J’ai l’honneur d’être, Mesdames, Votre très humble Serviteur. J.J.

Du Caffé de Bedford, Convent-Garden,
ce 1. Mars 1745

Nivel 4

Le lieu de la Scene, l’appartement de Townley. Entretien entre Townley et un domestique.

Diálogo

Town, Qui est en bas, dis-tu ? Dom. D’abord, Monsieur, il y a votre Maître de Whisk. Mais je pense que vous ne voulez pas le voir. Town, Qu’il aille au D . . . ce maitre scientifique pour des babioles. Je ne veux plus de ses leçons. Dom. En vérité, Monsieur, vous avez bien raison ; car il vous a enseigné, à mon avis, ce jeu si savamment, que vous le jouez plus mal que vous ne faisiez auparavant, & que vous avez toujours été un des perdants jusqu’à ce que vous ayez eu, graces à ses instructions, quelques milliers de livres de moins à la banque ; & si vous continuez encore long-tems, je crains fort qu’il ne vous reste bientôt plus rien à perdre. Town, Et qui est encore là bas ? Dom. Comment, Monsieur, il y a là-bas cet étrange criailleur, ce Mr. Mollman, dont les Dames sont si folles quoique je me donne au D . . . si je puis trouver pourquoi, malgré toute ma pénétration : souhaiteriez-vous de le voir ? Town, Oui, Oui, faire le monter, (le Dom : sort). Je veux apprendre quelque chose de son projet. On en parle dans toutes les compagnies. Le Domestique rentre en introduisant Mollman, qui porte un éventail avec plusieurs Marionnettes. Mollm. (D’une voix effeminée) Vous voyez, mon cher Monsieur Townley, je n’ai pas pû continuer mon chemin sans passer chez un homme d’esprit, & qui aime le plaisir. Il faut que vous souscriviez à mes jolies Marionnettes. Je viens justement d’acheter un éventail huniamunca pour la jeune Marionnette Mademoiselle Dapper de Leadenhall Street, qui en porte un aussi gros qu’elle-même. Ha, ha, ha ; vous savez sans doute que les Dames du beau monde ont declaré la guerre contre les habitants de la cité. Town, La Guerre ! comment Mr. Mollman ? Mollm. Oh! Mon cher Mr., il n’y a pas un seul visage de quelque façon dans la cité, qui ne soit représenté au naturel dans mon jeu de Marionnettes : laissez moi seulement imiter leurs voix. Town, Ainsi je vois que vous allez faire revivre la vieille Comedie dans un jeu de Marionnettes. Mollm. Je veux être maudit, si je sçais ce que vous entendez par la vieille Comedie. Mais regardez ici, mon petit précieux, voici une curiosité (il montre une grande Marionnette) remarquez, mon cher, c’est l’Alderman Brawn, elle lui ressemble comme deux goûtes d’eau ; faites attention à son triple menton, ses sourcils semblables à un avant-toit, & son ventre à un promontoire. Voici encore (il en montre une autre) Madame Atlas, la femme d’un Directeur. Vous jureriez que c’est elle-même. Lady Betty a habillé l’Alderman, & Lady Charlotte la femme du Directeur. Eh bien, ne sont-ce pas de jolies Marionnettes ? Town, Je vois que les Dames s’employent tout de bon pour vous. Mollm. Oh Dieu ! elles y prennent tant de plaisir. Elles n’ont point d’autre passetems, aucun autre amusement. Que je meure, mon petit fripon, si je ne puis faire avec elles tout ce que je veux ! Town, Et elles, je pense, avec vous, sans aucun danger pour leur reputation. Mollm. Vous pouvez être aussi satyrique qu’il vous plaira, mais les petites friponnes ne peuvent pas vivre sans moi, mon cher, (le prénant par le menton). Town, Ah ! Je vous prie, retenez vos mains, jusqu’á ce que je connoisse un peu mieux votre entreprise. Les hommes travaillent-ils aussi pour vous ? Mollm. Oh ! Je vous en assure, & ils me secondent pour l’invention. Comment, voilà Mylord Jean, Mylord Charles, & plus de cinquante autres qui ont résolu de soutenir ce projet. Ils ont tous leurs raisons, mon cher. Town, Sans doute. Et les Dames l’encouragent vraisemblablement comme une satyre contre notre sexe, & pour montrer qu’elles regardent les hommes de ce siécle à peu près comme des Marionnettes ; ou peut-être ont-elles en vûe nos théatres, qui ne leur paroissent pas aussi raisonnables qu’un spectacle de Marionnettes ; ou enfin, elles pensent aussi bien que les hommes, qu’il n’y a que les Marionnettes qui puissent remplacer les Chanteurs Italiens. Mollm. Ah ! Monsieur, vous êtes méchant. Je leur ferai part du discours que vous tenez. Allons, vos dix piéces, mon cher. Town, Assurément. Il faut que je sois de votre noble liste. Les voilà, Mr. Mollman. (Il lui donne les dix piéces). Mollm. Vous êtes bien bon, mon cher. Adieu mon petit mignon. J’ai mille endroits à aller. (Mollman sort) Town, Adieu, mon insigne fat, ou plutôt mon fripon ; car lorsque le vice porte le masque de la folie, il devient plus dangereux. Je méprise le maraut & ses projets ; mais on ne peut pas vivre sans faire comme le grand nombre. D’ailleurs, ma chère Flirtille est du nombre de ses admirateurs, l’intérêt de mon amour veut que j’aye cette complaisance. Preterea Nihil.

Metatextualidad

Quelle pitié ! quel malheur pour ce siécle ! A peine tout le bon sens qui est contenu dans cette petite esquisse des talens de l’auteur, peut-il nous faire oublier les deux mots de Latin par où il finit. Le reste manque. Oui, j’espere qu’il changera de sentiment ; & comme chaque jour fournit de nouveaux sujets à un génie satyrique, il ne manquera pas d’employer les talens dont la nature l’a si abondamment revêtu, pour la reforme du genre humain ; & il ne quittera point la plume avant que d’avoir exécuté un dessein si louable ; un dessein qui doit être approuvé des hommes & des anges : & dût-il échouer dans l’exécution, la seule tentative lui assureroit les benedictions des hommes vertueux, les véritables biens de ce bas monde, & les recompenses inestimables & permanentes du Ciel.
Jamais un Juvenal ne fut plus nécessaire que dans ce siécle ; comme abismés dans le luxe & dans l’extravagance, des coups légers n’auroient point d’effet : il faudroit que la satyre, le fouet à la main, s’exerçât généralement surtout ; car puisque toutes les modes, bonnes ou mauvaises, viennent originairement du grand monde, & descendent de-là graduellement à leurs inférieurs, c’est-là que doit commencer la reforme, si nous voulons espérer de voir quelque amandement. Mais pour revenir à mon sujet, cette petite scene décrit très bien le projet de Marionnettes qui occupe à présent l’attention d’une partie de notre noblesse ; & je crois que si l’auteur avoit poursuivi son premier dessein, en présentant sa piéce sur le théatre, elle auroit obligé les auteurs de cette entreprise à jetter au feu les petites figures, qu’ils ont pris tant de peine à ajuster. Mais puisque nous ne devons pas l’espérer, & que nous serons peut-être bientôt invités par billets à ce charmant spectacle, Euphrosine propose d’un autre côté, de former un parti parmi ses amis de la Cité, pour en faire représenter un de la même nature à (16) Guild-Hall. Elle a déjà marqué les caractéres, dont voici les principaux.

Nivel 3

Mylady Gaylove (27), une beauté de soixante-six ans, dans un sac bleu & argent à sa toilette, barbouillant de carmin ses joues creuses, en grande hâte pour aller en cour, & pestant de ce que l’ouvrier de Racquet-court ne lui apporte pas le nouveau ratelier de dents qu’elle lui a commandé. Mylord Lumpish (38) à moitié endormi dans un fauteuil, avec ses gras de jambes où la nature avoit placé la cheville du pied ; un de ses bras suspendu comme celui d’une pompe, & l’autre dans son sein, avec Mylady Frolick (49) qui lui verse dans la gorge un verre de vin de vipére. Mylady Buxom (510) en cotillon & robe de chambre, appuyée sur un canapé, & Mr. Brettyman (611) son homme de chambre, qui lui attache les jarretieres. Mylord Manly (112) avec un sourtout de porteur de chaise par-dessus ses habits, portant dans ses bras Mylady Rouncifull (213) affublée de sa mantille ; & le Docteur Goodfée (314) qui les suit avec un enfant nouveau-né enveloppé dans une piéce de velours pourpre. Mylord Humdrum (415) avec ses lunettes, qui apprend le Whisk de Mr. Hoyle. Le Chevalier Dubious Litherway (516) sous une longue capote, qui se glisse dans une miserable taverne près de Charing-Cross. Mylady Goggle (617) qui baise son singe, l’appelle sa grandeur, & son cher ange. Le Chevalier Thomas Spindle (718) dans une profonde consultation avec un Empirique Juif, sur les moyens de réparer les infirmités de la vieillesse & de vivre longtems. Le Comte de Base-métal (119) déchirant des vieilles gazettes, & la Comtesse qui bat son cocher, parce qu’il a laissé passer devant lui le carosse coupé, nouvellement doré, de Mylady Haughoy (220). Mr. Jean Waver (321) qui saute entre deux tabourets. Le Chevalier Nécessary Match-love, qui montre la broderie aux femmes de son épouse ; & Mr. Peacock (422) occupé à enfiler une éguille. Mylady Battle (523) dans un surtout rouge, avec un chapeau & un plumet, qui conduit son laquais tiré à quatre épingles dans une chaise à quatre chevaux. Une scéne singuliére entre Mylady Turnup, & un fameux préteur sur gages, au sujet de quelques joyaux qui étoient restés entre ses mains depuis sa derniére séance au Whisk. Une scéne véritablement Tragique & Hyperbolique, entre Mylady Ample, & un vieux Comte, qu’on suppose à l’article de la mort. Une autre très bruyante, entre la même Dame & sa rivale, Madame Tryton, qu’elle rencontre malheureusement sur l’escalier, comme elle descend toute en larmes. Une scéne solemnelle, pour choisir à la balotte un Membre de la très honorable & respectable societé des joueurs de Whisk, au caffé de White. Et on terminera le tout avec une grande danse Hottentote, qui sera menée par un jeune homme de qualité, gros, replet, avec les hanches relevées, & une sœur de la confrairie de Drury-Lane, dans une fameuse maison de plaisir sous les portiques de Convent-garden.

Metatextualidad

Tous les caractéres représentés au naturel ; & en faveur de ceux qui n’ont jamais vû les originaux, un Polichinelle qui paroitra entre chaque scéne, pour en expliquer le sens aux spectateurs.
Ceci, avec diverses additions, ne manquera pas de faire tomber de l’autre côté, le ridicule qu’on veut repandre sur la Cité, & rendra peut-être la seule mention des marionnettes plus desagréable à l’oreille, que l’absynthe ne l’est au palais. Euphrosine est cependant trop bonne, pour être le premier aggresseur, & elle garde son dessein in petto, jusqu’à l’exécution de l’autre ; & dans ce cas, ni Mira, ni notre digne veuve, ne nient pas qu’elle n’ait assez de crédit pour en venir à bout. Les Dames du quartier de St. James ont été certainement un peu détournées de leur premier dessein par la publication de quelques conumdrums, dont je suppose que Mr. J. J. parle dans sa lettre. Ils sont en effet l’amusement le plus convenable pour ce siécle, qui soit sorti de la presse depuis long-tems ; ils surpassent de beaucoup les bons mots de Jean Miller, les plaisanteries de Spiller, les pillules contre la melancolie, ou toutes les autres productions des Poëtes & des Acteurs de Moorfields (*24) ; & ils repondent admirablement bien au dessein qu’on se propose, qui n’est, comme on me l’a assuré, que d’éprouver le bon goût de nos esprits délicats. On m’a dit de plus, qu’ils ont été composé par trois ou quatre amis de la joye ; autour d’une bouteille, avec une gageure, qu’entre vingt Dames & cavaliers du grand air, il n’y en a pas un qui n’aime mieux la reputation de pouvoir expliquer même les plus intelligibles Conumdrums, que de passer pour être la plus éclairée, la plus courageuse, la plus vertueuse & la plus honnête personne de son sexe. Quel étrange revers depuis peu d’années dans le naturel, & le genie de la nation Angloise ! Si nos peres pouvoient sortir du sepulchre, & voir combien leur postérité a degeneré, ils se repentiroient sûrement de nous avoir donné la naissance. Cependant, si nous devons en croire un illustre Poëte,

Cita/Lema

Le tems altére insensiblement toutes choses, nos peres ont été plus méchans que ceux qui les ont précedés, & nous sommes pires qu’eux ; la génération suivante sera encore plus débordée que nous ne pouvons l’être, malgré tous nos efforts pour y réussir.
J’espére cependant qu’il ne possedoit pas l’art de la divination, quoiqu’il fût un excellent Poëte ; autrement, quel homme vertueux voudroit laisser des descendans après soi ? Il est même sûr, que si des personnes raisonnables se laissent entrainer par inadvertence, ou par la violence des leurs passions, à commettre les plus grandes irrégularités, & quoiqu’elles persistent long-tems dans les mêmes desordres, elles seront enfin saisies de honte, & agitées d’un vif remord au souvenir de leurs fautes ; elles détesteront leur conduite passée, & donneront à leur postérité les plus forts avertissemens de se préserver des mêmes deréglemens. Mais le malheur est qu’aujourd’hui on semble avoir résolu de mettre le sens commun à la porte. Nous sommes assez méchans, mais nous sommes encore plus fous. Nous nous précipitons souvent dans des vices, uniquement parce qu’ils sont défendus, & non parce que nous y trouvons du plaisir ou de l’avantage. Une corruption de goût, & un honteux abattement d’esprit, sont la cause de la plupart des extravagances auxquelles les hommes se livrent : la première dirige mal notre choix, & lui donne un mauvais penchant ; & le second nous ôte la force de montrer l’excellence de notre raison, en rejettant avec le plus grand dédain, tout ce qui lui est contraire. Nous nous conformons tellement à ce que font les autres, que chacun semble ne faire aucun usage de son propre jugement : dans notre parure, nos plaisirs, notre œconomie, la conduite de notre famille & même dans la religion, nous sommes uniquement entrainés par l’exemple de nos supérieurs ; & si une demi-douzaine de ces personnes qui donnent le ton, & que je pourrois nommer si cela étoit nécessaire, vouloient nous montrer l’exemple, je ne doute point qu’on ne pût nous engager à sauter par-dessus un bâton, à l’imitation de ce qu’on fait faire aux chiens dans les rues.

Metatextualidad

Mais je suis lasse d’un sujet aussi désagréable, & je ne doute point qu’il ne déplaise à ceux de mes lecteurs, qui peuvent avoir découvert une trop grande ressemblance entr’eux-mêmes & le miroir que je leur ai présenté ; mais afin de me reconcilier avec eux, je vais leur narrer une petite histoire, dont je puis certifier la vérité, & qui pourra convaincre les Dames, qu’une belle personne a le pouvoir de changer la barbarie en élegance, & de faire pousser des semences d’esprit dans un terroir de la plus grande grossiereté.

Nivel 3

Relato general

Un Gentilhomme Campagnard de ma connoissance avoit un fils d’une humeur si bourrue, si rude & si intraitable, que toutes les dépenses que son père avoit faites pour son éducation, paroissoient entièrement perdues. La seule chose où il avoit fait quelques progrès, étoit le Latin ; la danse, la musique, & toutes les autres qualités qui doivent orner un jeune Gentilhomme, étoient l’objet de son aversion. Il fuyoit la compagnie des gens du monde, & parloit à peine, à moins qu’il ne fût avec des ouvriers occupés à raccommoder des hayes, nettoyer des fossés, & autres ouvrages semblables ; il aimoit extrêmement les gens de cet ordre, & il leur aidoit de tems en tems dans leurs travaux. En un mot, il ressembloit exactement au Cymon dont Dryden nous fait le portrait qui suit.

Nivel 4

Retrato ajeno

Cita/Lema

Il avoit quelque chose de grossier dans l’air & le ton de la voix, des yeux où la stupidité étoit peinte & qui regardoient toujours à terre. Envain son Père avoit voulu le civiliser, plus il avoit pris de peine, moins il avoit réussi, & il ne faisoit que s’enfoncer plus avant dans le bourbier, plus on faisoit d’effort pour l’en tirer. Toutes ses pensées se bornoient à ses bleds & ses troupeaux, & il ne trouvoit rien de si beau qu’une belle campagnarde au teint grossier. Un gros tricot, dont il ne pouvoit pas se défaire, étoit suspendu ordinairement une moitié devant lui & l’autre derrière son dos ; il marchoit dans cet équipage, sans savoir ce qu’il cherchoit, & tout en siflant, parce qu’il ne pensoit à rien.
On ne peut juger avec quelle peine ses parens & sa famille voyoient une semblable inclination. On tenta tout, mais en vain, pour le rendre semblable aux autres jeunes gens de son rang & de sa condition ; il étoit toujours également rustre, & plus on prenoit de peines pour le polir & le civiliser, plus il s’obstinoit dans sa rusticité. Si les Gentilshommes de sa province l’invitoient à une partie de chasse, il ne manquoit pas de les refuser, dans le tems qu’il auroit couru dix mille pour assister à un combat de dogues contre des taureaux, ou à un combat au bâton à deux mains. Le clavecin de sa sœur lui faisoit mal à la tête, & il auroit pû rester des heures entières à écouter le son d’une cornemuse. Enfin il n’y eut jamais de paysan plus grossier, jusqu’à ce qu’il eut atteint l’âge de vingt ans. Mais alors, dans le tems qu’on n’avoit plus d’esperance, on vit paroître dans son humeur & dans son caractére un changement autant étonnant qu’agréable pour ses parens.

Nivel 4

Retrato ajeno

Une Orpheline, dont son Pere étoit tuteur, vint passer une partie de l’Eté à leur maison de campagne. Les charmes de sa figure lui faisoient des admirateurs de tous ceux qui la voyoient, cependant ils étoient encore fort au-dessous des qualités de son ame. Elle étoit affable, d’un bon naturel, enjouée, aimoit beaucoup les sciences, & avoit fait des progrès assez considerables dans celles qui convenoient à son sexe, & qui plus est, elle étoit entièrement exempte de tout orgueil, de toute affectation, & de tous les airs des fatuité alors à la mode, quoiqu’elle eût été élevée à Londres, & qu’elle n’eût pas au-delà de dix-sept ans, & qu’il y en ait bien peut à cet âge qui puissent se vanter d’être exemptes de ces foiblesses.
Notre Cymon moderne entendit parler de cette jeune Dame, quelque tems avant son arrivée, avec tous les éloges qu’elle méritoit ; mais il ne fit aucune attention à tout ce qui se disoit à ce sujet, & il ne sentit pas la moindre curiosité de voir un objet, dont chacun disoit mille biens. Il savoit le jour qu’elle devoit arriver, mais il se laissa entrainer à quelque fête villageoise, & il ne la vit que le matin du jour suivant ; cependant ce moment fut le dernier de sa liberté. Il perdit insensiblement toute inclination pour ses plaisirs précédens, & il n’eut plus de désirs que pour ce qui pourroit plaire à cette Belle. Dès qu’il s’apperçut qu’elle aimoit la lecture, il commença aussi à l’aimer ; & il auroit passé plusieurs heures de la nuit sur les livres, afin d’avoir de quoi l’entretenir le jour suivant. Il entra un jour dans un Salon, où sa sœur & cette jeune Dame dansoient un menuet pour s’amuser & il sentit dans ce moment un violent dépit de ce qu’il avoit négligé cet art ; il pria donc son pere de faire revenir le maitre de danse, à qui il avoit fait donner auparavant son congé. Il commença aussi à prendre du goût pour la musique, & comme il se souvenoit encore de quelques touches sur la basse de viole, il eut recours à ses livres, & se fortifia bientôt au point d’accompagner avec cet instrument le clavecin de sa sœur, & ce qui lui plaisoit encore davantage, la voix de la Belle qui avoit occasionné un changement si étonnant. Il ne trouvoit plus de plaisir à parcourir les champs & les prairies, à moins que Celie (car c’est ainsi qu’il l’appella dans la suite) ne voulût y faire un tour de promenade ; il ne parloit plus de terre labourable & de paturages, ne se vantoit plus d’avoir franchi, en sautant, une haute palissade, ou de s’être roulé avec une jolie campagnarde sur un tas de foin. Il étoit tout l’opposé de ce qu’il avoit été ; & sentant parfaitement combien il avoit perdu de tems, il tâcha de le regagner par une continuelle application. Tant est grande la force de l’amour, quand il n’est pas d’une espéce vicieuse, il enflamme l’ame aux plus nobles actions, & reveille sa vigueur endormie ; en nous inspirant le désir de plaire, il polit nos manieres, orne notre genie par la connoissance des beaux arts. C’est l’amour qui a inventé les vers, & qui a formé la rime ; le premier Poëte étoit certainement amoureux. Ce fut aussi le cas de notre amoureux campagnard. J’ai déjà remarqué, que la seule chose qui eût pû entrer dans son stupide cerveau, étoit le Latin, cependant il n’y avoit fait que des progrès très mediocres, jusqu’á ce qu’il eût vû cette jeune Dame ; mais lui ayant ouï repéter avec une grace admirable, la traduction de quelques odes d’Horace & d’autres anciens Poëtes tant Grecs que Latins, il eut honte de penser qu’il n’avoit pas une connoissance parfaite de ces deux langues ; c’est pourquoi il tâcha de se perfectionner dans l’une, & il commença à étudier l’autre de toutes ses forces. De quoi n’est pas capable une forte résolution & une application infatigable ! La passion qu’il sentoit pour l’aimable Celie, sa parfaite conviction combien il étoit peu digne d’elle tel qu’il étoit alors, & son envie demesurée de le devenir, lui firent faire des prodiges ; il vint à bout dans quelques semaines de ce qu’il n’avoit pas pû exécuter dans un pareil nombre d’années, & de ce qu’il n’auroit peut-être jamais fait si Celie n’étoit point venue à la campagne. Quelle satisfaction ne dût pas ressentir son père à la vue d’un changement si inattendu & si inesperé ? Il faut avoir été pere pour le concevoir : il ne vit pas avec moins de plaisir, que le plus digne objet en étoit la cause ; mais quoique lui-même, & toute sa famille, s’apperçussent très bien que l’amour, & l’amour seul avoit fait ce miracle, personne ne lui en témoigna rien ; parce qu’on jugea qu’il valoit mieux le laisser poursuivre son dessein suivant ses propres idées, & se contenter de l’encourager dans ses études, en fournissant tout ce qui lui étoit nécessaire pour les pousser plus loin. Il traduisit plusieurs petites piéces des auteurs classiques, qui furent extrêmement approuvées de son père, & de la personne qu’on lui avoit donné tout recemment pour diriger ses études. Entr’autres, l’histoire de Jupiter & d’Europe telle qu’il la trouva dans Moscus, frappa vivement son imagination, & il prit plus de peine qu’à son ordinaire pour la traduire avec toute l’élegance qu’il pouvoit lui donner ; car non seulement l’amour lui avoit inspiré l’envie d’apprendre, il le poussoit de plus à faire connoître à l’objet de ses désirs, ce qu’il n’avoit jamais osé lui insinuer de la manière même la plus indirecte. Pour cet effet il se servit de la méthode suivante. Il mit au net sa traduction en beau caractére, l’orna de plusieurs traits de plume, mit toutes les capitales en rouge & or ; & quand il l’eut fait aussi belle qu’il lui fut possible, il l’enferma dans une dédicace en vers, la première production de sa muse encore novice, & qui dût passer par plusieurs altérations avant qu’il eût le courage de la présenter à son adorable Celie. Après qu’il l’eut finie, il la montra à son précepteur, sans lui faire une confidence directe de sa passion, mais comme s’il n’avoit dessein que de faire une galanterie à l’aimable pupille de son pere. Celui-ci rit en lui-même de la discretion & de la modestie de son éleve ; mais comme il connoissoit fort bien les intentions de son patron, il applaudit à son dessein, donna des éloges à sa piéce, & l’encouragea à la présenter. Il la comparoit dans cette piéce à Europe (*25) dont les charmes avoient eu assez de pouvoir pour arracher Jupiter de l’Empyrée : il lui rappelloit comment ce Dieu s’étoit deguisé pour poursuivre son amour, & comment il avoit gagné de cette manière le cœur de cette Belle, les régrets qu’elle avoit poussés, les larmes qu’elle avoit repandues en se voyant éloignée de sa patrie, mais qui tarirent bientôt, dès que son cœur devenu sensible connut toutes les douceurs de l’amour. Il lui disoit ensuite, qu’ayant tâché d’habiller Europe à l’Angloise, il lui dédioit ce petit ouvrage comme un bien qui lui appartenoit, parce qu’elle seule avoit pû le lui inspirer & donner de l’harmonie à ses vers ; qu’elle étoit l’Europe de son siécle, que ses charmes avoient même plus de pouvoir, puisque la première n’avoit fait qu’arracher Jupiter du Ciel, au lieu que ses charmes pouvoient élever un mortel dans le séjour de Dieux. Enfin il la prioit dans quelques lignes au bas de cette piéce, d’accepter cette humble offrande, comme la première production d’une muse qui lui étoit redevable de tout ce qu’elle pouvoit faire, & qui lui seroit devouée pour toujours, avec une zèle & une fidélité inébranlables, par son adorateur Strephon. Il y avoit dans cette piéce quelque choses de très touchant, & qu’on auroit eu de la peine à trouver chez les plus grands Maitres de l’art. Celie la reçut avec toute la douceur imaginable ; mais quoiqu’elle se fût aussi bien apperçue que les autres personnes de sa famille, de la passion qu’elle lui avoit inspirée, cependant elle ne parut pas en avoir le moindre soupçon, & elle feignit de regarder cette dédicace, & toutes les autres marques qu’il lui donnoit de son amour, uniquement comme les effets de sa complaisance. Mais comme le tems, qu’elle avoit déterminé pour son départ de la campagne, approchoit, le pauvre Strephon commença à devenir extrêmement mélancolique ; & son pere appréhendant que cette separation n’eût des suites fâcheuses, pensa qu’il ne devoit plus différer de faire connoître á sa pupille les effets que sa beauté avoit produits, & de l’engager, s’il étoit possible, à faire un plus long séjour dans sa maison. Il lui dit, que si son fils continuoit à se perfectionner comme il avoit commencé depuis qu’elle avoit paru chez lui, il se flattoit qu’elle ne le trouveroit pas indigne du bonheur auquel il le voyoit aspirer ; & que de son côté l’ayant toujours aimée comme sa fille, il ne souhaitoit rien avec tant d’ardeur que de la voir entrer dans sa famille. Célie ne fut nullement surprise de cette declaration ; elle s’y attendoit depuis quelque tems, & elle avoit sa reponse toute prête. La figure de Strephon n’avoit rien de désagréable : & quand elle pensoit que tout ce qu’il faisoit pour se former & s’instruire, ne venoit que dû <sic> désir de lui plaire, cette réflexion avoit plus de pouvoir sur son esprit, que si elle l’avoit vû à son arrivée aussi accompli qu’un Cavalier puisse l’être. Sa générosité la rendoit sensible à l’amour de Strephon, & elle avoit trop de prudence pour ne voir pas qu’elle ne trouveroit peut-être jamais un parti aussi avantageux ; car elle n’avoit qu’un bien médiocre, & Strephon étoit un riche héritier ; ainsi elle ne sentoit pas la moindre repugnance pour cette proposition. Elle repliqua donc à son tuteur, qu’elle lui avoit tant d’obligations pour le soin qu’il avoit pris d’elle, & de son bien, qu’elle l’avoit toujours consideré comme son pere ; que la jeune Demoiselle sa fille lui étoit extrêmément chere, & que Strephon étant le fils & le frere de deux personnes qui tenoient le prémier rang dans son estime & son amitié, ne pouvoit pas lui être tout á fait indifférent ; mais qu’ils étoient l’un & l’autre encore trop jeunes pour penser au mariage, & que vraisemblablement il changeroit de dessein à la vûe de quelqu’objet plus digne de son affection ; mais que s’il continuoit à penser de la même manière, elle n’étoit pas en état de rien refuser à une famille de laquelle elle avoit reçû tant de bienfaits. Ce bon Pere fut charmé de voir qu’elle n’avoit point d’aversion pour son fils ; & comme il les trouvoit lui-même encore fort jeunes, il n’étoit nullement pressé pour conclure ce mariage, & il la pria seulement de ne plus songer à les quitter ; car, dit-il, comme c’est uniquement à votre présence que je dois un fils digne de porter ce nom, je n’ai que trop de raison de craindre que votre absence ne le fasse retomber dans son prémier état. Quoique je ne pense pas qu’il y ait rien à craindre à cet égard, repondit-elle en souriant, cependant il suffit pour m’engager à différer mon départ, qu’il vous plaise de me l’ordonner. Enfin elle passa avec eux tout l’hyver : dans cet intervalle Strephon fit de très grands progrès, & enhardi par son pere, il apprit peu à peu à exprimer sa passion d’une manière si persuasive, qu’il obtint de Celie l’aveu de sa sensibilité ; & le printems suivant vit la solemnisation de leur mariage, à l’extrême satisfaction de toutes les parties intéressées. J’apprends qu’il est devenu un homme très accompli, & ce qu’on peut appeller un aimable Cavalier (sans faire attention au sens moderne de cette expression) & que jamais on n’a vû un couple plus heureux que ces deux Epoux, qui se donnent encore parmi leur intimes amis les noms de Strephon & de Celie, en memoire de leur premier amour.
Comme la beauté seule étoit capable de tirer ce jeune Gentilhomme d’une stupidité qui paroissoit lui être naturelle, je ne puis m’empêcher de rire en pensant au mélange de bêtise & de fatuité qui auroit formé son caractére, si sa maitresse avoit ressemblé à quelques belles Dames que je connois. Le paysan auroit toujours resté sous l’enveloppe du petit Maitre, & on n’auroit rien vû de si comique qu’une composition de cette nature. Cependant on ne rencontre que trop d’animaux semblables, même dans cette grande Métropole ; & il n’y auroit rien de plus glorieux pour notre sexe, que d’obliger tous leurs amans à devenir raisonnables, avant que de leur témoigner aucune bienveillance. Mais, helas ! tandis que les Marionnettes & les Conundrums occuperont toute leur attention, on ne doit rien attendre de semblable. Pendant que les femmes continueront dans leur attachement pour des bagatelles, les hommes les encourageront à conserver ce goût, dans l’espérance de leur plaire ; & comme Strephon s’appliqua, pour se rendre digne d’une femme de bon sens, à acquérir toutes les qualités que lui paroissoient nécessaires afin de parvenir à ce but, ainsi tous ceux qui aiment réellement, rechercheront toujours ce qui peut plaire à l’objet de leur affection. Je soutiens donc, que chaque Belle devroit être responsable pour toutes les folies de ses adorateurs, tandis qu’elle continue à recevoir leurs vœux ; & afin qu’on ne dise pas que j’exige trop de mon sexe, je voudrois aussi que chaque homme fût blamable à proportion des impertinences de la Beauté à laquelle il fait sérieusement la cour. Comme il n’y a rien que de naturel & de louable dans le désir reciproque de se plaire, qu’on remarque dans l’un & l’autre sexe, ils se reformeroient ainsi mutuellement, lorsqu’ils s’appercevroient que c’est le seul moyen de parvenir au but de leurs désirs. On se défait plus aisément de ses vices que de ses extravagances. On a beau laisser la conscience sans l’appeller ni la consulter, elle se reveille de tems en tems, & nous arrête lorsque nous allons devenir criminels. Mais la raison n’est pas toujours si officieuse ; la vanité endort souvent notre bon sens, & pourvû que nous nous imaginions que nous ne faisons point de mal, nous croyons être en droit de faire tout ce qui nous plait. Cependant, si nous avons trop d’indulgence pour nos folies, elles nous entraineront souvent dans le vice avant que nous soyons sur nos gardes ; & ce qui les rend encore plus dangereuses, c’est que nous ne voyons point où nous allons, jusqu’à ce qu’il ne soit plus tems de rebrousser, & qu’il ne nous reste plus qu’un triste repentir de notre faute. L’amour du jeu, la passion pour toutes les babioles qui sont nouvelles, & une habitude continuelle de courir d’un endroit public à l’autre, sont de ce genre ; & je puis dire qu’ils sont les Généraux de cette armée d’extravagances, qui nous mettent en état de combattre contre la vertu, & qui avec le tems la subjugueront entiérement. Comme les petits ruisseaux, en se réunissant, forment de grands fleuves, & que ceux-ci forment à leur tour les mers ; ainsi les mauvaises habitudes naissent & se fortifient par des dégrés imperceptibles. Je voudrois que chaque femme de la capacité la plus commune se fit à elle-même cette question ; si l’amour & les éloges d’un homme de bon sens ne lui font pas plus d’honneur, que les flatteries outrées & ridicules d’un fat. Mais comme je l’ai déjà remarqué assez souvent dans le cours de ces speculations, de même je ne puis m’empêcher de le repéter ici, que si nous voyons tant de gens se conduire d’une manière entiérement contraire à tout ce que leurs véritables intérêts exigent qu’ils poursuivent, c’est uniquement parce qu’ils ne font pas les réflexions convenables. Je ne m’apperçois pas, lorsqu’on lit, ou qu’on fait l’histoire de quelque personne illustre & remarquable, que les auditeurs en soient sensiblement touchés, & suffisamment prêts á donner à une telle personne les éloges qu’elle mérite. Mais pourquoi ne sont-ils pas enflammés d’une noble émulation pour imiter de si beaux modeles ? Pourquoi chaque femme ne tâche-t-elle pas de devenir une Cornelie ? Pourquoi les hommes ne copient-ils pas un Scipion ou un Brutus ? Les deux sexes dans tous les rangs, & toutes les conditions, peuvent trouver des modéles parmi les anciens, & même parmi les modernes, qu’ils prendroient sûrement pour la regle de leur conduite, s’ils vouloient seulement considerer les avantages infinis qui leur en reviendroient. Mais les personnes du beau monde ne peuvent supporter la fatigue de penser sérieusement ; il leur faut donc pour reformer leur conduite présente, quelque preuve demonstrative, que le seul moyen d’obtenir des applaudissemens, c’est de les mériter. Par exemple, si quelques Beautés brillantes, comme Annabelle, Martilie & d’autres, qui permettent malheureusement à une troupe de fats qu’ils leur fassent la cour, qu’ils les suivent dans le Mail, qu’il jouent avec leur éventail à l’opera & à la comédie, & qu’ils se vantent même d’être admis à l’heure de leur toilette ; si, dis-je, elles prenoient la resolution de ne recevoir dans la suite que des hommes d’esprit, d’honneur, & de bonne reputation, le merite deviendroit bientôt à la mode, & on ne sentiroit pour les fats que le mépris qu’ils meritent. Et à l’égard des hommes, Porphirio, Albinus, Portius, & tous ceux qui se distinguent par un esprit & un gout delicat, devroient renoncer à toute conversation avec les femmes grossieres & étourdies de ce siécle, & ne dire de jolies choses qu’à celles qui peuvent leur repondre sur le même ton.

Nivel 3

Ejemplo

On dit que le regne de Charles II. étoit celui de la politesse & de la galanterie en Angleterre : & que ce Monarque étant un jour à se promener dans le Parc, y vit une jeune Dame dont la beauté lui plut infiniment. Après avoir fait deux ou trois tours, il l’aborda enfin avec cet air aisé & galant qui lui étoit particulier : cette Dame de son côté le reçut d’un air extrêmément gauche ; & comme il l’assura qu’une beauté telle que la sienne donneroit un nouveau lustre à la Cour. Cela peut être, repondit-elle, mais je n’y irai jamais. Pour quelle raison, demanda le Roi ? parce que je ne veux pas, repliqua-t-elle. Un tel procedé guérit dans un moment cet amoureux Prince de la passion qu’elle lui avoit inspirée, & il la quitta avec autant de mépris, qu’il l’avoit approchée avec admiration, en s’écriant, Belle & sotte en même tems ! Quelle pitié qu’une femme perde dès qu’elle ouvre la bouche tout l’avantage de sa beauté !

Retrato ajeno

Il est certain, suivant tout ce qu’on nous dit de ce Prince, que sensible autant qu’il l’étoit à la force de la beauté, & sujet á se laisser charmer par tous les nouveaux visages, qui avoient quelque chose d’aimable, il n’y avoit que l’esprit qui pût faire sur lui une impression durable. Toutes ses Maitresses étoient fameuses pour la vivacité de leur esprit, & quoiqu’il pût avoir autour de lui, comme on en voit encore aujourd’hui, quelque Courtisans d’un esprit nullement delié, cependant ceux avec qui il s’entretenoit en particulier étoient tous des hommes du plus beau génie.
Ce goût pour les conversations spirituelles se répandit du trône sur toute la nation ; & s’il est vrai que le même siécle ait été trop adonné à la galanterie, on faisoit du moins l’amour avec une certaine delicatesse, qu’on ne connoit plus aujourd’hui. C’est un fait reconnu pas <sic> des personnes qui ont le moins de penchant à pallier le vice, & qui ne peuvent être soupçonnées d’aucune partialité pour un siécle plutôt que pour un autre.

Nivel 3

Je n’y comprends rien, dit un de mes amis, que je soupçonne d’avoir aimé le plaisir dans sa jeunesse ; mais les hommes de ce siécle ont bien du bonheur : de mon tems il n’étoit pas possible de gagner une belle femme sans une longue application, & mille témoignages de respect & d’une consideration constante & sincére ; mais à présent quelques folatreries, ou un coup heureux aux cartes mettent une Belle à la discretion d’un Cavalier.
Les anciens eurent raison d’établir deux Cupidons d’une nature différente, pour présider sur les affaires d’amour ; l’un qui n’étoit que tendresse & vérité, qui n’inspiroit aucun désir déreglé, mais humble, soumis, & qui ne se proposoit que la satisfaction de l’objet aimé ; l’autre lascif, présomptueux, qui ne consultoit que sa propre satisfaction, & qui fouloit aux pieds toutes consideration contraire à ses desseins. Comment notre sexe, dont la douceur fait le caractére distinctif, peut-il préferer le dernier ! il faut assurément qu’il noye sa raison dans les excès de la nuit, ou que quelque circonstance fatale lui rende toute réflexion inutile.

Nivel 3

Je me rappelle d’avoir vû dans une bibliotheque qui appartenoit à un de mes parens, un petit livre intitulé la Carte de l’Imagination ; ce livre me parut être un des premiers qu’on ait imprimés en Angleterre ; le caractére & le langage en étoient si anciens, qu’ils étoient à peine intelligibles à un lecteur moderne. Peut- être cette raison augmenta-t-elle ma curiosité ; & je devins bientôt avec le secours du proprietaire de la bibliotheque, en état de comprendre ce qui étoit contenu dans ce livre ; j’y trouvai donc un recueil de plusieurs petites histoires remarquables, avec des notes sur chacune, qui montroient au lecteur l’usage qu’il devoit faire de cette lecture. Entr’autres choses, il y étoit beaucoup parlé de joûtes, des tournois qui se faisoient autrefois à l’honneur de notre sexe, & des choses étonnantes que les amans exécutoient en présence de leurs maitresses, surtout s’ils en avoient obtenu une écharpe, un ruban, un gand, ou de quoi orner leur casque ; mais il y en eut une qui me plut particulierement, parce qu’elle me sembloit prouver le pouvoir de l’amour, & qu’elle a fait autrefois beaucoup de bruit dans le monde.

Metatextualidad

Ceux qui pensent que mes productions meritent d’être lûes, goûteront peut-être, comme moi, cette histoire ; c’est pourquoi je prends la liberté de la leur présenter, comme un objet digne de leur curiosité.

Nivel 3

Relato general

J’ai parlé dans l’un de mes Essays précedens d’un jeune Gentilhomme, nommé Geoffroy Rudel, natif de Provence. Cette belle province fait, comme on l’on sçait, partie de la France, mais anciennement elle étoit un fief de l’Empire. Le livre dont j’ai tiré cette histoire, dépeint ce jeune Gentilhomme comme l’un des Cavaliers les plus polis & les plus accomplis de son siécle. Richard I. Roi d’Angleterre, surnommé cœur de Lyon à cause de son grand courage, ayant passé une grande partie de sa jeunesse en Provence, forma avec lui une étroite liaison ; & quand il fut parvenu à la couronne, il lui écrivit pour le prier au nom de leur ancienne amitié de venir le trouver. Geoffroy Rudel accepta cette invitation, vint en Angleterre, & fut le premier qui tira parmi nous la Poësie de l’oubli où elle étoit ensevelie depuis quelques siécles. Il reste encore des vers de sa façon dans quelques anciennes Maisons de ce Royaume, & Mr. Rhymer nous assure, qu’il y en a encore davantage dans la bibliotheque du Grand Duc de Toscane. Quand le Roi Richard se croisa pour la conquête de la Terre Sainte, Geoffroy l’accompagna, & ne se distingua pas moins par sa bravoure sur le champ de bataille, qu’il avoit paru bon Courtisan en tems de paix. Il fut fait prisonnier avec ce Prince en Allemagne, lorsqu’il fut arrêté à son retour par le perfide Duc d’Autriche, & retenu trois années entières pour une rançon si exorbitante, que toutes les richesses de l’Angleterre ne suiffsoient pas pour la payer ; une obligation que nous avons à la Maison d’Autriche, & que nous n’aurions pas dû oublier sitôt ; mais le tems efface tout, & nous sommes un peuple prêt à pardonner. Il n’importe cependant ; l’héritiere de cette Maison nous dédommagera sans doute de tous les torts que ses ancêtres nous ont fait ; en même tems qu’elle nous recompensera amplement pour tous les services que nous lui avons rendus. Après avoir obtenu sa liberté, il ne revint pas avec le Roi en Angleterre, mais il passa en Bretagne, qui appartenoit alors au Prince Geoffroy, frere de Cœur de Lyon, & pere de ce malheureux Arthur, qui perdit la vie lors de l’usurpation de son oncle Jean. Là il entendit dire tant de merveilles, de l’esprit, du savoir, & de la beauté de la Comtesse de Tripoli, qu’il devint plus amoureux à l’ouie du caractére de cette Dame, qu’on ne l’est aujourd’hui à la vue du plus parfait original que la nature ait produit, & que l’art ait perfectionné. Ni son amitié pour le Prince Geoffroy, ni les instances de la noblesse de Bretagne dont il étoit extrêmement aimé & respecté, ne purent l’engager à y faire un plus long séjour : il loua un vaisseau, & s’embarqua avec le premier bon vent pour Tripoli. (geonames kennt 3 Städte, unklar welche) Mais quoique sa passion lui inspirât assez d’obstination pour abandonner tout ce qu’il avoit de plus cher dans ce monde, & pour s’exposer à une infinité de dangers, afin d’obtenir la vue de cet objet aimé ; cependant il avoit assez de bon sens, pour voir tout ce qu’il y avoit de romanesque dans cette avanture, ce qui joint à l’incertitude de la reception qu’on lui feroit à son arrivée, le remplissoit des plus terribles agitations. Pour soulager la mélancolie qui le saisissoit durant un voyage de si long cours, il repandit les épanchemens de son cœur en plusieurs odes & sonnets ; mais comme ils sont écrits en Provençal, je m’abstiendrai de les transcrire ici (*26). Mon auteur dit, que jamais voyage ne fut plus malheureux, que plusieurs orages les obligerent plus d’une fois à gagner quelque port pour se radouber, & qu’ils se trouverent de tems en tems dans des calmes si grands, que le vaisseau ne pouvoit pas avancer, & sembloit être devenu immobile ; & pour surcroit d’infortune, ils furent attaqués par deux galeres Turques, qui les auroient faits tous prisonniers sans la valeur extraordinaire & la bonne conduite de Geoffroy Rudel. Il reçut cependant dans le combat plusieurs blessures, qui jointes à ses autres fatigues, & à l’agitation de son esprit, le jetterent dans une maladie de langueur, qui le menaçoit à chaque instant d’une mort prochaine. Ils rencontrérent par hazard un vaisseau destiné pour les parties meridionales de la France, & pour un port voisin du lieu de sa naissance ; c’est pourquoi le Commandant le pressa extrêmement de profiter de cette occasion pour rebrousser, lui alleguant que dans l’état où il étoit, il n’y avoit rien de plus dangereux pour lui que de poursuivre son voyage ; que vraisemblablement l’air natal le retabliroit, & qu’il pourroit ensuite se rembarquer pour Tripoli avec plus d’apparence de succès. Mais toutes ces instances, quoique très-raisonnables, ne firent aucune impression sur Geoffroy. L’état foible & languissant de son corps, n’avoit point d’influence sur son esprit ; trop occupé des perfections de la Comtesse, il resolut donc de poursuivre son voyage, quoiqu’il en pût resulter. Enfin il arriva sans aucun autre accident au port tant désiré. Lorsqu’on vint lui dire dans la cabane où il étoit couché, qu’on avoit jetté l’anchre, & qu’on découvroit distinctement les Tours de Tripoli, il leva les mains & les yeux au Ciel, en signe d’action de graces, de ce qu’après tant de souffrances, il avoit enfin le bonheur de respirer le même air que cette admirable beauté, qu’il étoit venu voir de si loin. Un homme moins amoureux l’auroit regardée comme un foible dédommagement, surtout puisque malgré tous ses efforts, il ne lui fut pas possible de quitter le lit ; mais il reçut une plus grande faveur qu’il ne s’y attendoit, ou même qu’il n’avoit lieu de l’esperer. La Comtesse ayant appris qu’il étoit dans ce vaisseau, & le motif qui l’avoit amené jusques-là, aussi bien que l’état dans lequel il se trouvoit, eut assez de compassion pour lui faire une visite, souhaitant ardemment que cette marque de complaisance pût lui rendre la santé, qu’il avoit perdue à son sujet ; mais il étoit trop tard, l’inexorable mort triomphoit déjà de l’amour le plus pur qu’il y eut jamais. Ses yeux sembloient s’être fermés pour toujours ; mais ils se rouvrirent tout d’un coup, dès qu’il apprit que la Comtesse étoit près de lui : elle le prit par la main, & lui dit avec le ton de voix le plus doux, qu’elle étoit percée jusqu’au cœur de voir qu’un homme de ce merite se fût exposé à de si grands dangers. Toutes mes souffrances, s’écria-t-il en la contemplant avec admiration, comme s’il avoit dessein d’emporter son image dans le tombeau, sont plus que payées par le plaisir de vous voir. Il approcha ensuite ses lévres de la main de cette Dame, & après y avoir imprimé le baiser le plus passionné, il expira sur le champ. Un exemple si rare d’une véritable affection, ne pouvoit que toucher une personne naturellement généreuse : aussi fit-il une impression si profonde sur cette aimable Comtesse, qu’elle regretta sa perte, comme si elle avoit perdu en lui un Amant qui lui eût été cher depuis long-tems ; elle donna à son souvenir toute cette tendresse qui l’auroit rendu le plus heureux des hommes s’il avoit vécû. Elle fit transporter son corps à terre, le fit ensévelir de la manière la plus somptueuse, & lui éleva un tombeau en partie de jaspe & en partie de porphire, avec une épitaphe en vers Arabes ; fit copier en lettres d’or toutes ses Odes & Sonnets, & après avoir fait tout ce dont elle put s’aviser pour immortaliser le nom de cet amant, elle fit vœu de chasteté, fonda un Monastére, dont elle fut la première Abbesse, & l’enrichit de tous ses biens.

Metatextualidad

Je souhaiterois que cette histoire eût eu une fin plus heureuse, & que pour encourager les amans semblables à notre noble Provençal, elle nous eût appris la pompe de ses nôces, plutôt que la magnificence de ses obseques ; mais comme je n’ai eu en vûe, en l’insérant ici, que de montrer aux Dames le pouvoir qu’elles pourroient avoir sur les hommes, si elles ressembloient à la Comtesse de Tripoli, celles qui souhaitent d’être aimées autant que cette Dame l’a été, deviendront peut-être ses imitatrices.

Metatextualidad

Je me propose de publier, dans une de mes meditations suivantes, un petit nombre de maximes & de régles de conduite, tirées des auteurs les plus polis & les plus éclairés de tous les siécles ; persuadée que si on les met en pratique, elles suppléeront à toutes les imperfections naturelles, donneront des charmes au visage le plus indifférent, & rendront la beauté infiniment plus aimable. Nous avons reçu une seconde lettre de Britannicus ; mais la même raison qui a privé le public de la satisfaction de voir la première, subsiste encore contre celle-ci : quoique nous fassions tant de cas du sujet, comme de la manière juste & agréable avec laquelle il le manie, que nous courrons le risque d’offenser ces personnes qui s’imagineront peut-être qu’elles y sont traitées avec trop de séverité, afin d’obliger la plus estimable, & nous esperons de contenter la plus grande partie de nos lecteurs ; nous l’insererons donc dans notre premier discours, pourvû qu’il consente que nous omettions la prophetie, & les trois dernières lignes du cinquième paragraphe, & que nous changions les lettres initiales des noms propres. Il concevra aisément la nécessité de cette précaution, à l’égard d’une chose qui doit sortir de la presse : il faut donc qu’il nous excuse si nous lui en faisons la proposition, & qu’il ait la bonté de nous communiquer sa resolution à ce sujet. Nous avons encore reçu une lettre signée Dorinde, une autre H.L. & une troisième Clariballe. Nous ne manquerons pas de donner aux deux premières une place dans le premier discours que nous publierons ; mais l’autre, à cause de sa longueur, sera renvoyée au mois suivant. Cette Dame peut compter de voir alors l’histoire que sa lettre contient aussi publique qu’elle peut le devenir par notre canal, avec les observations qui se seront présentées à notre esprit en considerant attentivement ce sujet. S’il arrive, comme je le crains, que nous pensions différemment de l’aimable auteur de cette lettre, nous nous flatons qu’elle nous excusera, en faveur de la sincérité & de l’impartialité que nous sommes resolues de conserver durant tout le cours de ces meditations. Les vers de Simonides ne s’accordent pas tout à fait avec les regles que nous nous sommes prescrites ; ils plairont peut-être d’avantage aux auteurs de ces papiers qui paroissent chaque semaine. C’est pourquoi, si celui qui nous les a envoyez n’en a point gardé de copie, pour lui éviter la mortification d’avoir pris tant de peine en vain, nous les laisserons chez notre imprimeur, qui les lui rendra, s’il veut prendre la peine de passer, tels que nous les avons reçus sans qu’on en ait emprunté ou alteré un seul mot, ni même une seule syllabe.
Fin du Second Volume.

1(*) Racket signifie un bruit violent, un grand désordre, du tintamarre : on donne ce nom aux assemblées les plus nombreuses. Voyés plus bas ce que l’auteur en dit.

2(*) C. ad. Cohue. confusion.

3(+) Drum signifie un tambour. Il ne faut pas croire sur ceci, que les assemblées soyent si bruyantes en Angleterre.

4(*) Ruës de Londres.

5(*) Les Conundrums, sont de mauvaises énigmes qui roulent sur un jeu de mots on <sic> une froide équivoque : on demande, par exemples, à quoi ressemble telle ou telle chose.

6(1) Guild-Hall est l’Hôtel de ville.

7(2) C. ad. Amour gay.

8(3) C. ad. lourd pésant.

9(4) C. ad. Caprice, fantaisie.

10(5) C. ad. gaye enjouée, qui aime le plaisir & la gaillardise.

11(6) C. ad. joli homme.

12(1) C. ad. male, robuste.

13(2) C. ad. grosse, vigoureuse.

14(3) C.ad. dont on paye cherement les visites.

15(4) C. ad. lambin, nigaud.

16(5) C. ad. qui doute de quel côté se tourner.

17(6) C. ad. œuil de boeuf.

18(7) C. ad. fuseau.

19(1) C.ad. métal de bas alloy.

20(2) C. ad. hautaine.

21(3) C. ad. chancelant.

22(4) C. ad. Paon.

23 (5) C. ad. étourdie.

24(*) Place de Londres.

25(*) On a mieux aimé donner en peu de mots le sens de cette piéce, que de la traduire litteralement ; on craignoit que certaines pensées, & quelques expressions présentées au lecteur sans les agrémens de la versification, ne lui parussent insipides.

26(*) L’Auteur en donne ici quatre couplets, traduits en Anglois, par Mr. Rhymer : je n’ai pas crû qu’une autre traduction en plût, dans une langue qui abonde en mille jolies chansons.