La Spectatrice. Ouvrage traduit de l'anglois: Livre dixieme.

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Livre Dixieme.

Nível 2

Quoique mon illustre frere & plusieurs autres Auteurs ayent publié leurs différentes opinions touchant la jalousie, je m’imagine qu’il ne sera pas hors de propos d’ajouter quelque chose à ce qui a été déjà dit sur une passion, dont les suites ont été & seront toujours funestes au genre humain, & non-seulement parce qu’on ne repétera jamais trop souvent ce qui peut servir de préservatif contre une passion si dangereuse, mais encore parce que ceux qui en ont parlé, si j’ôse le dire, ne se sont pas autant arrêtés sur ce sujet qu’on auroit dû s’y attendre, & que la plus grande partie en ont parlé plus avantageusement qu’il ne merite. Ce que j’entends, en disant qu’ils ont fait plus d’honneur à cette passion qu’elle ne merite, c’est qu’ils en ont parlé comme si elle étoit uniquement l’effet d’un amour trop violent, & quoique ce puisse être quelquefois le cas, il s’en faut beaucoup qu’il le soit toujours ; je pense même qu’il ne seroit pas difficile d’en trouver souvent la cause dans un des sentimes les plus bas dont l’ame soit susceptible, au lieu de la faire dériver de la plus noble passion ; on peut à la vérité l’appeller très proprement le poison de l’amour ; & si un amour violent en est la source, ce ne peut être qu’une inclination basse & grossière, & non cette passion pure & delicate, qui merite seule le nom d’amour. Tous ceux qui conviennent que le vrai amour est fondé sur cette estime que les bonnes qualités de l’objet aimé font naître dans notre ame, ne pourront point nier ce que j’avance ; & je crois qu’on produira peu d’exemples d’un amour constant & sincére, qui n’ait pas été accompagné d’estime.

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On comprendra facilement que je veux parler de cette affection, qui subsiste entre des personnes ou qui sont déjà mariées, ou qui se sont unies par des assurances reciproques d’une tendresse éternelle. Et à l’égard de cette timidité qui est la compagne naturelle de l’amour dans son enfance, je pense qu’elle vient uniquement de la défiance à l’égard de notre propre mérite, & non d’aucun soupçon au sujet de l’objet aimé ; ainsi on ne doit point la confondre avec la jalousie. Et puisque ces folles idées qui constituent la jalousie ne peuvent s’introduire dans le cerveau, qu’après avoir été en possession de tout ce qu’on désiroit, ou après s’être flatté qu’on y parviendroit ; je pense que ceci justifie suffisamment mon opinion, savoir, que cette odieuse passion découvre plutôt dans celui qui aime, une chétive opinion, qu’un véhémente admiration de l’objet de son amour, à moins qu’on ne donne ce nom à des soupçons qui ont pour objet l’inconstance, le parjure, & la plus infame perfidie. Il y a des gens dans le monde qui ne savent pas jouir de la prospérité, & qui ne sont jamais tranquilles, quoiqu’ils soyent arrivés au but de leurs travaux ; ils ont tout obtenu ; ils n’ont plus rien à désirer ; & semblables à ce Conquérant Macédonien, ils sont fâchés de ne trouver plus d’opposition ; cette inquiétude d’esprit leur fait refléchir comment ils pourroient être dépouillés de ce qu’ils ont acquis ; bientôt ils regardent comme probable ce qui n’est que possible, & enfin ils en font un événement infaillible. L’imagination est une faculté douée du pouvoir de créer, & quand elle est agitée par la crainte, elle enfante des prodiges ; elle forme des apparitions, qu’elle change ensuite en réalités ; elle anéantit ce qui existe, & fait de rien quelque chose ; elle applanit les montagnes & éleve les vallées ; elle unit les choses les plus contraires, & divise les corps les plus fortement unis ; en un mot, elle fait ou défait comme il lui plait, détruit l’ordre naturel des choses, & exécute ce qui est au-dessus du pouvoir de la nature. C’est ainsi que plusieurs personnes se sont égarées par une impatience de temperament & par la force de leur imagination ; de cette manière elles ont détruit leur repos, & celui de la personne qu’elles prétendoient aimer ; cependant cette source de la jalousie est de toutes la plus excusable, parce que dans ce cas on peut prendre alors cette passion, comme s’exprime un de nos Poëtes, pour la fiévre de l’amour. S’il est donc vrai que les fautes de l’amour puissent trouver leur justification dans cette passion, ceux qui sont inquiétés à ce sujet doivent pencher à excuser les effets en consideration de la cause. Mais quelle excuse pourront alléguer en leur faveur ces personnes, qui n’ont de l’amour que les peines, semblables à un malade qui ne sent son existence que par les tourmens qu’il endure ? Et il n’y en a que trop dans ce cas, qu’il est très aisé de remarquer ; incapables de sentir aucune tendre émotion, ou d’avoir une véritable consideration pour la personne avec qui ils se trouvent unis, ils ne laissent pas de montrer une jalousie funeste à tous ceux sur qui elle peut étendre ses malignes influences. Ce cas est fort commun, quoiqu’il puisse paroitre extraordinaire, & j’ose assurer qu’il n’y en a pas un seul entre ceux qui verront ces feuilles, qui n’en ait vû un ou plusieurs exemples dans le cours de sa vie, & qui en suivant la maxime reçue que la jalousie est l’effet de l’amour, n’ait plutôt plaint que condamné les extravagances dont cette passion a été la cause. Il n’est pas surprenant qu’une personne désinteressée en juge de cette manière, puisque ceux qui y avoient le plus d’intérêt, ou qui auroient pû aisément découvrir la vérité, y ont été souvent trompés ; & quoiqu’ils ayent été traités de la manière la plus cruelle & la plus insultante, ils se sont soumis à ce traitement avec une secrette satisfaction, persuadés qu’il ne venoit que d’un excès d’inclination.

Exemplo

Ce préjuge me rappelle ce qu’on dit des Russiennes, qu’elles regardent les coups comme la plus grande marque d’amitié que leurs Epoux puissent leur donner, & que si elles ne sont pas bien battues, au moins une fois chaque jour, elles iront se plaindre à leurs amies de l’injustice avec laquelle on les traite.
Si ce récit est véritable, c’est ce que je ne prétends point déterminer ; mais quand je considére la delicatesse des femmes de mon pays à d’autres égards, il me paroit aussi étrange, qu’aucune d’entr’elles puisse se plaire à des discours & à des actions qui doivent être regardées comme des offenses en Angleterre, que des coups peuvent l’être en Russie. Mais comme la vanité & une haute opinion de son propre mérite, rend quelquefois l’une des deux parties tranquille, contente de son sort, & même, comme je l’ai déjà observé, qu’elle lui fait trouver du plaisir dans les reproches & les mauvaises manières de l’autre ; de même celle-ci est animée par son orgueil, & une envie de dominer, à ne pas souffrir qu’on témoigne à aucune autre personne la moindre civilité. L’heureux mortel à qui elle a daigné donner la main, ne doit penser qu’à lui plaire ; il ne doit trouver du mérite qu’en elle ; renoncer à toute complaisance, à toute décence, il doit même être grossier, sauvage à l’égard des autres ; un sourire, une politesse sont des crimes qui méritent les réflexions les plus insultantes ; & il faut qu’il s’expose à la haine & au mépris de tout le monde, pour jouir de quelque tranquillité avec une compagne qu’il ne lui est pas libre d’abandonner. Il y a encore une autre fantaisie qui regne parmi un grand nombre de personnes, c’est qu’ils affectent de trouver partout du mystére, de peur qu’on ne les soupçonne d’avoir une foible pénétration & d’être incapables de rien approfondir ; ils veulent donner du sens à des choses qui en sont tout-à-fait vuides ; leurs yeux & leurs oreilles sont continuellement attentives, & ils interpréteront l’action de frédonner un air, ou même la démarche de la personne qu’ils soupçonnent, comme un indice de quelque complot caché, destiné à éluder leur pénétration. Ainsi, en tâchant de devenir plus sages que leurs voisins, ils perdent la petite portion de jugement qui leur reste ; & lorsqu’ils s’imaginent que chacun redoute leur discernement, ils sont un objet de risée pour toutes leurs connoissances. Je dois avouer que ces personnes si fines hors de saison sont plus que toute autre l’objet de mon aversion, aussi sont-elles les plus incommodes qu’on puisse trouver.

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Retrato alheio

J’ai connu autrefois un homme de ce caractére, qui avoit une femme très aimable & très vertueuse ; mais la pauvre Dame ne pouvoit pas avoir entre ses mains le moindre morceau de papier sans qu’il l’examinât ; si un domestique entroit & venoit parler à l’oreille de sa Maîtresse touchant quelque affaire de son propre ménage, elle devoit repéter sur le champ ce qu’on venoit de lui dire ; encore ceci ne suffisoit pas pour le convaincre qu’on ne lui en imposoit point, & il ne manquoit pas de sortir sur le champ, d’appeller le domestique, & de l’obliger à lui dire pour quelle raison il avoit parlé bas à sa Maîtresse ; & si chaque parole ne s’accordoit pas exactement avec le récit que sa femme lui en avoit fait, il concluoit d’abord, qu’il y avoit quelque dessein sur pied au préjudice de son honneur ; & pour le prévenir, le domestique étoit congédié dans le même instant & son épouse confinée dans sa chambre ; dès qu’il entendoit frapper à la porte, il voloit à la fénêtre, & ensuite descendoit sans bruit jusqu’au milieu de l’escalier pour écouter ce qui se disoit ; si on parloit trop bas, il seroit descendu jusqu’à la porte, & auroit obligé la personne qui avoit frappé à redire en sa présence le message dont elle étoit chargée enfin jamais famille n’a autant souffert que la sienne de cette humeur singuliere ; quoiqu’il se conduisit assez bien à d’autres égards.

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Retrato alheio

Il y en a encore d’autres, qui sont industrieux à se tourmenter eux-mêmes & tous ceux qui les environnent ; comme ils se rappellent leurs fautes passées, ils jugent sur cette régle des vertus des autres, & s’imaginent que personne ne peut résister à une tentation à laquelle ils ont eux-mêmes succombé. Il n’est pas possible de les tranquilliser, quoique des serrures & des grilles mettent la personne en sûreté, ils se persuadent toûjours que le cœur leur échappe, & ils sont jaloux de l’intention ; plus on leur parle, plus on s’efforce de les délivrer de ces appréhensions, & plus elles s’enracinent ; ils regardent tout ce qu’on fait dans ce dessein, comme hypocrisie & dissimulation, ils s’en irritent comme d’une nouvelle offense, & d’un affront fait à leur pénétration.
Après tout, ce qui occasionne la plûpart des jalousies, c’est la vanité dans les femmes, & trop de délicatesse sur leur honneur dans les hommes. L’amour inspire une noble confiance, il permet & prend lui-même toutes les libertés qui sont décentes, donne un beau jour à chaque action, & ne se persuade jamais qu’on lui en impose, à moins qu’il n’en ait une entière conviction. N’est-ce pas faire une grande injustice à cette passion, que de lui en associer une autre d’une espéce si pernicieuse ? Un illustre Poëte à très bien decrit, suivant mon avis, la nature & le bonheur d’un amour vertueux, dans les paroles qui suivent.

Citação/Lema

L’amour est la plus généreuse de toutes les passions, le plus agréable refuge que l’innocence puisse trouver, un conducteur assuré de la jeunesse qui n’en reconnoit point d’autre, chargé d’aimables désirs, & inséparable de la vérité. Une liqueur cordiale que le Ciel a jetté dans notre coupe, pour faire passer les dégouts de notre vie. Il ne faut que ce seul avantage pour inspirer les louanges de Dieu même dans un pays d’Athées : car il n’y eut jamais une personne assez stupide, qui n’ait reconnu un Dieu dans l’amour, & n’ait béni son pouvoir.
Personne ne peut nier que cet illustre auteur ne connût parfaitement la nature humaine, & toutes les passions qui lui sont propres : de même que Mr. Congréve, qui ayant occasion de parler de la jalousie, s’est exprimé de cette manière.

Citação/Lema

Des doutes & des craintes viles se changent en jalousie, c’est l’enfer le plus ardent dans lequel le cœur puisse bruler.
Si ce judicieux auteur avoit pensé que la jalousie fût une suite de l’amour, il auroit sans doute dit, qu’un amour trop ardent se change en jalousie ; au lieu qu’il parle de doutes & de craintes viles ; ce qui montre, à mon avis, qu’il regarde une basse defiance & un naturel inquiet, qui n’est jamais satisfait, comme les principaux matériaux de la jalousie. Mais nous n’avons pas besoin de citer des autorités & d’entasser des citations, pour prouver une vérité, dont tous ceux qui consultent la raison, peuvent aisément se convaincre. Pour moi, quoique je fusse très fâchée pour l’intérêt de ce petit nombre que l’amour a unis, si la jalousie étoit une dépendance de cette passion, cependant je ne serois pas moins charmée de trouver un peu d’amour là où il y a de la jalousie, en consideration de tant de millions de personnes qui ont toutes les amertumes de l’une, sans aucun mélange des douceurs de l’autre.

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Narração geral

Aurélie étoit parvenue à l’âge de vingt-six ans, avoit connu tous les agrémens de la vie, quelques-uns disent même qu’elle n’en ignoroit pas les plaisirs les plus condamnables ; elle se maria alors avec Lucilius, parce que son intérêt & la reputation le vouloient ainsi ; mais sans sentir pour lui la moindre étincelle d’inclination : cependant à peine deux mois s’étoient-ils écoulés depuis leur mariage, qu’elle en devint excessivement jalouse ; la moindre civilité qu’il pût faire à une personne de son sexe, quoique en sa présence, lui donnoit des vapeurs ; mais si elle apprenoit qu’il fit visite à une femme de quelque condition qu’elle fût, cette nouvelle la jettoit dans des accès ; elle lui fit une querelle un jour pour avoir offert une prise de tabac à une cousine germaine, & elle ne voulut jamais s’appaiser qu’il ne lui eût fait serment de ne plus parler à cette Dame ; elle envoyoit après lui des espions pour l’observer partout où il alloit, & si elle apprenoit qu’il fréquentât une compagnie qui ne lui plaisoit pas, elle tomboit dans des angoisses qui se terminoient par des convulsions feintes ou réelles, dont il étoit sûr de porter sa part à son retour chez lui. Une telle vie devoit lui paroitre bien fatiguante ; cependant il la supporta quelque tems avec une patience qui surprit tout le monde ; il eut de la complaisance pour ses tendres foiblesses, ainsi qu’il les nommoit, & imputant à un excès d’amour tout ce qu’elle faisoit, il se privoit de tout ce qui pouvoit lui deplaire afin de la rendre tranquille ; & il feignoit, pour ne paroitre pas ingrat, une tendresse que son cœur n’avoit jamais sentie ; car il y avoit dans le foud <sic> aussi peu d’inclination d’un côté que de l’autre. Pour connoître leur situation, il faut savoir qu’un oncle d’Aurelie avoit pû rendre un grand service à Lucilius dans un poste dont celui-ci jouissoit & qui lui étoit subordonné, & jugeant que la mariage étoit nécessaire à sa niéce pour couvrir certaines libertés qui ne lui paroissoient pas compatibles avec l’état de fille, il avoit entrepris de lui donner Lucilius pour son Epoux. Il n’en eut pas plutôt fait la proposition aux deux parties, qu’elles l’accepterent, comme étant conforme à leurs différens intérêts ; ensorte que toutes les protestations qu’il se firent durant le peu de tems qui s’écoula avant leur mariage, furent semblables à celles qu’ils s’addresserent après la cérémonie, c’est-à-dire, que ceux qui les faisoient ne les sentoient point, & que ceux à qui elles étoient adressées n’en étoient point touchés. C’est pourquoi il n’y eut que le bon naturel de Lucilius, qui l’engagea à se soumettre à tout ce que la ridicule jalousie de sa femme lui imposoit ; à la vérité il ne savoit pas que cette jalousie n’avoit point d’autre source, que l’orgueil, & la vanité de montrer au public qu’elle avoit assez de charmes pour rendre un époux plus complaisant même qu’un amant. Comme elle trouvoit son intérêt à le traiter de cette manière, elle auroit sans doute continué ; mais il est fort incertain si sa patience & sa philosophie auroient pû soutenir long-tems cette éprouve ; lorsqu’un accident mit fin à leur dissimulation reciproque, & fit voir que toutes ces scénes de tendresse, qui se passoient entr’eux, n’étoient que farce & bouffonnerie. Lucilius avoit accoutumé de se lever de bon matin, de faire un tour ou deux de promenade dans le parc, où il pouvoit passer de sa maison par une porte de derrière ; il se mit dans l’esprit un matin de rendre visite à un ami qui demeuroit dans le voisinage, ce qui l’obligea à faire un détour, & à revenir chez lui en passant par la rue ; il n’étoit plus qu’à une dixaine de pas de sa porte, quand il vit sortir le laquais de son Epouse, avec une lettre à la main dont il lisoit l’adresse, & qu’il mit avec précipitation dans sa poche dès qu’il découvrit son Maître. Lucilius vit, ou s’imagina voir une étrange confusion dans l’air de ce domestique ; & quoiqu’il n’eût pas le moindre penchant à la jalousie, il sentit une extrême curiosité, sans savoir lui-même pour quelle raison, de s’informer a qui cette lettre étoit addressée ; mais de peur d’être découvert de sa maison, il se retira dans un passage étroit, qui conduisoit dans une autre rue, & ayant fait signe au laquais de venir à lui, il lui ordonna de lui remettre la lettre qu’il lui avoit vue entre les mains. Celui-ci n’osa pas le refuser, & Lucilius ne fut pas moins surpris que choqué de voir qu’elle étoit de la main de sa femme, & adressée à l’un des plus grands & des plus fameux débauchés de la ville, quoiqu’homme de qualité. Comme le lieu n’étoit pas propre à examiner le contenu de cette lettre, il ordonna à son domestique de le suivre dans une taverne, où l’ayant ouverte précipitamment, il y trouva les lignes suivantes.

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Carta/Carta ao editor

A l’aimable Miramont.
Monsieur, « J’ai consideré votre requête, & la compassion m’a enfin déterminée à l’accorder ; toutes choses paroissent s’accorder avec vos vœux ; Lucilius est engagé pour ce soir en compagnie, & je crois qu’il y restera tard ; mais comme je crains d’être connue dans l’endroit dont votre lettre parle, je vous prie que notre rendez-vous soit dans le Bagnio de Long-acre ; vous pouvez compter que j’y serai environ vers les six heures. Cependant soyez persuadé, cher Miramont, qu’il n’y a que le désir de préserver une vie aussi précieuse que la vôtre, qui puisse me porter à faire cette injure à un Epoux qui m’aime avec une extrême passion. Je me confie sur votre honneur que vous garderez inviolablement le sécret, & que vous ferez d’ailleurs tout ce qui pourra rendre parfaitement heureuse, celle qui est toute à vous, » Aurelie.
Si Lucilius l’avoit réellement aimé, quel coup affreux pour lui que d’apprendre l’inconstance & la perfidie de son Epouse ! Tout indifférent qu’il étoit à ses charmes, son honneur lui étoit trop cher, pour qu’il ne fit pas tout son possible afin de la mettre hors d’état de le sacrifier. Après quelques momens de réflexion, il examina le domestique sur ce qu’il pouvoit savoir de la liaison de sa Maitresse avec Miramont, quand & où elle avoit commencé, & depuis quel tems elle duroit. Il accompagna ces questions de tant de menaces, en y joignant même des assurances de le recompenser & de le protéger s’il avouoit la vérité, que s’il avoit eu même plus de courage & de resolution qu’on ne peut en attendre d’un homme de cet étage, il n’auroit pu refuser de satisfaire son Maître. Il instruisit donc Lucilius, qu’il croyoit que sa Maitresse avoit vû premierement le Cavalier en question dans la maison de Clelie, où elle alloit très souvent faire sa partie ; & qu’il y avoit environ trois semaines, autant qu’il pouvoit s’en ressouvenir : qu’ils s’étoient ensuite rencontrés, soit par hazard, soit de dessein prémedité, dans le Mail, & qu’il n’avoit porté au Cavalier qu’une seule lettre, en reponse, comme il le supposoit, à une qu’elle en avoit reçue ; que sa Maitresse en lui remettant la première lettre, & ensuite celle qu’il venoit d’intercepter, lui avoit donné de l’argent, en lui commandant très étroitement de ne faire jamais la moindre mention qu’il y eût aucun commerce entre elle & Miramont, & lui promettant, s’il se conduisoit fidélement dans cette affaire, de lui faire quitter la livrée, & de lui procurer un honnête établissement. Lucilius écouta ce récit avec une agitation qu’il est aisé de concevoir ; mais se remettant aussi promtement qu’il lui fut possible, il demanda une plume & du papier, & tâchant d’imiter la main de sa femme, il copia sa lettre mot pour mot, ne faisant que changer le lieu du rendez-vous, & substitua au Bagnio de Long-Acre, le cabaret du Cigne à Chelsea. Il sçella ensuite cette copie, & ordonna au domestique de la porter à Miramont, ajoutant, qu’il attendroit son retour dans la même taverne, pour sçavoir la reponse du Cavalier. Le laquais n’avoit alors plus de motifs de manquer de fidélité à son Maître, car puisque cette affaire étoit découverte, il n'avoit rien à attendre de Miramont, s’il l’instruisoit de ce qui étoit arrivé ; au lieu qu’il devoit s’attendre à éprouver tout ce que la fureur de Lucilius pourroit lui infliger, en cas qu’il découvrît que son domestique avoit agi contre ses ordres. La reponse de Miramont fut telle qu’on devoit s’y attendre, pleine de remercimens & de protestations d’un amour & d’une constance éternelle. Lucilius la mit dans sa poche, & ordonna au laquais de dire à sa Maitresse, que son Amant avoit une compagnie nombreuse chez lui, & qu’il n’avoit pas pû écrire, sans être remarqué, mais qu’elle pouvoit compter sur sa ponctualité à lui obéir. Lucilius rentra ensuite chez lui, déjeuna comme à son ordinaire avec son Epouse, & cacha si bien ce qui se passoit dans son ame, qu’elle n’eut aucun soupçon de ce qui étoit arrivé ; il la quitta cependant le plutôt qu’il lui fut possible, s’habilla, & ayant pris en lui-même son partie, il se rendit directement chez l’oncle d’Aurelie, pour l’informer de la découverte qu’il avoit faite, & pour lui montrer la lettre de cette Dame avec la réponse de Miramont. On ne peut pas dire si son étonnement l’emporta sur sa colére, lorsqu’il apprit la conduite de sa Niéce ; c’étoit un homme d’une vraie probité, & quoiqu’il n’eût pas été fort satisfait de cette Dame avant son mariage, il ne l’auroit jamais soupçonnée d’un semblable deréglement depuis qu’elle avoit un Epoux. Il auroit voulu aller sur le champ avec Lucilius & se joindre à lui pour faire à sa niéce les reproches que son crime ainsi averé méritoit ; mais cet Epoux offensé ne voulut point y consentir : il pensoit que tout ce qu’ils pourroient lui dire auroit moins de force, & qu’elle seroit moins frappée de se voir découverte, si on ne la surprenoit pas dans le lieu même où elle se proposoit de consommer son crime : c’est pourquoi il étoit d’avis qu’ils devoient aller au Bagnio un peu avant l’heure qu’elle avoit donnée à Miramont, & que là, au lieu d’être reçue, comme elle s’y attendoit, à bras ouverts par un Amant passionné, elle se verroit accablée de reproches & de mépris par un époux & un parent justement irrités. L’oncle consentit à cette proposition ; & après que Lucilius eut diné, pour dernier acte de dissimulation il embrassa sa femme avec une tendresse apparente, en prenant congé d’elle pour aller, comme elle s’imaginoit, & comme elle avoit écrit à Miramont, joindre ces amis avec qui il avoit promis de passer la soirée. De son côté elle ne lui montra pas moins de tendresse, le conjurant de ne la pas laisser longtems seule, mais de revenir aussitôt qu’il pourroit se dégager avec décence. Quelle figure méprisable ne devoit-elle pas faire à ses yeux ! Mais il cacha sous un vif baiser le dédain dont son cœur étoit saisi, sentant cependant une sombre satisfaction de ce qu’il alloit être délivré de toute contrainte, & de ce qu’il ne seroit plus obligé de feindre une passion, pour laquelle son cœur avoit toujours eu de la repugnance. L’un & l’autre, mais par des motifs bien différents, attendoient avec impatience l’heure marquée ; elle ne faisoit que de sonner, & l’oncle & l’Epoux s’étoient déjà rendus au lieu de l’entrevue, lorsque cette Belle trop ponctuelle arriva dans une chaise de louage, & se fit porter jusqu’au pied de l’escalier, d’où un domestique la conduisit, suivant ses ordres, dans la chambre où on l'attendoit. Mais quelle fut sa confusion, quand en y entrant d’un air gay & deliberé, elle y trouva ceux qui se disposoient à la recevoir ! Toute son assurance naturelle, en quoi peu de femmes l’égaloient, ne put la soutenir contre une vision plus terrible, plus effrayante pour son coupable cœur, que si un messager de l’autre monde lui étoit apparu pour lui reprocher son crime. Dans les premiers mouvemens de sa frayeur elle vouloit s’évader hors de la chambre, & elle étoit déjà parvenue d’un saut jusqu’à la porte, lorsque Lucilius la saisit par le bras, & l’obligea de rebrousser. Quoique l’aimable Miramont ne soit pas ici, lui dit-il, d’un ton ricaneur & méprisant, & que vous soyez frustrée de l’amusement que vous vous promettiez, vous pouvez compter, sur celui qu’un Epoux & un Oncle, qui connoissent tout votre mérite, peuvent vous procurer. Elle ne répondit point à ces paroles, mais se jetta sur une chaise, d’un air qui montroit un ressentiment intérieur, & qui l’auroit fait passer dans l’esprit de celui qui auroit été présent & qui n’auroit pas été informé de son crime, plutôt pour la personne offensée que pour la personne coupable ; tant il est vrai, comme s’exprime un de nos Poëtes, qu’il n’appartient qu’à l’offensé de faire grace ; mais que celui qui a fait le mal ne pardonne jamais. Mais quoiqu’elle eût pu avoir assez de courage pour soutenir les reproches d’un Epoux, ceux de son Oncle & la vue de sa propre lettre acheverent de la confondre ; & voyant qu’elle ne pouvoit plus s’échapper, soit en niant, soit en excusant ce qui s’étoit passé, elle confessa sa faute & demanda pardon en repandant un torrent de larmes. Après avoir tâché de lui faire sentir toute la noirceur de son crime, ils l’instruisirent de leur résolution, savoir, qu’en consideration de sa famille on ne feroit point de bruit sur cette affaire ; mais que pour l’empêcher de faire à l’avenir quelque demarche semblable au préjudice de sa reputation & par conséquent de l’honneur de son Epoux, elle iroit passer quelque tems chez une vieille parente qui demeuroit à une grande distance de Londres, & qu’elle ne devoit point se flatter d’obtenir son retour, avant que d’avoir donné des marques incontestables de sa conversion ; c’est à quoi son Oncle lui dit qu’elle devoit se soumettre, & partir avec autant de gayeté, que si ce voyage étoit un effet de son choix. Envain <sic> demanda-t-elle, de la manière la plus soumise, la revocation d’une sentence qu’elle reconnoissoit n’avoir que trop bien meritée. Envain <sic> fit-elle les vœux les plus solemnels, & les plus fortes imprécations de ne commettre à l’avenir aucune faute de cette nature ; Lucilius fut inexorable, & son Oncle n’entreprit point de le fléchir ; on la garda exactement cette même nuit, & le lendemain de bon matin, on l’envoya à la campagne, avec une personne dont son Epoux connoissoit l’intégrité, qui devoit la servir, & avoir en même tems l’œil sur sa conduite. Il faut convenir, qu’ils firent fort prudemment de garder le secret sur cette affaire ; car le crime d’Aurelie n’ayant été qu’en intention, la Loi n’accordoit point de divorce, & cependant cette intention auroit suffi pour les rendre l’un & l’autre un objet de risée ; d’ailleurs, il leur auroit été impossible de vivre en bonne union après une semblable découverte, quand même Lucilius n’auroit pas douté que le repentir de son épouse ne fût sincére. Dieu seul sçait ce qui se passoit dans son cœur ; mais j’ai appris qu’après avoir passé quelques semaines dans le lieu de son exil, le chagrin & la honte d’être tombée dans cette faute, ou d’avoir été découverte, la jetterent dans une violente fiévre, dont elle mourut, sans laisser dans Lucilius un veuf inconsolable. Cette affaire seroit cependant restée dans le secret, si son Amant avoit eu la même discrétion que son Epoux ; mais cet homme si vain, voyant qu’elle ne venoit pas au Cigne comme il l’attendoit, & ayant appris le lendemain qu’elle étoit partie pour la campagne, ne douta plus que Lucilius n’eût découvert, par quelque accident, leur correspondance, & n’eût pris ce parti pour prévenir leur rendez vous. C’est pourquoi, en partie pour se venger de l’Epoux, & en partie par vanité, pour persuader qu’il avoit été trop bien avec l’Epouse, il badina, avec ses amis, sur la jalousie du premier, & sur la légereté de l’autre, & même ne se fit pas un scrupule de montrer les lettres de cette infortunée Dame, comme une preuve de ce qu’il avançoit. Il parloit avec si peu de circonspection de cette affaire, que ses discours parvinrent bientôt aux oreilles de Lucilius ; celui-ci ne put plus soutenir avec patience cette aggravation de l’affront qu’on avoit voulu lui faire, & il envoya un cartel à Miramont, qui étoit trop brave pour le refuser : ils se battirent, furent blesses <sic> l’un & l’autre, sur tout Miramont, dont les blessures furent estimées les plus dangereuses ; mais il se rétablit, aussi bien que Lucilius, & il eut assez d’honneur pour confesser qu’il avoit été à tous égards l’agresseur, & pour lui demander pardon de l’injure qu’il avoit voulu lui faire, aussi bien que de la folie qu’il avoit faite de s’en vanter. Comme tout ceci arriva avant la mort d’Aurelie, il est possible qu’elle en ait été informée, & que cette nouvelle ait beaucoup contribué à accélerer sa fin. Elle ne manquoit pas de sens, & il n’est pas possible que dans un endroit où elle n’avoit point de distraction, elle ne devint vivement sensible au deshonneur dont elle s’étoit couverte & qui retomboit sur sa famille ; ainsi que Waller l’exprime fort élégamment.

Citação/Lema

Dès que la passion est dissipée, & que la raison est remontée sur le trône, nous voyons avec étonnement les maux que nous avons faits. Après une tempête, & lorsque la mer est calme, elle semble surprise des naufrages quelle a occasionnés.
Mais il ne me convient pas de m’arrêter sur ce recit au-delà de ce qui est nécessaire pour prouver ce que j’avois avancé, sçavoir, qu’il peut y avoir beaucoup de jalousie, sans une étincelle d’amour, & qu’Aurelie auroit été plus heureuse, si elle avoit autant senti de l’un que de l’autre : car si la première de ces passions l’avoit rendu incommode à son Epoux, la dernière auroit empêché quelle ne fit injure à son honneur, & l’auroit mise elle-même à l’abri de l’infamie dont elle se couvrit.
Il est assurément fort triste pour une femme vertueuse, & qui aime tendrement son Epoux, d’avoir, ou de s’imaginer qu’elle a quelque raison de soupçonner qu’il n’a pas pour elle le même degré d’affection ; mais il est encore plus fâcheux lorsqu’elle craint, qu’il ne transporte à un autre objet cette tendresse, à laquelle elle croit avoir un droit indubitable. Cependant, quoique la jalousie puisse paroitre excusable dans cette circonstance, il seroit à souhaiter que toutes les femmes voulussent plutôt rebuter qu’encourager les rapports qu’on leur fait, & qui tendent uniquement à augmenter ces soupçons, que leur trop tendre cœur leur suggere ; elles devroient encore s’armer contre les insinuations de toute espéce, soit qu’elles partent de leur propre cœur, soit qu’elles viennent de la folie, de la malice, ou du zèle mal-entendu de leurs amies. Je voudrois qu’elles daignassent se rendre justice à elles-mêmes & considerer, qu’en supposant même que leurs Epoux se livrassent sans reserve à leur passion pour des plaisirs déreglés, leur mortification ne seroit que pour un tems, & se termineroit bientôt à leur avantage. Ils ne manqueroient pas, lorsque leur passion seroit un peu calmée, de réflechir au mérite d’une épouse vertueuse, qui auroit assez d’amour non-seulement pour pardonner, mais encore pour ne faire aucune attention à ces foiblesses, auxquelles tous les hommes sont sujets. Celui qui a le plus de passion pour le grand monde, trouve du plaisir à se retirer de tems en tems au milieu de sa famille ; mais s’il n’y trouve que des reproches, quoiqu’il puisse les mériter, il les regarde comme un affront, & il quitte bientôt cette retraite, pour se jetter peut-être par vengeance dans de nouveaux excès, pires que ceux qu’on lui avoit reprochés. Je ne sçais point si on peut peindre avec plus de force, combien les raisons d’une femme font peu d’impression sur un Epoux infidéle, que Dryden ne l’a fait dans sa Tragédie d’Aarengzeb, lorsqu’il met ses paroles dans la bouche de l’Empereur.

Citação/Lema

Quel séjour plus agréable que celui de notre maison ! Là nous venons chercher de l’aise & du repos ; là nous trouvons un refuge sûr dans toutes les circonstances de notre vie, où nous sommes à couvert de toute attaque, excepté de celles d’une femme. Lorsque nous y fuyons, il n’y a qu’un ennemi intérieur qui puisse nous en chasser ; les clameurs d’une femme nous rendent notre retraite désagréable. Les oiseaux abandonnent leurs nids dès qu’on les inquiete, & tous les animaux quittent leurs repaires pour la même raison.
Il y a peu d’hommes de qualité qui soient grossiers dans leurs amours, & une femme ne devroit jamais se livrer à ses appréhensions, lorsqu’il lui reste quelque sujet d’espérer. Mille accidents peuvent arriver, qui donneront un <sic> apparence de crime à une chose parfaitement innocente ; & quand même les apparences seroient très fortes, la prudence ne veut pas qu’on s’y arrête. D’ailleurs, il y a une chose, à mon avis, qui devroit empêcher une femme vertueuse de laisser paroître aucune marque de jalousie, quoique son Epoux donne les preuves les plus frappantes d’infidélité ; c’est que les plus grandes abandonnées de la ville, qui sont même connues pour vendre leurs faveurs au plus offrant sans aucune distinction, ne trouve pas plutôt un homme assez foible pour en agir avec elles comme elles ne méritent pas, qu’elles se donnent les airs d’être extrémement jalouses sur le moindre prétexte ; elles ont les larmes à leur commandement, peuvent tomber dans des convulsions, & jouer quelquefois le rolle de Roxane, & menacer le poignard à la main l’objet de leur prétendue jalousie ; nous avons vû même des exemples, où elles ont poussé la fureur jusqu’à percer le sein de celui qui refusoit d’obéir à leurs demandes déraisonnables ou extravagantes. C’est pourquoi une femme modeste ne devroit jamais se livrer à ces emportemens ; & lors même qu’elle est le plus provoquée, elles devroit bien prendre garde que rien ne ressemble dans sa conduite à ces miserables. J’ai remarqué dans un discours précedent, que notre Sexe ne doit pas espérer de maintenir par la force son empire sur les hommes ; & je repete ici comme une maxime infaillible, que nous devons paroître céder, lorsque nous voulons vaincre. C’est faire une injure à la personne soupçonnée, que d’être jaloux sans raison ; & il faut avoir dans ce cas beaucoup de bonté & d’affection, pour pardonner : c’est blesser dans les deux endroits les plus sensibles, le repos & la reputation, imposer la contrainte la plus incommode, ou obliger en quelque manière à prendre des mesures qui détruisent toute union. Ceux donc qui aiment véritablement, qui possedent l’objet de leur amour, & permettent cependant à cette dangereuse passion de troubler la tranquillité de leur vie, peuvent être comparés à des miserables qui languissent de faim au milieu de leurs provisions, & que la crainte de l’avenir empêche de jouir de l’abondance qui les environne. Cette envie de savoir tout ce que fait un Epoux, & même tout ce qu’il pense, me paroit tenir de l’enfance, bien loin d’appartenir à une noble passion ; peut-être plaira-t-elle à un homme dans les premiers mois de son mariage, mais elle lui deviendra ensuite ennuyeuse & insipide au plus haut point, & les rendra l’un & l’autre ridicules aux yeux du public. Nous pouvons compter que les personnes les plus vertueuses peuvent, dans un moment de fantaisie, ou lorsqu’elles ne sont pas sur leurs gardes, faire ou dire des choses, dont le récit ne nous plaira pas ; n’est-ce donc pas une folie de chercher des sujets de mécontentement ? Et cependant, combien de femmes ne sont que trop industrieuses à en trouver, & à faire ensuite par leurs plaintes une montagne, de ce qui n’étoit qu’une bagatelle ! Peut-être ont-elles paru trop peut considerables à l’Epoux, pour qu’il leur donnât une place dans sa mémoire, & il les a d’abord oubliées, ou, s’ils <sic> les a trouvées assez importantes pour s’en souvenir, plus sa femme tâche de lui en montrer la noirceur, plus elles lui paroissent excusables. Et ce n’est pas tout ; lorsque les reproches sont les plus justes, si on les repéte trop souvent, ils perdent toute leur force, & ne font qu’endurcir celui à qui on les adresse ; mais si on les prodigue par caprice, ou pour satisfaire un naturel soupçonneux sans aucun fondement solide, ils lui deviennent insupportables, & le rendent bourru, de mauvaise humeur, & le poussent souvent à commettre cette action, dont il essuye chaque jour la peine, sans être coupable. Ainsi puisque la jalousie met à la torture celui qui la loge dans son sein, ne vaut-il pas mieux abandonner des recherches qui ne nous procureront jamais de satisfaction parfaite, & qui peuvent durer autant que notre vie, puisqu’il est impossible de découvrir ce qui n’existe point ? Ou, si ces recherches aboutissent à nous convaincre de ce que nous redoutons si fort, elles nous rendront malheureux pour toujours. Combien d’Epoux ont manqué à leur devoir, & après s’être repentis sincérement, ont rendu à leurs femmes toute leur tendresse ! C’est le tribunal de nôtre conscience qui peut seul nous condamner ; tout ce qui vient du dehors ne peut point nous convaincre que nous avons fait une faute, si notre conscience ne se joint pas à l’accusation ; & comme nous avons naturellement de l’aversion pour toute contrainte, & principalement si nous pensons que ceux qui veulent nous gêner n’ont aucune authorité sur nous, ce qui est le cas d’un mari & d’une femme, nous faisons peut-être, plutôt par esprit de contradiction que par penchant, ce qui autrement ne seroit jamais arrivé. J’ai même remarqué avec chagrin, que parmi les personnes de mon Sexe, où une faute de cette nature est moins excusable, l’envie de se venger de quelqu’injuste soupçon, jointe à la vanité de pouvoir éluder toutes les précautions d’un Epoux, a quelquefois triomphé de cette vertu, qui auroit résisté à toute autre tentation.

Nível 4

Narração geral

Sabine avoit été élevée dans les principes de la plus étroite vertu, & dans une famille où elle n’avoit devant les yeux que des exemples dignes d’imitation : elle fut mariée encore très jeune à Manilius, qui reçut à ce sujet les plus sincéres félicitations de ses amis, tous persuadés que la possession d’une telle épouse le rendroit parfaitement heureux ; & il ne faut point douter que sa conduite n’eût repondu à leur attente, si l’imprudence avec laquelle il suivit les suggestions de sa jalousie, n’avoit pas perverti en elle ces généreux sentimens qu’elle avoit reçus de la nature & de l’éducation. Quand on veut détourner une personne d’esprit de quelque penchant qui nous paroit vicieux, on devroit bien prendre garde qu’elle ne s’imagine pas qu’on se plait à la contredire ; il faut plutôt tâcher de la persuader, qu’on est très mortifié de ne pouvoir pas approuver sa conduite, & la gagner par des caresses, plutôt que d’employer l’autorité à la controller sans fruit. Manilius avoit été un homme de plaisir, avoit toujours témoigné une extrême aversion pour la <sic> mariage, & il n’y avoit qu’une violente passion qui eût pû lui faire changer de résolution ; il étoit plus âgé de quinze ans que Sabine quand il l’épousa, & le sentiment de cette inégalité, joint aux succès qu’il avoit eu autrefois dans ses amours, le rendit plus defiant qu’il ne convenoit à son repos, & à la vertu de cette jeune Dame. Il avoit toujours regardé comme une maxime certaine, que toutes les femmes pouvoient étre gagnées, & qu’un Epoux n’étoit jamais trop en sûreté, ce qui l’engagea dès le commencement à veiller exactement sur toutes ses actions, ses paroles & ses regards. Comme elle étoit parfaitement innocente, elle ne savoit ce que c’étoit que d’être circonspecte, & elle n’avoit jamais pensé à se retrancher les mêmes libertés qu’elle voyoit prendre à d’autres ; il lui suffisoit de n’être point coupable, & elle n’étoit que trop peu en garde contre les prétextes qu’un mauvais naturel pouvoit prendre de juger sur les apparences : elle fit après son mariage des connoissances, qui l’engagerent à être plus repandue qu’auparavant, mais elle ne se lia qu’avec des personnes de condition & d’honneur : c’est pourquoi elle ne se fit aucun scrupule de se conduire suivant leur exemple ; elle prit part fort souvent aux divertissemens publics de la ville, frequenta les assemblées, donna quelquefois aux cartes une bonne partie de la nuit, sans croire faire une faute, parce qu’elle voyoit que c’étoit la mode. Sa jeunesse auroit dû servir d’excuse à ses inadvertances, puisqu’il n’y avoit dans le fond rien de criminel, excepté dans l’opinion de Manilius ; & s’il lui avoit rappellé avec douceur, qu’elle se feroit plus d’honneur, en fréquentant moins souvent ces endroits publics ; s’il lui avoit procuré en place de ces dangereux plaisirs, d’autres amusemens capables d’occuper la vivacité de son caractére, il auroit réussi aisément à rendre, par dégrés, sa conduite telle qu’il la demandoit. Mais au lieu de prendre des mesures propres à la retirer doucement de ces plaisirs, si attirans dans les premières années de notre vie, il la recevoit avec un air chagrin chaque fois qu’elle restoit déhors plus tard qu’il ne l’approuvoit ; & trouvant enfin qu’il n’avançoit rien de cette manière, il lui dit nettement, que si elle vouloit bien vivre avec lui, elle devoit non seulement avoir ses heures mieux reglées, mais encore se priver de tout commerce avec quelques personnes des deux sexes qu’il lui nomma. La manière brusque avec laquelle il lui parla, l’indisposa d’avantage que la défense même qu’il lui faisoit, toute injuste & cruelle qu’elle lui paroissoit ; elle ne savoit pas comment supporter ces airs de Maître, de la part d’un homme, qui peu de mois auparavant paroissoit n’avoir d’autre volonté que la sienne ; & elle ne voyoit point de raison pourquoi le nom d’époux devoit faire d’un esclave un tyran. Son bon sens, joint aux leçons qu’on lui avoit faites avant son mariage, lui montroit qu’un Mari avoit quelque superiorité sur sa femme ; mais elle ne pouvoit pas se persuader qu’il fût en droit de s’en servir sans aucune raison suffisante, & pour des bagatelles semblables à celles que Manilius prétendoit condamner. Elle voyoit toutes les Dames de sa connoissance se donner plus de libertés après leur mariage, qu’on ne leur en avoit permis auparavant ; & piquée au vif de ce procedé arbitraire, elle lui repliqua, qu’il avoit très mal fait d’épouser une personne qu’il ne jugeoit pas capable de se gouverner sans ses instructions ; que tandis qu’elle pourroit se rendre raison à elle-même de ce qu’elle faisoit, & qu’elle ne donneroit au public aucune raison de censurer sa conduite ; elle ne se croyoit point obligée de s’exposer à la risée de tous ceux qui la connoissoient, & de vivre comme une recluse, pour se prêter au caprice, d’aucune personne, ni même d’un Epoux. Cette reponse résolue, accompagnée d’un regard, & prononcée d’un ton qui marquoit son mécontentement, fit repentir Manilius de ce qu’il ne lui avoit pas témoigné son sentiment avec moins de dureté. Il s’excusa cependant aussi bien qu’il put ; mais comme il insistoit toujours qu’elle ne vît que la compagnie qui lui plairoit, tout ce qu’il lui dit ne put point l’appaiser, & l’affection qu’elle sentoit pour lui étoit trop foible, pour l’empêcher de concevoir un dépit, qui lui fit trouver du plaisir à le contredire. Enfin ses remontrances eurent un si mauvais effet, qu’au lieu d’avoir pour lui la moindre complaisance, elle fit tout l’opposé de ce qu’il souhaitoit ; de son côté il donnoit à tout ce qu’elle faisoit le plus mauvais sens, & jamais homme ne fut moins à son aise. Ceux qui connoissoient le fond de l’ame de Sabine, assurent qu’il est impossible d’être plus exempte de toute inclination vicieuse ; & quoiqu’elle donnât, comme il faut en convenir, dans tous les plaisirs de la vie, plus qu’il n’en convient à une femme delicate sur son honneur, ils prétendent qu’elle le faisoit plutôt pour se venger de son époux, & pour lui montrer & à tout le monde qu’elle dédaignoit de donner aucune marque de soumission à une volonté qui lui paroissoit arbitraire, que pour satisfaire aucun penchant criminel. Il faut convenir que son procedé contribua beaucoup à lui attirer le malheur qu’il craignoit tant ; parce que non seulement il détruisit insensiblement la consideration & la tendresse qu’elle avoit pour lui, & le rendit méprisable à ses yeux, mais encore parce qu’il encouragea des galanteries, qu’aucun homme de bon sens ne fera jamais à une femme qui vit en bonne union avec son Epoux. Elle étoit encore trop jeune pour n’aimer pas à être admirée ; & comme on l’entretenoit hors de chez elle, de ces tendres declarations, & de ces flatteries, que Manilius, quoiqu’il l’aimât à la fureur, étoit trop morne & trop mécontent pour lui adresser au logis ; la présence de cet Epoux & sa maison lui devinrent chaque jour plus désagréables, & elle n’étoit jamais à son aise, à moins qu’elle ne fût en compagnie avec d’autres personnes. Quand une femme se plait une fois à entendre de jolies choses, elle risque beaucoup de trop aimer celui qui les dit ; & comme je voudrois que Manilius servît d’exemple à tous les Epoux, pour ne pas pousser à bout leurs femmes, de même je voudrois que toutes les femmes prissent garde de ne pas chercher à se consoler au déhors dès qu’elles ont le moindre déplaisir chez elles. Il y a toujours des séducteurs adroits, qui, semblables au serpent dans Eden, sont aux aguets pour surprendre l’innocence ; & ils ne s’apperçoivent pas plutôt de quelque brouillerie entre le couple marié, qu’ils l’augmentent par mille insinuations subtiles, jusqu’á ce qu’ils se soient introduits dans le cœur, & qu’ils ayent usurpé la place de celui qui en est le légitime & en doit être le seul possesseur. Mais pour revenir à mon récit, parmi ceux qui voulurent profiter de la désunion de Sabine & de son Epoux, il y en eut un dont la figure & les manières donnerent un double poids aux raisons qu’il employoit pour élargir la bréche. Elle trouvoit dans son cœur un penchant secret à convenir de tout ce qu’il disoit, & souhaitant d’être entièrement convaincue, elle le fut bientôt : Manilius dès longtems indifférent, devint désagréable & enfin odieux ; la pensée de vivre avec lui parut insupportable à Sabine, & à la persuasion de celui qui étoit l’objet présent de sa tendresse, elle empaqueta une nuit ses nipes les plus riches, avec tous ses joyeux, & quitta pour toujours sa maison & sa présence. Afin d’éviter toute poursuite, son Amant la persuada de se retirer avec lui à Boulogne en France, où ils changerent de nom, & éluderent par ce moyen toutes les recherches de Manilius. Cet époux de son côté tempêtoit comme un furieux ; il n’épargna ni peine ni dépense, afin de découvrir le lieu de leur retraite, ou qui étoit celui qui avoit seduit son épouse ; mais tous ses efforts furent inutiles, jusqu’à ce que celui dont il vouloit se venger, ne fut plus. Sabine ne jouit que fort peu de tems du plaisir que sa coupable flamme lui promettoit ; son Amant tomba dans une fiévre, & mourut à Boulogne, dans moins de deux mois après son évasion. Ses amis, à qui il avoit confié cette intrigue, afin qu’ils lui fissent les remises nécessaires pour leur dépense, & qu’ils l’informassent de tout ce qui se passeroit durant son absence, ne se crurent plus sous l’obligation de garder plus longtems le secret, & divulguerent sans scrupule tout ce qu’ils savoient de cette affaire, ensorte que Manilius en fut instruit trop tard, pour satisfaire la seule passion qui lui restoit, savoir le désir de vengeance, contre celui qui l’avoit offensé. A l’égard de Sabine, la vue de la mort d’une personne qui lui étoit si chére, l’engagea à réflechir mieux qu’elle ne l’avoit fait depuis quelque tems ; & resolue d’abandonner le monde, avec ses dangereux plaisirs, ses égaremens, & le déshonneur qui couvre tôt ou tard ceux qui se rendent à ses attraits, elle entra dans un monastére, où elle vit encore comme pensionnaire, mais avec la même régularité que celles qui ont fait profession & ont pris le voile.
Voilà les tristes conséquences d’une jalousie, qui passera dans l’esprit de quelques personnes pour un excès d’amour : mais je prétends encore maintenir l’opinion contraire : Manilius aimoit Sabine, rien de plus certain ; cependant ce ne fut pas son amour, mais la mauvaise opinion qu’il avoit des femmes en général, qui lui fit prendre ces fausses mesures pour s’assurer de son Epouse. Pour ce qui me regarde, je ne puis m’empêcher de penser, que cette Dame infortunée a beaucoup de droit à notre compassion : quoique les mauvaises manières d’un Epoux ne puissent jamais justifier la vengeance qu’elle en prit, cependant, lorsqu’on considere la fragilité de la nature humaine, & combien règne, principalement dans notre Sexe, ce faux orgueil qui nous pousse à rendre injure pour injure, nous pouvons dire justement, qu’il est bien fâcheux qu’un esprit soit provoqué au mal lorsque de lui-même il n’y est pas disposé.

Nível 3

Sabine, il est vrai, avoit été élevée dans la plus grande aversion pour le vice ; ceux qui avoient eu soin de son éducation, l’avoient instruite de ce qu’elle devoit faire pour acquérir l’estime & la reputation du public, & pour obtenir le bonheur qui est promis aux vertueux dans l’autre monde ; mais aussi ils lui avoient permis de goûter tous les amusemens à la mode, & d’y donner trop de ce tems qu’elle auroit dû employer à perfectionner son entendement ; enfin elle fut élevée comme les jeunes Dames le sont ordinairement en Angleterre ; parce que ses parens étoient dans l’opinion commune, qu’il suffit à une femme de savoir chanter, danser, jouer sur le clavecin, & travailler à l’éguille. Elle ne manquoit point d’esprit, mais on ne lui avoit jamais enseigné qu’il falloit s’accoutumer à la réflexion, afin que cet esprit plus mûr se changeât en sagesse ; & chacun sait, que l’un sans l’autre, semblable, à un navire qui a trop de lest, est sujet à succomber sous son propre poids.

Metatextualidade

Nous commencions à lamenter les infortunes dans lesquelles notre Sexe tombe très souvent, parce qu’on ne lui donne pas toutes les instructions dont il est susceptible, lorsqu’on nous a apporté une lettre, qui avoit été laissé chez notre Imprimeur ; & comme elle roule sur le même sujet, on ne peut pas l’insérer plus à propos que dans cet endroit.

Nível 4

Carta/Carta ao editor

A la Spectatrice.
Madame, « Permettez-moi de vous remercier de la peine que vous avez prise, & de la tâche généreuse que vous vous êtes donnée lorsque vous avez voulu reformer l’esprit & les mœurs d’un sexe ennemi de la réflexion ; c’est l’acte de charité le plus nécessaire dans un siécle, où le sentiment du bien & du mal est presqu’éteint, & où l’on souhaite, de paroître plus vicieux qu’on ne l’est réellement, afin de se mettre à la mode ; cette fantaisie, qui ne règne que trop parmi notre sexe, est la véritable cause de cette multitude de maux & de dangers auxquels nous sommes exposées chaque jour ; c’est pourquoi ne soyons pas surprises si les hommes de bon sens ne nous considerent pas, & si les dissolus triomphent de cette vertu qu’ils devroient protéger. Cependant il seroit trop cruel, à mon avis, de condamner les Dames pour toutes les fautes qu’elles commettent ; on devroit plutôt les rejetter sur une mauvaise éducation, parce qu’elles manquent souvent lorsqu’elles croyent agir très honnêtement. Ce sont donc les hommes seuls, & même les hommes de jugement, qui méritent tout le blâme de ceci, & qui sont responsables de toutes les fautes dans lesquelles nous tombons. Pourquoi nous traitent-ils de simples, & ne veulent-ils pas que nous soyons plus éclairées ? Dieu & la Nature leur en ont donné les moyens, & l’usage les a mis en pouvoir de nous rendre telles que nous dévrions être : n’est-ce donc pas manquer de générosité, que de donner une mauvaise tournure à notre esprit & ensuite d’en faire l’objet de leur mépris ? Les Mahomentans, à la vérité, tiennent leurs femmes dans un état de servitude ; mais ils leurs enseignent que leur dépendance s’étendra jusques à l’éternité ; au lieu que notre sort est encore pire. Nous vivons dans un pays de liberté, & nous apprenons en consultant les excellens principes du Christianisme, que nous sommes susceptibles de ces plaisirs purs & délicats qui dureront éternellement : cependant nos ames, la meilleure partie de nous-mêmes, ne reçoivent aucune culture, semblables à un riche terroir qui a été négligé, & qui ne produit que des mauvaises plantes. Il n’y a point de différence de Sexe entre les ames, & nous sommes capables de recevoir & de pratiquer les impressions, non seulement de la vertu & de la Religion, mais encore des sciences, que les hommes se sont reservées autant qu’ils ont pû. Assurément le Créateur n’a pas formé nos corps de la plus fine matiére, afin que nos ames fussent negligées comme la plus grossiére argyle. Oh, si ce Sexe obstiné, impérieux, vouloit être assez juste pour prendre plus de soin de celles dont ils sont les peres ou les tuteurs ! s’ils vouloient les convaincre dans leur enfance, que la parure & l’éclat ne sont pas essentiels à une jeune Dame, & que la véritable beauté réside dans l’Ame, nous verrions bientôt notre Sexe rentrer en possession de ces vertus que la prévention a ensevelies dans l’oubli ! Etrange obstination, de nous refuser ce qui contribueroit à leur propre felicité ! Ne recueilliroient-ils pas eux-mêmes le fruit de notre changement ? Ne serions-nous pas des filles plus obéissantes, des femmes plus fideles, des mères plus tendres, des amies plus sincéres, & en général beaucoup plus estimables dans toutes les circonstances de notre vie ? Mais je m’apperçois, que je suis allée plus loin que je ne me l’étoit d’abord proposé ; si j’ai dit quelque chose digne de votre attention, ou qui vous paroisse être raisonnable, j’espére que vous en ferez mention dans un de vos discours ; ou si vous trouvez que je sois dans l’erreur, ayez la bonté de détromper celle qui est, Madame,
Votre constante Lectrice & humble Servante,
Cleore.

Hampton-Court ce 12. Janv. 1745.

Après avoir remercié cette Dame de son obligeante Lettre, nous croyons devoir la feliciter, de ce qu’elle est du petit nombre qui a reçu cette bonne éducation, dont la plus grande partie de notre Sexe se trouve privée, comme elle s’en plaint très pathétiquement. On peut certainement accuser d’injustice, ces hommes qui pensent que tout ce qu’une femme doit savoir, se borne à la conduite de sa famille, à donner ses ordres touchant la table, à prendre soin des enfans dans leur bas âge, & à observer que les Domestiques ne négligent pas leurs affaires ; tout ceci est sans doute fort nécessaire, mais ne vaudroit-il pas mieux qu’elle s’en acquittât plutôt par principe que par coutume ? & sera t-elle moins ponctuelle dans l’observation de ses devoirs, après qu’elle sera devenue femme parce qu’elle aura sçu auparavant combien ils sont raisonnables, & pour quoi on attend qu’elle les remplisse. Combien de jeunes personnes n’ont pas eu la moindre notion de ces qualités nécessaires dans une femme, & quand elles sont mariées, continuent à être oisives, paresseuse comme auparavant ! & dans ce cas les hommes ne balancent plus à condamner ceux qui ont eu soin de leur éducation. Il est bien fâcheux pour un époux, surtout si c’est un négociant ou un Gentilhomme dont le bien soit médiocre, d’épouser une personne de ce caractére ; quelque dot qu’elle lui apporte, elle sera bientôt dissipée, & il sera fort heureux si tout ce qu’il a ne prend pas le même chemin ; les personnes même de la plus haute condition souffriront beaucoup, tant à l’égard de leur fortune, que de leur tranquillité, si celle qui devroit être la Maîtresse de la maison, y vit comme une étrangère, & ne s’informe point de ce qui se passe autour d’elle. Mais supposons qu’elle soit une excellente ménagere, & à tous égards ce que le monde appelle une femme de mérite ; il me paroit que son Epoux seroit encore infiniment plus heureux, si elle avoit d’autres qualités outre son intelligence dans les affaires de son ménage. Si la gouvernante de la Maison est integre & soigneuse, elle peut s’acquitter de ce devoir aussi bien que l’Epouse elle-même ; mais un Epoux attend sans doute quelque chose de plus de celle que le <sic> la cérémonie du mariage a faite partie de lui-même ; elle est, ou elle doit-être, si elle en est capable, la gardienne de ses secrets les plus importans, il faut qu’elle lui aide à calmer la violence de ses passions, qu’elle adoucisse ses soucis les plus cuisans, & qu’elle lui soit toujours une compagne enjouée & amusante dans ses momens de relâche. Pour cet effet, elle doit être douée d’une prudence consommée, d’une parfaite égalité d’humeur, d’une force d’esprit inébranlable, de maniéres douces & polies, & d’un esprit vif & enjoué. Toutes ces vertus doivent à la vérité partir d’un bon naturel, mais le plus excellent caractère peut être perverti par des mauvaises habitudes, ou manquer de quelques ornemens que l’éducation lui auroit donnés ; & dans ce cas ; quelque estimable qu’il soit en lui-même, il paroitra rude & grossier aux autres, & perdra plus de la moitié des effets qu’il devroit avoir. Le jeune Dryden s’exprime ainsi dans sa traduction de l’admirable Satyre de Juneval, qui roule sur ce sujet, Les enfans semblables au tendre ozier, croissent suivant le pli qu’on leur donne ; car ce que nous apprenons dans notre jeunesse, devient comme une seconde nature dans un âge plus avancé, & est le seul objet de nos penchants. Quoi donc de plus nécessaire pour ceux qui ont le soin de la jeunesse, sinon qu’ils donnent à ces ames encore tendres la forme qui leur conviendra le mieux, dans toutes les situations qu’elles seront appellées à remplir. Notre Sexe et accoutumé dès sa plus tendre enfance á parer & à dorloter ses poupées : cette coutume n’est pas tant hors de saison, parce qu’elle nous donne de bonne heure une idée de ces soins & de cette tendresse que nous devons montrer à ces petits innocens dont nous pouvons devenir meres. Mais je pense que sans cela la nature nous informeroit de ce que nous devons à ceux à qui nous avons donné la naissance ; les seuls regards & les cris de ces petites images de nous-mêmes, auroient plus de force que toutes les regles qu’on pourroit nous donner ; c’est ce dont les plus grands sauvages, qui vivent sans préceptes, & ignorent entiérement toute vertu morale, peuvent nous instruire : même, pour nous convaincre à ce sujet, nous pouvons descendre encore plus bas, & observer uniquement ces tendres soins, que les bêtes des champs, & les habitans de l’air prennent de leurs petits. Ainsi, quoiqu’il soit tout-à-fait indispensable d’être mère, ce devoir ne demande pas autant de leçons qu’il en faut pour devenir bonne Epouse. Nous gemissons toutes sous la malédiction qui nous a été transmise à cause de la transgression d’Eve. Tes desirs se rapporteront à ton mari, & il aura domination sur toi. Mais on ne nous enseigne pas à rendre ce fardeau plus leger, en devenant telles que l’homme auroit honte d’exercer sur nous cette autorité, qu’il prétend lui appartenir. Si ce tems qu’on donne à nous orner de ces perfections, qui quoiqu’elles puissent plaire au premier coup d’œil, ne contribuent que foiblement à notre véritable bonheur, étoit employé à étudier les regles de la sagesse, à nous instruire de ce que nous sommes, & de ce que nous devons être, nous ne manquerions pas d’inspirer une grande considérations à ceux qui viendroient à s’unir avec nous, & nous les empêcherions par ce moyen de nous traiter avec cette legereté & ce mépris, qui ne tombe que trop souvent, non seulement sur celles qui paroissent le mériter, mais encore sur celles qui sont dignes d’un meilleur traitement, & qui les pousse à des extravagances également fatales au bonheur des deux Epoux. Pourquoi donc, comme Cléore le dit très bien, les hommes qui sont & veulent être les seuls arbitres dans ce cas, nous refusent-ils toutes les occasions de cultiver notre esprit & de perfectionner ces talens que nous avons reçus de Dieu & de la nature, & qui feroient autant de bonheur que notre gloire, si nous pouvions les développer d’une manière convenable ? Ils s’écrient, à quoi pourra nous servir l’étude, puisque l’usage & la modestie de notre sexe nous defendent de parler en public ? Il est vrai qu’il ne nous conviendroit pas de monter en chaire, ni d’haranguer au barreau ; mais cette objection ne laisse pas d’être bien foible, puisque tous les hommes qui étudient ne se destinent pas un service de l’Eglise, ni à la Robe, ensorte que suivant cette régle on devroit laisser dans l’ignorance les jeunes gens de famille, comme on y laisse leurs soeurs. La Science est un fardeau bien léger, & je pense que personne n’a jamais été pire pour avoir sçû quantité de choses, quoiqu’il n’ait pas eu occasion d’en faire usage. Mais entre toutes les études, celle de la Philosophie est certainement la plus agréable & la plus utile ; elle corrige tous les penchans vicieux de l’ame, & inspire les plus nobles vertus ; elle donne plus d’étendue à notre entendement, nous apprend à nous connoitre nous-mêmes, & tout ce qui est autour de nous ; & plus nous approchons de la perfection dans cette science, plus nous sommes heureux & dignes de l’être. L’on a vû plusieurs Dames qui ont atteint une fort grande perfection dans cette sublime & utile science : & le nombre en auroit été sans doute plus grand, si on ne decourageoit pas notre sexe lorsqu’il porte ses vûes au-delà de son éguille. Le monde seroit certainement plus heureux, si les femmes étoient plus instruites qu’elles ne le sont ordinairement : & il importe beaucoup à ceux qui ont dans leur famille des personnes de notre sexe dont elles prennent á cœur les intérêts, de leur enseigner de bonne heure ce qu’il y a de plus nécessaire & de plus simple dans la Philosophie. Toutes ces légères folies qu’on nous attribuë, & pour lesquelles nous ne meritons que trop d’être blamées, s’evanouïroient alors ; j’ôse même dire, que l’excellence de la nature humaine brilleroit chez nous avec autant d’éclat que dans l’autre sexe. Tous ces caprices dont on nous accuse, cette inclination perpétuelle à courir d’un objet à l’autre, ces vapeurs, ces inquiétudes que nous ressentons, souvent parce que nous n’avons aucune raison de nous inquiéter, ne seroient plus, dès que notre esprit s’occuperoit aux recherches agréables de la Philosophie. D’ailleurs nous trouverions dans cette occupation une ample recompense de nos peines, quand même nous ne ferions pas des progrès fort considerables ; parce que les moindres découvertes sont pour nous un sujet de réflexion & d’admiration. Soit que nos speculations s’étendent aux plus grands objets, ou se bornent aux ouvrages de la création les moins considerables, des nouvelles scènes d’étonnement se présentent à chaque instant à nos yeux : & comme l’amour & la crainte de Dieu sont généralement réconnues pour le fondement de toutes les vertus & de la religion, c’est manquer, à mon avis, autant de politique que de justice, que de nous refuser les moyens de devenir plus vertueuses & plus éclairées. Les brutes peuvent nous apprendre l’industrie, la patience, la tendresse, & mille qualités que l’ame humaine possede, à la verité, dans un plus haut degré ; mais lorsque nous les observons dans des créatures d’une espèce inferieure, nous ne pouvons nous dispenser de rentrer en nous-mêmes, & de rougir en nous rappellant que nous avons souvent oublié ce que nous sommes, & agi peut-être au dessous de ces mêmes animaux que nous méprisons, & que nous confondons avec la poussiere de laquelle ils paroissent sortir. Il est certainement bien fâcheux pour nous, & nous faisons en cela une grande faute, que nous ayons assez d’orgueil pour nous glorifier de la dignité de notre nature, & que nous n’ayons pas assez d’honneur pour agir en conséquence de cette dignité : c’est-là, à mon avis, avoir trop de consideration pour un simple nom, & négliger l’essentiel. Les hommes sont à cet égard autant & même beaucoup plus blamables que nous ; ceux du moins dont l’éducation n’a pas été negligée, & qui se conduisent comme si on ne les avoit instruits qu’á satisfaire leurs sens de la manière la plus recherchée. Les femmes ne pourroient jamais se conduire plus mal que certains hommes à qui on n’a refusé aucune instruction ; ils devroient donc essayer de quoi nous sommes capables, & ne pas plaindre à un sexe plutôt qu’à l’autre la dépense nécessaire pour les livres & les maitres. Si nous étions, comme quelques personnes le prétendent, moins capables que les hommes d’une profonde meditation, à cause de la structure de notre cerveau ; s’il étoit vrai que nous eussions une multitude d’idées légères, qui ne fissent que passer d’un sujet à l’autre, & nous empêchassent de nous fixer à rien ; à plus forte raison devroit-on s’appliquer à faire valoir celles qui peuvent nous être utiles, comme à supprimer celles qui leur sont opposées. Je pense que ceux qui raisonnent sur ce sujet avec le plus de force, & qui prétendent entendre la nature de notre mechanisme, ne nieront pas que ceci ne soit très possible. Mais je ne fais que supposer la verité de cet argument, qui est un lieu commun pour les ennemis de notre sexe ; la délicatesse de ces nombreux filamens qui contiennent & separent l’un de l’autre, le siége de l’inventions, de la mémoire & du jugement, n’empêche peut-être pas que ces organes ne soyent pas également solides, quoi qu’on puisse dire pour prouver le contraire. Après tout, je ne suis pas assez bonne anatomiste, pour savoir s’il y a réellement une telle difference entre le cerveau de l’homme & celui de la femme, & je ne prétends point raisonner sur ce sujet. J’ai á cet égard une opinion particuliere, que Myra & Euphrosine ont approuvée, & que j’hazarderai de produire, quoique notre digne Veuve se rie de nous à ce sujet ; c’est que la vivacité de nos idées, la promptitude de notre penetration, & notre habileté à donner plus promptement que les hommes un tour favorable à ce que nous voulons excuser, me paroissent venir d’une plus grande abondance d’esprits animaux ; & s’ils sont quelquefois trop confus & embrouillés, je les compare à la populace qui environne le théatre d’un charlatan, parce que tous en tâchant d’être les prémiers, empêchent le passage l’un de l’autre. Si ceci est notre cas, comme je le croirai toujours jusques à ce qu’on m’ait convaincue pas de bonnes raisons du contraire, il est aisé d’arrêter l’impetuosité de ces particules, en leur présentant un point principal, auquel, comme á leur centre, elles peuvent toutes diriger leur course. Une reflexion solide sera un souverain Chymiste, qui fixera les esprits les plus subtils : elle leur donnera tout le poids nécessaire, & empêchera leur évaporation. Mais aussi le sujet doit être autant agréable que serieux ; sinon l’esprit sera en danger de tomber dans une autre extremité, & bien loin d’être top volage, de devenir pensif & réveur sans espoir de changement. La Philosphie est donc une science, qui ne lassera jamais celui qui s’y applique ; tous ses sentiers sont jonchés de roses, & plus vous avancez, plus vous decouvrez d’objets qui vous enchantent, & vous invitent à continuer votre route. Personne n’aura l’assurance de soutenir, que cette science soit trop abstruse, pour que notre sexe y atteigne une grande perfection ; puisque plusieurs exemples connus, tant anciens que modernes, prouvent le contraire.

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Exemplo

Qui est-ce qui n’a pas oui parler de la fameuse Hypatie, qui enseigna la philosophie dans l’école publique d’Alexandrie, & dont l’éloquence & le savoir parurent si rédoutables à St. Cyrille, alors Evêque de cette Ville, que ne pouvant pas l’amener à son opinion en matière de religion, il ne la laissa point en repos qu’il ne lui eût fait perdre la vie ; action pour laquelle il a été fortement blâmé dans des siécles moins bigots ?
Je pourrois encore citer ici plusieurs femmes illustres, qui n’ont pas acquis moins de reputation que cette belle Greque ;

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Exemplo

mais nous n’avons pas besoin d’aller chercher dans l’antiquité des preuves de ce que nous avançons, puisque les siecles modernes nous en fournissent une incontestable dans la personne de la célebre Laure, qui a non seulement disputé avec les plus savans Docteurs d’Italie, mais les a encore confondus sur les articles qui étoient l’objet de leur conteste.
Quelques parties des Mathématiques sont aussi fort amusantes, & utiles pour les jeunes Dames, & particulierement la Geographie ; à l’aide de cette science elles peuvent voyager dans tout le monde, en connoitre les différentes parties, & trouver toujours de nouveaux sujets d’adorer l’infinie sagesse du très Haut, qui préside sur tant de climats différents, & qui donne à chacun d’eux tout ce qui est nécessaire & agréable pour ceux qui l’habitent. Il ne faut pas omettre l’Histoire, parce qu’elle accoutume l’esprit à l’attention, & qu’elle fournit quantité d’exemples qui servent de préceptes. L’élevation & la chute des Monarchies, la destinée des Princes & les causes de leur bonne ou de leur mauvaise fortune, les divers évenemens que les efforts en faveur de la liberté contre le pourvoir arbitraire ont produits, & les effets étonnans de l’héroisme de quelques personnes, tant pour réprimer la tyrannie, que pour étouffer l’esprit de revolte, fournissent un ample champ à la comtemplation, & font en même tems trop de plaisir, pour qu’on se livre ensuite à des amusemens bas ou frivoles. C’est à quoi je voudrois qu’on occupât serieusement l’esprit des jeunes Dames : la musique, la danse, la lecture des Poëtes & des Romans peuvent servir de tems en tems à délasser l’esprit, mais il faut prendre garde de s’y trop abandonner. En général, nos études & nos amusemens doivent être proportionnés à notre genie & à notre capacité. Je ne fais mention que de ceux-ci, quoiqu’il puisse y en avoir plusieurs autres de la même nature, & auxquels on doit s’attacher ou les rejetter, suivant la decision de ceux qui ont entre leur mains l’éducation de la jeunesse. J’insiste sur ceci, & je crois que Cleore, comme tous ceux qui veulent le bien de notre sexe, & par consequent le bonheur du genre humain, ne souhaitent rien de plus ; c’est qu’on ne perde pas par une mauvaise éducation ces talens que nous avons reçus du Ciel. Je ne puis cependant quitter ce sujet, sans répondre à une objection, que j’ai oui faire contre le savoir dans notre sexe : c’est que l’étude nous empêcheroit de nous occuper à d’autres choses, qui sont plus nécessaire, quoiqu’elles ornent moins. Je crois que plusieurs personnes bien intentionnées peuvent se laisser surprendre par ce raisonnement, qui est cependant très injuste : quelque sublimes que soient les études dont j’ai parlé, elles ne nous empêcheront pas de nous livrer à des occupations plus basses, & dont il n’y a que les personnes du grand monde qui puissent se dispenser. Au contraire, en rendant une femme plus raisonnable, plus sensible à son devoir & à la bienséance, l’étude la fera devenir doublement habile & soigneuse, afin de ne donner aucun sujet aux reproches, soit de sa propre conscience, soit de ceux à qui sa négligence seroit préjudiciable. En un mot, c’est entierement manque d’éducation, que nous donnons lieu à nos Epoux de blâmer notre conduite, ou que nous tâchons de découvrir par une curiosité indiscrete ce qu’ils font. Il seroit heureux pour les uns & pour les autres, si cette cause, presque l’unique de nos fautes, ne subsistoit plus, & je ne suis pas sans quelques rayons d’espérance de voir arriver ce jour. Il me paroit que les Dames elles-mêmes, commencent à sentir l’injustice qu’on leur a faite si long-tems, & à trouver du vuide dans leur ame ; c’est aussi pour le remplir, qu’elles ont inventé l’art d’appliquer des petites figures sur les cabinets, les écrans & d’autres meubles semblables, & de les vernir ensuite, en sorte qu’elles paroissent ne former qu’une seule piéce de peinture ; elles ont même appris à tourner l’yvoire, pour en faire tous les utensiles qui leur viennent à la fantaisie. On ne peut point douter que des globes n’ornassent mieux leur antichambre qu’un tour & des outils ; mais on ne doit pas s’attendre que des grandes révolutions se fassent sur le champ, & si les Dames se mettent une fois dans l’esprit de préferer des ouvrages d’adresse, tout frivoles qu’ils puissent être, à la parure, au jeu, & à la passion de courir d’une maison à l’autre, il faut esperer qu’elles passeront à des occupations plus nobles & plus élevées. Si les Dames mariées de qualité commencent le changement, & mettent l’étude à la mode, les plus jeunes ne cesseront point de solliciter leurs parens pour qu’il leur soit permis de les imiter ; & toutes les toilettes du royaume seront alors plutôt chargées de matériaux pour orner l’esprit, que d’ingrediens pour embellir le visage. C’est pourquoi l’objection, que j’ai oui faire à quelques hommes, que le savoir nous donneroit trop d’arrogance, est foible & injuste ; parceque les connoissances dont notre esprit seroit orné nous guériroient mieux que toute autre chose de mille petites vanités dont on nous acause <sic>. Une belle Dame magnifiquement mise, & qui ne connoit point d’autre merite que celui de briller, ne se considére jamais dans son miroir sans penser que les hommages qu’on lui rend sont un tribut trop foible pour ses charmes : celles même qui paroissent avoir le moins de vanité, s’imaginent toujours qu’on ne leur rendroit pas justice, si elles n’avoient point d’adorateurs. C’est uniquement faute de reflexion, & parce que la plupart d’entre nous vivent dans une ignorance aveugle de ce que nous sommes, & des égards que le monde nous doit, que nous nous livrons à cet orgueil, qui nous expose aux railleries & aux mépris de ceux qui nous traitent en face avec le plus grand respect. Les plus grands genies sont toujours convenus, que plus ils avançoient dans leur recherches surprenantes sur la nature, plus ils devenoient humbles : ils voyoient devant eux un abisme impénetrable, & en même-tems l’imperfection des connoissances humaines ; le peu qu’ils pouvoient découvrir les persuadoit qu’il y avoit encore d’autre choses au-delà de leur portée, & de leur compréhension ; & tandis que ces reflexions leur inspiroient les plus hautes idées de la sagesse du tout puisant, elles mettoient un frein à toutes les vaines imaginations de leur propre cœur. Mais, dit-on encore, le savoir mettroit les deux sexes sur un pied d’égalité, il détruiroit cette obéissance implicite que les femmes doivent payer à nos ordres : si elles étoient une fois en état de disputer contre nous, que deviendroit notre autorité ? Maintenant j’en appelle à tout lecteur impartial, même parmi les hommes, si ce même motif de nous tenir dans la soumission, ne montre pas un orgueil & une arrogance moins excusables encore que celles qu’ils craignent de notre part, si nous les égalions jamais dans les sciences. Je prétends encore prouver, non seulement par mes propres observations, mais de plus par celles de toutes les personnes qui ont pris la peine d’examiner le monde, que les femmes dont l’éducation a été la plus négligée, ont toujours aimé, plus qu’aucune autre, à dominer. Il peut arriver que quelques-unes se prévaudront de semblables avantages parce qu’il y a des naturels trop turbulents pour souffrir aucune contrainte ; mais je soutiens en même-tems, qu’elles auroient été encore pires si on leur avoit laissé ignorer que ce fût une faute. La nature est toujours la même, & celle qui a du penchant à l’orgueil & à la vanité, en donnera encore des marques quoiqu’elle n’ait pour prétexte aucune qualité du corps ou de l’esprit. Mais comme on doit choisir de deux maux le moindre, ne vaut-il pas mieux pour un homme qui a le malheur d’être uni à une femme violente & imperieuse, que quand on parle d’elle on puisse dire : C’est une femme d’un jugement admirable & d’un grand savoir, seulement elle connoit trop bien son mérite ; que de les entendre s’écrier : Quelle vaine, paresseuse, ignorante, & babillarde créature ! J’ose répondre, qu’il n’y a pas un seul époux dans la Grande Bretagne, qui n’aime mieux entendre porter le premier jugement de la personne à laquelle il est uni. Il est encore certain, que la science ne rendra pas pire celui qui est méchant, & qu’elle rendra encore meilleur celui qui est déjà bon. C’est pourquoi, si les parens d’une jeune Dame la jettent dans le monde encore infirme (comme j’hazarderai de l’appeller, quand on n’a pris aucun soin de la meilleur partie d’elle-même) il me semble qu’il conviendroit à un Epoux de suppléer à ce qui lui manque : elle recevroit avec un double plaisir les instructions de sa bouche, & ce seroit certainement pour lui une très grande satisfaction d’appercevoir les progrès que sa belle écoliere feroit sous ses soins : rien à mon avis ne pourroit les rendre plus chers l’un à l’autre, ni être une plus grand preuve de leur affection reciproque. Milton (*1) exprime très élegamment une sémblable situation dans le huitième Livre de son Paradis perdu, lorsque Raphaël étant en conversation avec Adam sur des sujets qui étoient au-dessus de la portée d’Ève, elle se retire, afin de l’apprendre ensuite de son Epoux.

Citação/Lema

Il paroissoit à sa contenance qu’il alloit entrer dans quelque sujet abstrus : Eve s’en apperçut, du lieu où elle s’étoit assise à l’écart quoique sous leurs yeux : alors avec cette majestueuse modestie, & cette grace si propre à faire désirer sa présence, elle se leva de son siége, & fut de là parmi ses fruits & ses fleurs, pour voir si tout prospéroit dans sa pepinière, & comment les plantes qu’elle cultivoit bourgeonnoient & s’épanouissoient ; celles-ci levent la tête à son approche, elles semblent se plaire à l’attouchement de ses belles mains, & en croissent avec plus de force. Cependant elle ne s’étoit pas retirée, comme si elle n’avoit pû se plaire à un discours de cette nature, ou que ses oreilles ne fussent pas capables d’entendre ce qui étoit relevé. Elle se reservoit ce plaisir, quand Adam lui en feroit le récit, & qu’elle seroit seule à l’ouir ; elle aimoit mieux l’apprendre de son Epoux, que de l’Ange ; elle preferoit de proposer ses questions à celui qui entremeleroit son discours de digressions agréables, & qui ne manqueroit pas de terminer la dispute par des caresses conjugales ; elle attendoit d’autre plaisirs de la bouche de son Epoux. Oh ! quand trouvera-t-on un semblable couple, uni par un amour & une estime reciproques !
Et dans un autre endroit, en parlant des plaisirs qu’ils trouvoient à s’entretenir ensemble :

Citação/Lema

Car quand je suis avec toi, je crois être dans le Ciel ; tes discours sont plus agréables à mes oreilles, que ne sont à l’heure d’un repas désiré, les fruits du palmier, les plus agréables au goût, & les plus propres à appaiser la faim & la soif après un long travail : quoiqu’ils plaisent, ils rassasient bientôt ; mais la grace divine qui accompagne tes paroles, fait que j’en goûte toute la douceur sans croire jamais en avoir assez.
Où il y a cette union des cœurs, qui peut seule repondre au but pour lequel le mariage a été institué, l’Epoux qui voit que ses leçons plaisent & ont du succès, doit sentir en lui-même un ravissement & une augmentation d’amour, semblable à celui que cet incomparable Poëte attribue au Pere du genre humain, quand parlant d’Eve, il définit de cette manière la passion qu’il a pour elle & les motifs de cette passion.

Citação/Lema

Ni la beauté de son extérieur, ni les plaisirs que je goute dans ses embrassemens ne me plaisent point autant en elle que cette grace & cette décence infinie mêlée d’amour & de complaisance, qui accompagne toutes ses paroles & ses actions, & qui montre l’union la plus sincére, ou qu’une seule ame nous anime tous deux ; harmonie rare, admirable dans un couple marié !
Je ne crois pas qu’il soit difficile pour deux personnes qui s’aiment comme elles le doivent, (& il y en a sans doute plusieurs dans ce cas) d’imiter nos prémiers parens dans leur état d’innocence. Il est vrai qu’ils s’exposeront à être tournés en ridicule, aux premières tentatives qu’ils en feront ; mais leur perseverance pourra lasser les railleurs ; & on verra si clairement combien une telle conduite contribue à leur félicité & à celle de tous ceux qui les environnent, que les plus étourdis voudroient peut-être en faire l’essay. Mais je crains qu’on ne regarde tout ceci comme une vision ; mes lecteurs s’écrieront peut-être, que mon affaire en qualité de Spectatrice est de rapporter les choses comme elles sont, & comme je les vois, & non de leur présenter des idées dont je suis l’auteur, & qui ne peuvent jamais être reduites en pratique dans l’état où sont les choses aujourd’hui. Qu’il me soit permis de repliquer, que l’impossibilité n’éxiste que dans la volonté ; une ferme résolution peut beaucoup, & sans elle on ne fait rien. A la vérité, je ne me flatte pas que mes avis à ce sujet fassent une grande impression ; la mode est contre moi, & ceux qui approuveront le plus ce que je dis, auroient peut-être honte de l’avouer, tant il est vrai que la coutume devient une seconde nature, & renverse l’ordre avec la raison. Quoi de plus étrange, que des personnes douées même d’un bon sens mediocre, se laissent entrainer à une conduite, qui répugne à leur propre cœur, & ne convient point à leur situation, parce que leurs superieurs l’ont mise à la mode ! Chacun sait que c’est là notre cas ; & celui qui entreprendroit d’arrêter ce penchant presqu’universel, du moins dans cette nation, pourroit aussi aisément faire changer le vent d’un point du compas à l’autre avec le seul soufle de sa bouche. Monstrueuse stupidité ! Toutes les incommodités, toutes les imperfections du corps dont les personnes de qualité voudroient se délivrer, dût-il leur en couter toute leur grandeur, sont copiées par leurs inférieurs, & regardées comme fort agréables & de bon goût ; les titres & l’opulence embellissent de même tous les vices & toutes les mauvaises qualités de l’ame ; ce qui est en lui-même un défaut, se change bientôt en perfection, est imité, & peut-être surpassé par ceux qui ne s’embarassent pas de ce qu’ils sont, pourvû qu’ils soyent comme les Grands. Mais entre toutes les folies que cette passion d’imiter occasionne, il n’y en a aucune dont les personnes qui désirent le bonheur de genre humain se plaignent autant, que de celle que nous voyons chaque jour usitée parmi les gens mariés. Peut-être ont-ils assez de tendresse l’un pour l’autre, & ne trouvent-ils déhors aucune compagnie où ils se plaisent autant qu’avec celle qu’ils ont laissée chez eux, & cependant on les voit rarement ensemble dans les endroits publics ; quand l’un va hors de la ville, l’autre y reste, ensorte qu’ils ressemblent plutôt aux baquets d’un puits, qui sont toûjours dans un mouvement opposé, qu’à des personnes unies inséparablement par l’amour & par les loix ; & cependant ils ne font cette violence, que pour montrer qu’ils savent vivre. On nous a souvent dit, que les calamités sous lesquelles nous gémissons à présent, viennent de la corruption des mœurs si générales parmi nous, & je crois qu’aucune personne de bon sens ne prétendra nier une vérité si manifeste, quoique si mélancolique ; cependant toutes les exhortations, toutes les remontrances & les préceptes ne viendront jamais à bout d’opérer une reforme, si quelque grand exemple ne montre le chemin, & ne met de nouveau à la mode la vertu & les bonnes mœurs. Ce n’est pas du bas étage que nous devons attendre ces émanations lumineuses, d’ailleurs elles n’auroient pas l’efficace nécessaire ; mais quand elles partent d’enhaut, elles repandent partout leur lumière & leur influence. La vertu avec toutes ses graces, n’est dans une personne d’une condition mediocre qu’une lanterne sourde, qui éclaire celui qui la porte ; mais les vertus de ceux qui sont dans l’élevation sont comme un soleil sur leur sein, que tous contemplent, admirent & veulent imiter.
Fin du Dixième Livre.

1(*) Comme je n’ai pas actuellement entre les mains la Traduction Françoise de Milton, je vais essayer de traduire moi-même les vers que mon Auteur en cite ici.