La Spectatrice. Ouvrage traduit de l'anglois: Livre septieme.
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Niveau 1
Livre septieme.
Niveau 2
Il n’y a rien dont on parle plus
souvent, que du Vice d’ingratitude, & cependant il n’y a
rien qui soit moins entendu. Tous s’en plaignent, mais aucun ne
veut convenir qu’il en est lui-même coupable ; quoique les
personnes même les plus généreuses soient quelquefois exposées
par une nécessité insurmontable, à se voir accusées de ce Vice.
Il est vrai qu’il ne dépend pas totalement de nous d’en être
exempts ; mais encore du hazard, des circonstances, & de
l’influence des passions ; on peut en être coupable sans le
savoir, & innocent sans le secours d’aucun principe. Il n’y
a point de regles fixes & reconnues à cet égard,
& la definition en est encore un mystére.
L’Ingratitude est généralement
reconnue pour un vice détestable devant Dieu & devant les
hommes, & celui qui en est coupable ne manque pas de
s’attirer les plus sévères censures ; cependant si nous
examinons scrupuleusement la nature des choses, il nous paroîtra
presqu’impossible de s’en garantir. Il y a des circonstances où
les plus sublimes vertus ne peuvent être exercées sans un
mêlange de ce vice ; la justice la plus étroite, la clemence
& la débonnaireté peuvent en avoir une légère teinture ;
& ce qui paroit encore un plus grand paradoxe, il peut
arriver qu’on ne sera pas vraiment reconnoissant sans être un
peu ingrat.
Les amans s’en plaignent plus qu’aucune autre personne,
& réellement avec le moins de raison : une femme qui a assez
de mérite ou de bonheur pour se voir aimée de plusieurs, doit
être coupable d’ingratitude, puisqu’elle ne peut en
recompenser un sans négliger tous les autres. Tous ceux qui sont
exposés à quelque affliction, ne cessent d’accuser d’ingratitude
des personnes à qui elles s’imaginent d’avoir rendu service, ou
à qui elles l’ont réellement rendu dans un tems ou dans un
autre ; quoique ceux de qui ils se plaignent ignorent peut-être
qu’ils leur ont obligation, ou s’ils le savent, qu’ils ne
puissent pas le reconnoître comme leurs bienfaiteurs s’y
attendent. Il faut convenir que nous avons pour la plûpart une
grande partialité à notre égard ; nous penchons à exaggerer
chaque bon service que nous rendons, & à diminuer le prix de
ceux que nous recevons ; c’est une espéce d’ingratitude innée,
& qui subsiste, quoique nous puissions rendre au millième le
bien qu’on nous a fait. Nous sommes aussi partiaux à l’égard des
autres ; de deux personnes à qui nous connoissons un mérite
égal, nous nous laissons souvent conduire par un secret penchant
dont nous ne pouvons donner aucune raison, à aimer l’une
beaucoup plus que l’autre ; & celui qui est l’objet de notre
inclination, sent peut être un penchant de la même
nature pour une autre personne. C’est-là une espéce
d’ingratitude dans laquelle nous tombons sans le savoir, ou, si
nous le savons, il n’est pas en notre pouvoir de l’éviter, parce
qu’elle est enracinée dans notre naturel, & ne peut pas en
être arrachée. Cependant la raison, jointe à une claire
connoissance de nous-mêmes, peut mettre un frein à nos
inclinations, & nous empêcher de mettre en pratique ce
penchant à juger mal des autres : nous pouvons faire violence à
notre propre cœur, & donner en apparence à ceux qui nous
aiment, la préference sur ceux que nous aimons ; mais il y en a
peu qui veuillent prendre cette peine, & je ne sçais pas si
nous sommes réellement obligés de nous imposer une tâche si
sévere, ou s’il seroit louable de s’en acquiter constamment,
& même s’il seroit agréable à la personne en faveur de qui
nous l’avons entrepris.
Il y a des circonstances où ce
seroit un vice d’être reconnoissant ; par exemple si un Prince,
un Ministre d’Etat, un Général d’armée, ou quelque autre
personne en état de conférer des avancemens, repandoit ses
faveurs sur un indigne sujet, uniquement par reconnoissance pour l’amour qu’il lui porte, écartant par-là des
emplois de confiance & de profit ceux qui en sont les plus
capables & les plus dignes : un tel Prince, un semblable
Ministre, ou quelle autre personne que ce fût, seroit injuste,
non-seulement à l’égard de ceux qui seroient rejettés, mais
encore à l’égard de toute la nation ; puisque son indulgence
partiale peut être plus ou moins funeste à l’Etat, à proportion
de l’importance de ce poste. On prend souvent pour de la
reconnoissance ce qui n’est qu’amour de soi-même, & on donne
alors le beau nom de liberalité à ce qui ne procède que
d’ostentation ; la vertu confine de si près au vice, qu’ils sont
souvent confondus par la personne même qui les loge dans son
sein. Nous croyons être obligés de faire tout ce qui est en
notre pouvoir pour rendre service à une personne qui paroit nous
aimer & est toujours à notre disposition, & nous
considerons rarement si en rendant une bagatelle, ou peut-être
l’ombre d’un bienfait, nous ne faisons pas un tort essentiel à
quelque autre personne. C’est une vielle maxime très
raisonnable, que nous devons être justes avant
que d’être généreux ; & comme la reconnoissance est
réellement une qualité fort estimable, nous devrions chercher
quelque moyen de la témoigner, sans priver le mérite de ce qui
lui est dû ; & si nous n’en trouvons point, préferer de
paroître ingrats plutôt que d’être injustes. Le dilemme, je
l’avoue, est fâcheux, & plusieurs bons esprits se sont
égarés, ou ont été fort embarrassés de choisir entre ces deux
extrêmes.
Quand on rend service dans le dessein secret de corrompre
l’intégrité d’un homme, ou la chasteté d’une femme, on
mériteroit quand on est découvert, de ne recevoir que du mépris
en place de la reconnoissance. Dans ce cas cette vertu se
changeroit en vice, & on devroit bannir du cœur toutes les
dispositions à reconnoître un bienfait, comme des
traitres à l’honneur & à la vertu. Il y a des personnes qui
par un excès de bonté, ou une trop grande timidité, pensent
qu’elles peuvent s’écarter un peu de l’étroite probité, par
complaisance pour une personne qui leur a rendu service ; mais
elles devroient réflechir que le moindre consentement à une
mauvaise action y accoutume l’ame, & lui ôte insensiblement
l’horreur qu’elle devroit avoir pour le vice. Personne ne peut
dire en soi-même, j’irai jusques-là, & pas plus loin, comme
s’exprime un illustre Pair dernièrement decedé & qui a
merité le nom de bon Poëte ; Cette observation convient
également aux personnes de tout rang & de tout état ; c’est
pourquoi, comme les obligations servent souvent à des hommes fins & rusés pour enroller à leur service
ceux qui ne sont pas sur leurs gardes, chaque personne prudente
& vertueuse devroit éviter d’en recevoir de ceux dont elle
ne connoit pas les principes. Enfin, un moment de réflexion
suffira pour nous convaincre, que dans un grand nombre de cas,
ce que le monde appelle gratitude peut devenir un vice dans
toutes les conditions : & à l’égard de notre sexe, j’ose
l’assurer, une femme qui a plusieurs amans, ne peut se conduire
de façon à passer pour reconnoissante à leur égard, sans se
rendre infame & méprisable à jamais. On doit souhaiter
passionnément pour le bien & l’honneur de ce Royaume, qu’il
y eût moins d’exemples de cette dangereuse reconnoissance que
ces dernières années n’en ont produit ; & que nous puissions
nous resoudre à retourner plutôt à la rusticité des anciens
Bretons, qu’à devenir nous-mêmes les artisans de notre propre
ruine, par complaisance pour ceux qui nous trahissent, & ne
laisser à notre postérité que la honte & la misére. Qu’on ne
s’imagine pas, qu’en marquant les écueils sur
lesquels un naturel trop reconnoissant peut échouer, je veuille
recommander l’ingratitude. Le ciel nous préserve qu’une doctrine
si pernicieuse se fit jamais des partisans. Tout ce que j’ai dit
ne tend qu’à rectifier quelques méprises, & à montrer que ce
qui est appellé ingratitude par les personnes qui ne
réflechissent point, ne l’est pas toujours ; & quand même il
le seroit, qu’il est des circonstances où on ne peut pas s’en
préserver, sans commettre des fautes plus condamnables. J’ai
déjà observé plus d’une fois, qu’on a souvent besoin de la plus
grande pénétration pour savoir se conduire à cet égard ; mais il
y en a d’autres où il n’y a point de lieu à balancer ; le
devoir, la raison, la probité, & notre bon naturel, nous
conduisent clairement dans les sentiers que nous devons suivre,
& dont nous ne pouvons pas nous écarter sans être
inexcusables. D’abord les obligations que nous avons à la
Divinité sont de la plus grande évidence : sans parler de notre
existence, (puisqu’il y a des personnes qui refusent de la
reconnoître comme un bienfait, parce qu’elles ne
possedent pas dans ce monde tout ce qu’elles desirent) sans
rappeller notre redemption & nos espérances d’immortalité,
(puisqu’il n’y en a que trop qui sont assez hardis pour les
revoquer en doute) nôtre seule conservation au milieu d’un si
grand nombre de dangers, qui quoiqu’ignorés & imprévus nous
environnent continuellement, n’exige-t-elle pas plus de
reconnoissance que nous ne sommes capables d’en exprimer ? Ceux
que leur fortune ou leur vie indolente semble mettre à couvert
de tout accident, ceux qui s’appuyent mollement dans leur
carosse, & qui lévent à peine leurs mains jusqu’à leur tête,
sont sujets, à chaque moment, à quelque rupture intérieure,
capable de jetter le désordre dans toute la machine. Cependant tous nos
mouvemens sont conduits & dirigés par un pouvoir invisible,
ensorte qu’il arrive très rarement un accident de cette nature,
même à ceux qui s’occupent continuellement aux exercices les
plus pénibles. Quand nous regardons autour de nous les scénes
variées que ce vaste Univers nous présente, lorsque nous
considerons les différentes productions de la terre & de
l’air, l’abisme immense qui nous environne, avec les rivières
qui en sortent ; lorsque nous pensons que toutes ces choses sont
créées pour notre usage, & abondent dans tout ce qui est
nécessaire pour notre conservation & notre plaisir ; comment
pourrons-nous témoigner suffisamment notre reconnoissance au
grand dispensateur de ces biens ? Mais si nous élevons nos yeux
à l’espace immense qui est au dessus de nous, dans lequel des
millions de globes, infiniment plus considerables que celui où
nous sommes placés, roulent sur nos têtes, en se
soutenant par leur propre poids ; si nous réflechissons en même
tems, que si l’un d’eux venoit à se détacher de sa sphère, il
reduiroit par sa chûte ce monde en atomes ; nos ames doivent
fondre en sentimens de reconnoissance pour cet Etre tout
puissant, dont la seule volonté regle tous leurs mouvemens,
ensorte qu’ils ne se heurtent point les uns les autres, &
qu’ils ne nous causent aucun préjudice. Ceux qui nient, ou
affectent de nier toute autre obligation, reconnoissent
volontiers celle-ci ; ils seroient honteux, fâchés même si on
les soupçonnoit d’ingratitude à cet égard. Nos parens, après
Dieu les auteurs de notre éxistence, les protecteurs de notre
enfance destituée de forces, reclament certainement la première
& la plus grande part à notre amour & à notre gratitude.
Il n’est jamais en notre pouvoir de recompenser ces tendres
soins qu’ils ont pris pour nous : cependant il faut faire ce que
nous pouvons. On convient si généralement de l’amour & du
respect que nous leur devons, que si une personne paroît
visiblement en manquer, elle est regardée avec raison comme un monstre. C’est pourquoi le plus grand nombre des
hommes, & principalement les personnes bien élevées tâchent
de conserver un extérieur de gratitude, quoique plusieurs en
sentent fort peu dans l’intérieur de leur cœur. Ceux aussi qui
ont après nos parens le soin de notre éducation, tels que nos
Gouverneurs, nos Précepteurs, ou nos Gouvernantes, ont droit à
notre reconnoissance, s’ils se sont acquittés de l’employ qu’on
leur avoit confié, en nous inspirant des sentimens d’honneur
& de vertu ; & non-seulement nous devons reconnoître les
obligations que nous avons à leur intégrité, mais encore les
recompenser par tous les actes d’amitié qui sont en notre
pouvoir. De plus, nous aurions tort de refuser de la
reconnoissance à nos Domestiques, lorsque le respect qu’ils nous
témoignent est accompagné d’amour, & que nous nous
appercevons que ce qu’ils font pour nous ne procède pas
uniquement du devoir. Un Domestique de ce caractére est
certainement un joyau bien rare, & mérite d’être traité avec
toute l’indulgence possible, sans avilir notre
autorité. Si nous traitons quelqu’un de ceux-ci d’une manière
peu convenable aux différentes rélations que nous soutenons avec
eux, nous tombons dans une ingratitude inexcusable. Les
obligations dont j’ai parlé sont claires, convainquantes ; &
quand on ne les reconnoit pas, quoiqu’aucune loi humaine
n’existe contre ce penchant denaturé, le Ciel manque rarement de
punir le coupable comme il a péché. Un ingrat en trouve toujours
un plus ingrat. Nous avons aussi d’autres obligations plus
éloignées, quoiqu’elles nous lient également. Ainsi nous devons
de la reconnoissance à un Roi, quand il est réellement le père
de son peuple, quand il place sa principale gloire dans le
bonheur de ses sujets, quand il les protége de tout son pouvoir,
qu’il ne cherche point de prétextes pour les accabler de taxes,
& qu’il ne permet point à un Ministre hautain & fier de
son élévation, de les insulter & de les ruiner : à tous les
membres d’un Sénat sage & incorruptible, qui parlent suivant
l’intention de ceux qu’ils représentent, qui
bien loin de mépriser leurs instructions, font leur affaire
principale du redressement de leurs griefs, qui par leur
conduite droite, & leur ferme attachement à notre
constitution, conservent la balance égale entre le Roi & le
peuple ; à chaque Magistrat civil, qui est diligent à exercer la
justice, & à maintenir l’ordre dans la Societé ; aux membres
du Clergé, dont la pieté, la charité, la temperance &
l’humilité, prouvent qu’ils sont eux-mêmes convaincus des
vérités qu’ils annoncent ; & enfin à des gens qui ne
méritent pas moins notre reconnoissance, je veux dire à ces
braves matelots, qui sont les protecteurs de notre commerce, le
véritable & le seul boulevard de nos Isles contre toute
invasion étrangère, qui affrontent les plus grands périls,
endurent les plus rudes fatigues, afin que nous puissions dormir
en sûreté & à notre aise. Quiconque ne sent pas pour ceux-ci
de l’amour & de la venération, est indigne de participer aux
bienfaits qu’ils lui procurent, & devroit être banni dans
quelque autre pays, où on pratique le revers de ces excellentes
qualités, & où on ne trouve aucune personne
semblable à celles que j’ai decrites. Nous devons, à la vérité,
aux livres ce qui nous distingue des sauvages, & ce seroit
être très ingrat, que de refuser notre approbation, &
quelque reconnoissance à ceux qui nous procurent le plus grand
des biens, celui de former notre ame, de corriger nos mœurs,
& d’étendre notre capacité. Que serions-nous sans la
lecture, si non des masses d’argyle ?
connoitrions-nous quelque chose au-delà de cette étendue de
terre que nous foulons aux pieds ? Les livres sont le canal à
travers lequel tous les arts & toutes les sciences nous sont
transmises. Avec le secours des livres nous voyageons fort
tranquillement dans les pays les plus éloignés, nous considerons
les coutumes & le caractére des différentes nations qui
habitent ce globe, nous prenons même une idée des cieux, &
nous traversons tout cet espace immense qui nous environne. Avec
le secours des livres nous comparons les siécles passés avec le
nôtre, nous decouvrons ce que nos peres ont fait qui soit digne
d’être imité, ou dont on doit se préserver : nous poussons plus
loin leurs vertus, & nous prenons garde à leurs erreurs. Ce
sont les livres qui dissipent cette sombre mélancolie à laquelle
notre climat ne nous rend que trop enclins, & qui repandent
à la place de ces noires vapeurs, un aimable enjouement. Enfin
nous avons obligation aux livres de tout ce qui peut nous être
utile ou nous amuser. C’est pourquoi les auteurs ne pourroient
jamais être trop caressés & encouragés, quand
ce qu’ils écrivent tend à l’utilité publique, soit qu’ils
veuillent instruire ou amuser innocemment ; & il faudroit
avoir l’esprit bien bas & bien ingrat, lorsqu’on jouit des
fruits de leurs travaux, pour leur en refuser la recompense. On
peut, à la vérité, objecter, que plusieurs d’entr’eux meritent
peu de remercimens, pour la perte du tems que la lecture de
leurs ouvrages occasionne ; mais on pourroit faire la même
difficulté avec autant de justice contre les autres bienfaiteurs
dont j’ai parlé, puisque nous ne devons pas plus de
reconnoissance à un mauvais Roi, à un Parlement corrompu, à un
Magistrat indolent, à un Ecclesiastique hautain, ambitieux &
dereglé, ou à un Matelot mal adroit, qu’à un chétif, ignorant
& vicieux auteur. Au contraire, si ceux qui devroient nous
proteger nous reduisent en esclavage ; quand ceux qui devroient
nous défendre, nous trahissent ; lorsque ceux qui devroient être
nos conducteurs, nous font égarer ; & que ceux, de qui nous
avons droit d’attendre de la compassion & du soulagement, ne
font que rire & triompher de nos malheurs ;
dans quelle situation éminente qu’ils soient placés, sous quel
nom qu’on les distingue, ils ne méritent à proportion de leur
grandeur, ou du pouvoir qu’ils ont de faire le bien ou le mal,
que des reproches proferés dans l’amertume du cœur. Mais si un
homme qui a des talens les employe pour le bien commun du genre
humain, les peines qu’il prend dans ce dessein méritent non
seulement de simples remercimens, mais encore les vœux les plus
ardens du cœur. Tous ceux qui nous entendroient parler sans
éloges d’une action qui en est digne, seroient prêts à nous
condamner. Nous louons donc pour l’amour de nous mêmes, &
nous sentons pour l’amour des autres. La véritable
reconnoissance enflamme l’ame, & montre par la manière
plutôt que par le sujet dont nous parlons, qu’elle souhaite
ardemment de se manifester plus clairement que par des paroles.
Il y a certainement quelque chose d’extrémement aimable dans un
esprit reconnoissant ; celui qui est doué de cette vertu peut
être seduit par la foiblesse de son jugement, &
temoigner sa reconnoissance d’une manière qui n’est plus
louable ; mais on doit pardonner en faveur du motif ce qu’il y a
de défectueux dans la conduite ; une telle personne n’aura
jamais de dessein prémédité des sentimens bas ou injustes. Mais
tout ce que j’ai dit ne peut servir qu’à montrer comment la
reconnoissance peut être poussée à l’excès dans quelques
circonstances, & comment on ne la portera jamais trop loin
dans d’autres occasions. Cependant la définition de cette vertu
est encore un secret, un nœud gordien, que toute l’industrie
humaine sera peut être incapable de délier. Il n’y a que celui
qui voit à découvert dans tous les replis du cœur, qui puisse la
separer & la distinguer de quelques passions d’une nature
toute differente, qu’elle couvre, ou avec qui elle est
confondue. Rien de plus commun que de donner le beau nom de
cette vertu à des actions qui doivent uniquement leur naissance
à l’orgueil & à l’ostentation. Combien ont reconnu avec
profusion un service leger, uniquement pour s’attirer la reputation d’homme reconnoissant, pendant qu’ils ont
souhaité mille fois que quelque sinistre accident vint rendre la
personne qu’ils vouloient favoriser, hors d’état de recevoir
cette recompense ?
Tant il est vrai, comme s’exprime un Poëte,
Il a bien
des Plausibles dans le monde, & il n’est que trop aisé pour
un hypocrite de nous tromper par un beau déhors. D’un autre côté
il y a une sorte de gens directement opposés aux prémiers, que
parlent hautement de justice, de générosité & de gratitude,
& qui sont cependant enflés à un tel degré par leur
arrogance & leur présomption, qu’ils ne s’imaginent jamais
être obligés à personne, & qu’ils se mettent dans l’esprit
que tout ce qu’on fait pour eux leur est dû, & est plus que
payé parce qu’ils daignent l’accepter. Ils traitent de politique
les faveurs qu’on leur fait uniquement par compassion pour leurs
besoins ; & se persuadant qu’on veut gagner leur amitié
& leur bienveillance, ils y mettent un si haut prix, que si
une personne à qui ils ont les plus grandes obligations, ne
parle pas ou ne se conduit pas comme ils le souhaitent, ils la
menacent de la priver de leurs visites, & ils
ne manqueront pas de tenir leur parole, à la grande satisfaction
de ceux qui n’avoient souffert leur compagnie que par un excès
de bonté. Alors il est assez plaisant de voir comment ils rient
& s’applaudissent de la mortification qu’ils ont causée à
ceux qui avoient autrefois le bonheur de jouir de leur
compagnie. Si une personne de ce caractére rend service à
quelqu’un, comme il pourra le faire en ne consultant que son
orgueil, il s’imaginera qu’il a fait non seulement de celui
qu’il a obligé, mais encore de tous les parens de cette
personne, autant d’esclaves qui doivent lui être attachés pour
toujours ; ils ne doivent plus avoir d’eux-mêmes aucune volonté,
aucune inclination ; il faut qu’ils se laissent gouverner par le
jugement supérieur de leur bienfaiteur ; & s’il découvre
jamais qu’ils ne pensent pas comme lui, il ne manque pas de les
regaler des épithetes de vilain, d’indigne & d’ingrat. Il
est également dangereux de faire une politesse ou un affront à
des personnes de ce caractére ; mais comme elles n’ont pas l’art
de dissimuler, il ne faut qu’avoir une légere portion de
discernement pour les reonnoître ; quiconque
les oblige est un prodigue en bonté, mais ceux qui peuvent se
soumettre à leur avoir obligation, ont l’esprit trop bas pour
qu’on les plaigne du traitement qu’ils en reçoivent. Il y a
encore une troisiéme sorte de gens, qui sont moins trompeurs,
moins lâches que les prémiers, & d’un caractére moins
pervers que les derniers, & qui ne laissent pas d’être assez
blâmables. Ceux-ci sont très reconnoissans tandis que vous
continuez de les obliger, ils s’approchent de vous avec plus de
soumission que vous ne le demandez, exaggerent tout ce que vous
faites pour eux, vous élevent jusqu’aux cieux dans toutes les
compagnies, & semblent se faire un honneur de reconnoître
toutes les faveurs qu’ils reçoivent de vous. Mais s’il arrive
enfin qu’ils vous demandent quelque chose qu’il ne vous
convienne pas de leur accorder, il <sic> ne vous tiennent
plus aucun compte de tout ce qui s’est passé, retractent les
belles choses qu’ils ont dites de vous, & vont quelquefois
jusqu’à vous charger des plus grossiéres injures. C’est un
caractére, contre lequel il n’est pas si aisé de se
mettre en garde, parce qu’il ne se découvre pas d’abord ; mais
dès qu’on le connoit, on devroit l’exposer autant qu’il est
possible, afin d’empêcher que les autres n’y soient aussi
trompés. Une personne qui s’aime trop elle-même, ne sera jamais
vraiment reconnoissante ; car quoiqu’elle puisse aimer pour un
tems tous ceux qui l’aiment, elle ne manquera pas de transporter
ailleurs son affection, dès qu’elle espérera gagner à ce
changement. Il y
a donc toûjours quelque intérêt secret qui engage un homme ou
une femme à faire cette violence à ses inclinations.
Si nous pouvions pénétrer ce qui se passe entre les
personnes mariées, nous ne trouverions que trop d’exemples, où
la gratitude dans les deux sexes n’a été que le prétexte qui a
masqué un autre motif moins louable. On tombe
encore assez généralement dans une autre méprise, lorsque deux
personnes se sont longtems aimées, & se sont donné
reciproquement toutes les marques d’affection qui étoient en
leur pouvoir. Si l’une vient à changer sans que l’autre y ait
donné lieu, & que pour l’amour d’un nouvel objet, elle viole
ses vœux, renonce à ses obligations, & laisse la personne
abandonnée se consumer dans de vaines plaintes : dans ce cas, on
donne ordinairement l’épithète d’ingrat à celle qui manque à sa
foi ; mais je ne conviens pas qu’on le fasse avec justice. Qu’il
me soit encore permis d’assurer que l’amour ne dépend pas de la
volonté, & que nous ne sommes responsables que de ce qui est
en notre pouvoir. Une personne peut changer de cette manière,
& cependant être convaincue que ce changement est
déraisonnable, souhaiter même sincérement que ses premiers liens
eussent encore toute leur force. C’est pourquoi, bien loin
d’accuser ce procedé d’ingratitude, il paroit que c’est
uniquement foiblesse & inconstance d’un esprit qui ne sait
pas se fixer, ni se satisfaire. Cependant il ne
faut pas s’imaginer que j’aie dessein de pallier une conduite
aussi criminelle, quoique je pense qu’elle ne mérite pas le nom
d’ingratitude : au contraire, celui ou celle qui en est coupable
mérite, à mon avis, les plus sévères censures, non pas tant à
cause de ce passage d’un objet à l’autre, que pour n’avoir pas
bien consulté son cœur avant que d’avoir fait les premières
ouvertures. Une passion inspirée par cette sympathie dont j’ai
parlé, fondée sur la raison & recompensée par une ardeur
égale, ne peut jamais s’altérer ; & un homme qui se declare
en qualité d’amant, devroit premièrement se demander à lui-même,
s’il est sûr d’être toûjours le même. Je n’appelle point non
plus ingratitude entre des personnes mariées, lorsque l’une
d’elles est obligée par le pouvoir arbitraire de ses parens, de
donner sa main sans son cœur, & qu’elle ne peut point
subjuguer dans la suite son aversion, au point de sentir pour
l’autre moitié la moindre tendresse. C’est, je l’avoue, un cas
très fâcheux pour l’une & pour l’autre, mais qui ne leur
laisse aucun sujet de reproche, à moins que celle
qui sent ce dégoût, n’ait pas eu la générosité de l’avouer avant
le mariage, ou que l’autre ne soit assez obstinée pour courir le
risque de se faire hair davantage dans la suite. En un mot, je
ne vois ici d’ingratitude que dans une seule circonstance, qui
est celle-ci : Si une personne en aime extrémement une autre,
& que celle-ci n’ait pour la première ni inclination ni
aversion, ensorte que leur union lui soit très indifférente,
& cependant qu’elle tâche de profiter de cette affection, en
se procurant des conditions plus avantageuses que la fortune de
l’un ou de l’autre ne semble le permettre ; un semblable procedé
est sans contredit autant ingrat que sordide.
Je vois dans ce procedé de Bémol la plus haute
ingratitude, & je ne doute pas qu’il n’y en ait plusieurs
exemples parmi les mariages qui se font uniquement par intérêt,
quoique tous ne le ressentent pas avec autant de courage &
de resolution que Celimene.
Metatextualité
Cette reflexion m’est venue dans l’esprit à la
vûe d’une lettre qui est à présent sur ma table, & qui
fut remise dernièrement à l’Editeur de ces essays
periodiques par une personne qui ressembloit plutôt à un
spectre qu’à un homme vivant. Je vais la communiquer à mes
Lecteurs, non seulement parce qu’elle est assez
extraordinaire dans ce genre, mais aussi parce qu’elle a
occasionné quelques speculations, qui peut-être n’ont pas
encore été touchées par aucun de nos écrivains publics,
& qui peuvent servir à éclaircir ces mêmes idées, que
nous accusons à présent d’obscurité & de confusion.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
A la Spectatrice. Mesdames ou
Messieurs,
Madame ou Monsieur. « Soit que vous soyez une seule personne, ou un corps collectif, une Societé de Dames, comme vous le prétendez, ou plutôt d’hommes, ainsi que la force & l’énergie de vos productions me le persuadent ; si vous avez un cœur humain, vous serez sensibles aux tristes circonstances qui occasionnent cette lettre.
mais je vous ferai, à la fin de cette lettre, un
recit exact de tout ce que cette belle
ingrate m’a fait souffrir ; en attendant je vais
continuer le détail de ses perfections.
Mais elle a tant de charmes pour captiver le
genre humain, que ce seroit une tâche sans fin d’en
entreprendre l’énumération ; je me contenterai donc de
faire un recit abregé des beautés de son ame, comme
elles brillent dans sa conduite.
C’est-là, digne Spectatrice, la seule chose dont
je sois capable, voilà le seul plaisir que je puisse
goûter, & pour lequel je renonce à mes parens, mes
amis, mes connoissances, & presqu’à moi-même. Il n’y
eut jamais de sujet plus digne d’exercer votre plume,
que de plaider la cause d’un infortuné, dont le malheur
ne vient que d’un amour trop violent & trop constant pour la plus aimable femme du
monde. Employez donc toute votre rhetorique à toucher le
cœur de cette belle insensible ; représentez-lui
vivement son ingratitude, & tâchez de la convaincre
combien un vice si bas déshonore une beauté si parfaite.
Elle lit constamment vos essais, les admire beaucoup, a
dit plus d’une fois que les hommes seroient heureux
s’ils suivoient les régles que vous leur donnez ;
peut-être un Avocat si estimé viendroit-il à bout de la
toucher ; l’ingratitude est un ample sujet, & fut-il
stérile, ma triste histoire vous donneroit assez
d’ouvertures. C’est un texte, je pense, que vous n’avez
point encore touché, & qui sera peut-être autant
agréable à la plûpart de vos lecteurs qu’à »
l’Affligé
Amintor.
Madame ou Monsieur. « Soit que vous soyez une seule personne, ou un corps collectif, une Societé de Dames, comme vous le prétendez, ou plutôt d’hommes, ainsi que la force & l’énergie de vos productions me le persuadent ; si vous avez un cœur humain, vous serez sensibles aux tristes circonstances qui occasionnent cette lettre.
Niveau 4
Hétéroportrait
Sçachez donc, bonne
Spectatrice, que j’ai eû le malheur (car je ne
puis point lui donner d’autre titre,) de connoitre
une jeune Dame, digne par ses charmes d’être
universellement adorée. En vain voudrois-je vous
faire le portrait de cet Ange, il n’y a point de
paroles qui puissent vous la représenter telle
qu’elle est ; j’hazarderai cependant de vous en
tracer une légère esquisse, & de vous marquer
quelques-unes de ses perfections, votre
imagination pourra ensuite achever le portrait.
Ses yeux, oh quels assassins ! en même tems qu’ils
paroissent inspirer les plus tendres désirs par
leur douceur enchanteresse, ils remplissent de
crainte le cœur le plus hardi ; la nêge
nouvellement tombée n’égale point la blancheur
éblouissante de son teint, qui est encore relevée
par le plus beau coloris, qu’on puisse imaginer ;
les amours & les graces voltigent
continuellement autour de la plus belle bouche ;
un air de majesté & de modestie
est répandu sur tous ses traits ; ses beaux
cheveux, ses mains, son coû, sa belle & riche
taille charmeroient separément ses admirateurs
éblouis ; mais il y a quelque chose dans toute sa
figure que l’imagination la plus vive ne pourra
jamais se représenter sans avoir vû le divin
original. Si elle ne fait que jouer avec son
éventail, ou prendre du tabac, un air de dignité
accompagne ses moindres gestes. Et quand elle
danse ! Dieux ! J’eus une fois l’honneur de danser
avec elle un menuet ; mais que j’étois peu en état
de faire attention à la cadence, ou d’observer
aucun pas ! J’aurois été un objet de risée pour
toute la compagnie, si les yeux de tous les
spectateurs n’avoient pas été trop occupés de
cette adorable personne pour jetter aucun regard
sur moi. Elle n’y fit cependant que trop
d’attention, & ne voulut plus m’accorder la
même faveur, ce qui me jetta dans les plus
mortelles agitations, comme vous pouvez vous
l’imaginer ;
Niveau 4
Hétéroportrait
Si quelque chose
pouvoit surpasser les charmes de sa figure, ou
ceux que la danse lui donne, on le trouveroit dans
les accens ravissants de sa voix ; chaque parole
qu’elle prononce est l’harmonie elle-même ; mais
quand elle chante, la musique semble sortir de ses
lévres ; & j’ose assurer qu’on peut appliquer
avec infiniment plus de justice à mon adorable
Arpasie, ce que le fameux Waller dit de sa chere
Myra : Que le malheureux qui fuit son esprit &
ses charmes, meurt d’amour dès qu’elle l’atteint
avec sa voix.
Niveau 4
Hétéroportrait
Elle est toujours
enjouée, sans le moindre mélange de légéreté ;
elle n’est jamais la première à suivre la mode,
& elle ne la porte jamais à l’excès ; elle
aimera mieux être mise au dessous de ce que sa
naissance & sa fortune lui
permettent, que d’avoir le moindre ornement qui
sente l’extravagance ; elle conserve une modeste
reserve, & cependant ne cherche pas à s’en
faire honneur ; elle fréquente rarement les
assemblées publiques, ou elle n’y va qu’avec une
proche parente ; enfin elle se conduit toûjours
avec une prudence fort au-dessus de son âge, &
que l’envie même ne peut blâmer.
Récit général
Après le portrait que
je vous ai fait de cette Dame, quoique très
inférieur à l’original, vous ne serez pas surpris
que j’en sois devenu amoureux à la première vûe,
ou que ma passion n’ait fait que croître à mesure
que j’ai découvert chez elle de nouveaux charmes.
Mon amour étoit cependant accompagné d’un respect
qui ne me permettoit pas de lui revéler ce qui se
passoit dans mon cœur ; mais, helas ! je n’avois
pas besoin de parler ; mes regards, mes gestes lui
disoient assez que je brulois pour elle ;
réellement je ne vivois plus qu’auprès d’elle,
& quand je l’avois quittée, je n’étois que
l’ombre de moi-même. Tous mes amis s’apperçurent de ce changement, & ils en
découvrirent bientôt la cause ; comme ils savoient
qu’il n’y avoit point d’objection à faire contre
ma naissance, ma fortune, ou ma reputation, ils me
raillerent de ma timidité, & m’inspirerent
enfin assez de courage pour ôser déclarer mon
amour : & vous pouvez être sûre que je le fis
dans les termes les plus passionnés & les plus
respectueux que mon cœur pût me suggerer ; mais,
bon Dieu ! avec quelle mortelle indifférence
reçut-elle mes vœux ! Si elle m’avoit témoigné du
mépris, ou de la colere, j’aurois pû me flatter
que son procedé n’étoit que cette affectation si
ordinaire aux jeunes Dames dans une pareille
circonstance ; mais la froide civilité &
l’extrême reserve avec laquelle elle m’écouta,
glaça tous mes sens & étouffa toutes mes
espérances. Je devins pâle, je frissonnai, &
je fus sur le point de me laisser tomber à ses
pieds. Enfin craignant qu’il ne m’échappât quelque
parole de désespoir, je la quittai avec tant de
hâte & de confusion, que s’il y avoit eu la
moindre étincelle de compassion dans
son sein, elle auroit dû me rappeller. Mais,
helas ! elle me laissa partir sans paroître
remarquer mon desordre. Cruauté, qui ne peut être
égalée ! Inhumaine beauté ! Cependant ceci est
encore fort au-dessous de ce que cette inéxorable
personne m’a fait souffrir dans la suite. Je
passai la nuit suivante dans des angoisses trop
terribles, pour que j’en fasse le recit ; il n’y
eut point de sommeil pour mes yeux ; dès qu’il fut
jour, je m’occupai à composer une lettre pour
elle, & en dépit de tous mes soins, quoique
j’en eusse fait plus de douze différentes copies
pour la rendre moins ridicule, elle ne laissoit
pas d’exprimer le desordre de mes pensées.
Cependant on n’avoit jamais vû rien de plus
humble, de plus propre à émouvoir ; mais quel en
fut l’effet ? elle l’ouvrit, la lut & me la
renvoya sous un couvert, avec cette rigoureuse
sentence. »
« La mort elle-même n’a rien qui surpasse
les peines que je sentis en parcourant ces
cruelles lignes. J’accusois le destin, &
l’ingratitude de la cruelle Arpasie ; cependant je
l’aimois toujours, & malgré les terribles
angoisses dont mon ame étoit agitée, je baisois le
papier qui contenoit l’arrêt de mon sort. Je ne
finirois jamais, si je voulois vous raconter la
millième partie de mes souffrances ; je me
contenterai donc de vous faire part de ce qui est
absolument nécessaire pour que vous connoissiez ma
situation. Plusieurs de mes amis sensibles à mon
état, renouvellerent leurs efforts pour me
consoler, & l’un d’eux qui connoissoit le pere
d’Arpasie, entreprit de lui parler en ma faveur ;
celui-ci parut très satisfait de mon bien, de ma
personne & de mon caractére,
& repondit qu’il seroit charmé de me recevoir
dans sa famille pourvû que sa fille pensât de
même ; ajoutant qu’il ne généroit jamais son
inclination, & qu’il ne pouvoit point donner
de réponse positive, avant que de s’être entretenu
avec elle sur ce sujet. En vain mes amis
tâchoient-ils de me persuader que la froideur
d’Arpasie à mon égard, venoit uniquement de ce
qu’elle n’avoit pas eu l’approbation de son pere
pour me faire une reception plus favorable, &
que tout iroit dans la suite suivant mes désirs ;
il ne leur fut pas possible de dissiper
entièrement mon affliction, & je flottois
continuellement entre la crainte & l’espérance
jusqu’au jour marqué par le pere d’Arpasie pour me
rendre une reponse décisive, lorsque mon ami
m’apporta la cruelle confirmation de ce que
j’avois toujours craint. Qu’il avoit sondé
l’inclination de sa fille, & qu’il avoit
trouvé qu’elle ne m’étoit pas favorable ; ainsi
qu’il me prioit de ne plus m’inquiéter à cet
égard. Quoique ce message fut assaisonné de
plusieurs complimens, il me jetta dans une fiévre violente ; on désespera de ma vie : on
s’addressa de nouveau au pere & à la fille ;
mais sans aucun succès. Je me retablis cependant,
si on peut l’être quand on est continuellement
consumé par un feu intérieur. J’appellai tout mon
courage à mon secours, je m’imaginai que je
pourrois me contenter de la voir quoique de loin,
& je quittai mon lit pour la suivre des yeux
partout où elle iroit. J’eus le plaisir de la voir
à l’Eglise un dimanche matin, & me flattant de
la voir encore l’après midi, j’y retournai ; mais
cette inexorable personne n’y étoit plus,
quoiqu’elle n’y eût jamais manqué auparavant. Je
la cherchai au parc, à l’opera, à la comedie ;
mais je ne la vis qu’une fois dans chacun de ces
endroits publics. En un mot, elle aima mieux
renoncer à tout ce qui lui faisoit plaisir, que de
m’accorder la légére satisfaction de voir un
visage qui m’avoit privé de toute autre
consolation. A-t-on jamais vû d’ingratitude
semblable à celle-ci ! Quel destin fut jamais plus
rigoureux que le mien ! Cependant tout ce qu’elle
fait ne peut point abbattre la force
de ma passion, & il n’est pas en son pouvoir
de se cacher si entièrement, que je ne la voye de
tems en tems à la dérobée. Je me déguise pour
faire sentinelle autour de sa maison, & je la
vois monter en carosse avec cette trompeuse
douceur dans ses yeux, qui me porte presque à
prononcer contre ma raison & mon expérience,
qu’elle est aussi bonne qu’elle est belle.
J’employe tout mon tems à l’observer de cette
manière ; le jour je me cache dans un coin comme
un voleur qui fuit la lumière, & la nuit je me
place vis-à-vis les fénêtres de sa chambre ;
heureux si je puis seulement appercevoir son ombre
à travers les volets.
Niveau 5
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur, Je vous
remercie de la haute opinion que vous
avez de mon mérite, mais comme elle paroit avoir
donné lieu à une inclination, qu’il ne sera jamais
en mon pouvoir d’encourager, je dois vous prier de
terminer vos visites, jusqu’à ce que vous ayez
cessé de penser, comme vous faites à présent au
sujet d’Arpasie.
Amintor.
Metatextualité
Pauvre Amintor ! Il est
réellement dans une situation bien triste ; & si la
pitié de la Spectatrice peut lui être utile, je suis chargée
par notre petite Societé, de lui apprendre que nous la lui
accordons. Mais je ne le dis qu’avec chagrin,
je crains que nous ne puissions lui donner aucune autre
consolation. Il est très clair, que cette Dame ne trouve
dans son cœur aucune disposition à sentir ce qu’il met tout
son bonheur à lui inspirer ; on ne peut pas rendre raison de
ces antipathies naturelles, & la raison la plus forte
est incapable de les surmonter. En vain son amour & sa
constance reclament-ils quelque considération ; en-vain le
consentement du pere de sa maitresse autoriseroit-il ses
vœux ; vainement encore une égalité d’âge, de naissance
& de bien concourroit-elle à rendre ce mariage très
convenable : si elle ne sent pour lui aucun penchant, toutes
les autres considérations manqueront de force. Et puisque
c’est évidemment pour cette raison qu’Amintor est rebuté, il
ne devroit pas accuser Arpasie, de ce qu’il n’est pas en son
pouvoir de changer ; cette Dame ne peut pas plus l’aimer,
que lui n’est le maitre de sa passion. Les sentimens de l’un
& de l’autre sont involontaires ; & où l’obligation
n’est pas volontaire, il n’y a point d’ingratitude à refuser
la recompense. Ce n’est pas qu’on ne dût
souhaiter pour leur bonheur reciproque, qu’Arpasie daignât
recompenser avec une ardeur égale la passion si forte &
si sincére d’Amintor ; mais puisque cela ne peut pas être,
& que la nature y répugne, il devroit tâcher de
l’oublier (I1), & se
defaire de sa passion, plutôt que de perpétuer ses
souffrances, en conservant quelques vaines espérances d’en
être un jour le possesseur. Il y a plusieurs moyens
d’augmenter & de fortifier une passion qui s’est une
fois introduite dans le cœur ; mais aucun pouvoir humain ne
peut en inspirer une pour laquelle on sent de la repugnance.
C’est pourquoi tout ce que je pourrois faire dans ce dessein
seroit peine perdue ; & Amintor doit nous être plus
obligé si nous lui conseillons d’abandonner cette vaine
poursuite, que si nous le flattions, en affectant de plaider
sa cause, de quelques espérances trompeuses, qui ne
serviroient qu’à aggraver ses inquiétudes lorsque le
dénouement seroit venu. Le tems, l’absence, & des
efforts continuels de raison peuvent lui rendre un jour sa
liberté ; mais rien ne peut le soulager tandis
qu’il reste dans ses chaines. Je voudrois qu’il considerât
d’abord l’obstacle invincible qui s’oppose à
l’accomplissement de ses désirs ; & ensuite, que si
cette Dame se déterminoit jamais par une générosité
romanesque à se donner à lui & à faire violence à ses
propres inclinations pour satisfaire celles de son amant, le
bonheur d’une telle union seroit bien loin d’être parfait.
Il ne suffit pas à une passion aussi vive qu’est la sienne
d’être seule satisfaite : la plus grande félicité d’un
véritable amant, c’est de pouvoir communiquer le bonheur
dont il jouit, & quoiqu’il eût la possession de la
personne, il languiroit toûjours de ce que le cœur se
refuseroit à ses empressemens. Je m’étonne qu’avec son bon
sens il n’ait fait cette remarque, & il paroit qu’il n’y
a point réflechi, puisqu’il n’a jamais fait le moindre
effort pour subjuguer une passion, qui dès le commencement
ne lui présentoit que des sujets de désespoir. Il avoue
qu’elle écouta les prémières insinuations de sa passion avec
une froideur qui n’avoit rien d’affecté, & qu’elle ne
connut pas plutôt le motif de ses visites,
qu’elle le pria de les terminer. Elle ne pouvoit pas montrer
un dégout plus marqué de ses vœux, ni une plus forte
inclination à étouffer dans leur enfance des désirs, qui en
se fortifiant deviendroient certainement funestes au repos
de celui qui les formoit. Il auroit pû s’adresser à une
autre femme (comme il n’y en a que trop) qui auroit été
charmée de se voir admirée par l’homme même qu’elle
haissoit, & qui auroit encouragé ses prétentions, nourri
sa flamme afin de le mortifier davantage dans la suite,
& triomphé alors de la ruine qu’elle auroit occasionnée.
Mais Arpasie, comme il en convient lui-même, n’est pas de ce
nombre ; elle s’est conduite à son égard avec honneur &
circonspection, & non-seulement je l’absous de toute
ingratitude, je prononce encore qu’Amintor est la personne
obligée, & qu’il doit prendre garde qu’en ne voulant pas
le reconnoître, il ne fasse retomber sur lui-même
l’imputation dont il prétend la charger. L’Ingratitude
suppose qu’on ne veut pas rendre un bienfait quoiqu’on en
ait le pouvoir ; mais bien loin que ce soit ici
le cas, j’ai déjà prouvé suffisamment en premier lieu
qu’Arpasie est hors d’état de rendre ce bienfait, s’il est
vrai que la passion d’Amintor soit une faveur ; & en
second lieu, que c’est plutôt une persécution qu’un
avantage, d’être aimé par une personne pour qui on ne sent
que de l’indifférence : il en est du moins ainsi à l’égard
de cette Dame, puisqu’elle se bannit volontairement de tous
les endroits où elle a accoûtumé de se rendre. Il y a
d’ailleurs dans Amintor une étrange opiniatreté au sujèt de
cette passion ; on diroit qu’il s’imagine avoir le droit de
s’emparer de l’attention, de la considération & de la
pitié de tout le monde, ensorte qu’il n’en reste plus pour
les autres. Si Arpasie posséde réellement la moitié des
charmes qu’il lui attribue, pourquoi d’autres n’en
seroient-ils pas également touchés ? Pourquoi n’auroit-il
pas des rivaux aussi passionnés & aussi malheureux que
lui-même ? Et lorsqu’elle fera choix de l’un d’entr’eux,
tous ceux qui seront rebutés n’auront-ils pas la même raison
de se plaindre, & le même droit à notre compassion ? S’il veut donc en dépit de la raison persister
à se tourmenter lui-même, flatter ses chagrins, &
refuser le seul moyen de recevoir quelque soulagement, il ne
peut accuser que son obstination naturelle, qui se joignant
avec sa mauvaise destinée, en augmente l’influence &
appesantit les coups qu’il reçoit. Il est très possible que
quelques-uns de mes lecteurs soient dans les mêmes
circonstances qu’Amintor, & qu’ils jugent avec
partialité que j’en ai agi trop sévèrement avec ce
malheureux amant, & qu’au lieu de blâmer sa conduite,
j’aurois dû me rendre à ses instances, & censurer le
procedé de sa maitresse ; plusieurs même de mon sexe, qui se
glorifient du nombre de leurs adorateurs, craindront,
qu’entre ceux qui leur font la cour, quelques-uns ne
profitent de l’exemple d’Amintor pour faire leur retraite,
tandis qu’il en est encore tems ; elles maudiront ma plume,
qui semble vouloir diminuer le nombre de leurs esclaves ;
mais il conviendroit mal à une Spectatrice, qui doit
censurer & reprendre ce qui le mérite, de déguiser
aucune faute réelle ; & malgré tout ce que je pourrois
appréhender du désespoir des uns & de la
malice des autres, je suis toûjours résolue à continuer d’en
agir droitement sans égard pour personne ; persuadée que les
personnes raisonnables des deux sexes ne manqueront pas de
m’approuver, & que celles mêmes qui croyent avoir raison
de se plaindre, reconnoîtront un jour qu’elles me sont
réellement obligées.
Récit général
Il y a plusieurs
années que je trouvai dans la bibliotheque d’un savant, qui
est mon allié, un petit livre intitulé,
l’Histoire de Crête ; je trouvai en parcourant ce livre
plusieurs passages dignes de remarque, & un entr’autres
qui fit une telle impression sur mon esprit, qu’il ne s’est
jamais effacé de mon souvenir. Beaumont & Fletcher ont
pensé sans doute comme moi, puisqu’ils ont pris dans le même
livre le sujet de leur excellente Comédie appellée les Loix
de Crête. L’Histoire revient à ce qui suit.
Niveau 3
Récit général
Il y avoit un Roi (je ne
sçais point dans quelle époque) qui haissoit
tellement l’ingratitude, qu’il fit un édit, par
lequel il ordonnoit que tous ceux qui seroient
trouvés coupables de ce vice seroient punis de mort,
& que la sentence portée par la Cour seroit sans
appel & sans remission, à moins que le plaintif
n’y consentît lui-même. Je ne trouve pas qu’il y eût
aucun jugement de cette nature durant la vie de ce
bon Roi, mais il mourut peu de tems après la
publication de cette loi, & comme son fils &
son successeur étoit encore un enfant, le souverain
pouvoir tomba durant la minorité entre les mains du
Sénat. Il conserva
long-tems ces honneurs sans rival &
sans compétiteur, jusqu’à ce que le Ciel lui en
suscita un dans la personne de son propre fils. Les
troupes de Candie étoient divisées en deux corps,
dont l’un étoit conduit par le vieux général, &
l’autre par son fils ; tout ce que put faire le
prémier fut de tenir la campagne, pendant que le
second défit entièrement ceux qui lui étoient
opposés. Après cette action les vainqueurs
marcherent au secours de leurs compagnons, &
leur aiderent à gagner une victoire si
complette, que suivant l’aveu des prisonniers
Venitiens, leur Republique ne seroit plus en état de
faire tête, ou du moins qu’elle ne pourroit pas se
relever de long-tems, & qu’elle seroit obligée à
demander la paix. Toute la fleur de leur noblesse
avoit été tuée ou prise dans le combat ; le massacre
avoit été si grand, que ceux qui avoient échappé
suffisoient à peine pour ensevelir les morts. Pour
ajoûter au triomphe du jeune général, il eut
l’honneur de faire le propre fils du Doge son
prisonnier après un long combat où ils se battirent
main à main, & avec lui un vieux capitaine très
expérimenté, en qui les Venitiens avoient beaucoup
de confiance, & dont la bonne ou la mauvaise
fortune faisoit celle de toute l’armée. Ces deux
guerriers furent reçus à leur retour dans la
Capitale, par le Sénat comme par le peuple, avec une
joye & des acclamations conformes aux avantages
qu’ils avoient remportés ; mais bientôt l’éclat de
leur triomphe fut obscurci par un orage qu’on ne
prévoyoit pas, & qui fut sur le point de les
envelopper tous dans une ruine totale. Il y avoit
une loi dans cette Isle depuis un tems
immémorial, que celui qui seroit généralement
reconnu pour avoir fait le plus d’honneur à son pays
dans le jour du combat, obtiendroit à son retour
tout ce qu’il jugeroit à propos de demander. Il
s’éléva à cette occasion une contestation entre les
deux Généraux, dans laquelle aucune considération de
sang, de devoir ou d’affection paternelle ne put
engager l’un ni l’autre à céder : le pere
connoissoit & estimoit le mérite de son fils,
cependant il ne pouvoit se resoudre à lui sacrifier
l’honneur de ses longs travaux ; & le fils, qui
auroit volontiers sacrifié sa vie si son pere
l’avoit exigé, ne vouloit pas céder aux
sollicitations même du respect paternel, ses
prétentions à la gloire. Ils parurent l’un &
l’autre devant le Sénat, & proposerent chacun
leurs prétentions respectives ; le pere étala ses
services passés, le fils son dernier succès &
les avantages que la nation en avoit retirés : il
avoit en sa faveur l’arrivée des Ambassadeurs dans
cette circonstance, avec ordre de traiter de la
paix, & le suffrage unanime de toute l’armée. La
contestation fut bientôt décidée ; le jeune Général
fut déclaré liberateur de la patrie,
& sollicité à nommer la faveur qu’il désiroit ;
il demanda alors pour expier en quelque manière la
mortification qu’il avoit causée à son pere, qu’on
élavât la statue de ce vieux Général, & qu’on
gravât toutes ses glorieuses actions sur le
piédestal. A l’ouie de cette demande toute
l’assemblée retentit des applaudissemens dûs à sa
tendresse filiale, puisqu’ayant en son pouvoir de
demander tout ce qui pouvoit lui faire plaisir, il
ne souhaitoit rien avec tant d’ardeur que
d’immortaliser les honneurs de son pere. Mais cette
action fit un effet tout contraire sur l’esprit de
celui qu’il vouloit obliger ; le vieux Général, que
l’âge & les infirmités rendoient d’une humeur
chagrine, & qui étoit fâché de voir que sa
gloire alloit être éclipsée par une nouvelle
constellation, à qui son exemple avoit donné les
premiers rayons de lumière, bien loin d’être
satisfait de cette preuve du respect de son fils, la
regarda plutôt comme un trait d’ostentation, &
s’imagina que son fils ne souhaitoit de voir élever
ce monument de ses victoires, que pour montrer
combien les siennes propres leur étoient
supérieures, & que cette
recompense n’étoit accordée qu’en considération de
ses services récens & plus méritoires. Cette
pensée, quoiqu’injuste, fit une profonde impression
sur son esprit ; il se retira à la campagne, plein
de ressentiment contre son fils, lui défendit de se
présenter jamais en sa présence, & renonça à
tout sentiment de pere à son égard, en le chargeant
des plus amères imprécations. Le jeune Général
voyant à quel point il avoit déplu à son pere, en
ressentit le plus vif chagrin ; & s’appercevant
que toutes ses soumissions, bien loin de l’appaiser,
ne faisoient que l’irriter de plus en plus, il tomba
dans une mélancolie, que tous les honneurs dont on
le combloit ne purent dissiper. Dans le même tems la
Princesse de Candie, sœur du dernier Roi, &
tante de celui qui étoit alors sur le thrône,
s’éprit de la plus vive passion pour ce guerrier ;
ensorte qu’oubliant son rang & sa naissance,
elle lui offrit sa personne & ses richesses ;
mais insensible à ses charmes, & uniquement
appliqué à regagner les bonnes graces de son pere,
il ne voulut consentir à l’épouser, qu’à cette condition, qu’elle envoyeroit à son pere
une somme d’argent pour dégager quelques terres, que
ses liberalités passées à l’égard des soldats
l’avoient obligé d’engager, & qu’elle garderoit
inviolablement le secret sur cette affaire. Cet
implacable pere reçut avec reconnoissance ce présent
comme venant de la Princesse ; mais ayant appris par
accident d’une personne à qui elle s’étoit confiée,
l’amour qu’elle avoit pour son fils, & que
c’étoit à sa sollicitation qu’elle lui avoit envoyé
cette somme, au lieu de se sentir appaisé par cette
nouvelle preuve d’affection filiale, il devint plus
irrité que jamais, & il forma pour se venger de
cette prétendue insulte, la résolution la plus
étrange & la plus dénaturée qui soit jamais
entrée dans le cœur d’aucun homme. Porté sur les
aîles de la fureur, & sourd à toute remontrance,
il vola à la Capitale, & demanda justice en
éxécution de la Loi, contre son fils, l’accusant
d’ingratitude : dans le discours le plus pathetique,
il rappella les différentes obligations que ce jeune
homme lui avoit comme à son pere & à son maître, prouva que dans la chaleur du combat,
tandis que son fils n’étoit encore qu’un novice dans
cet art, il s’étoit exposé au danger qui menaçoit ce
fils ingrat, avoit reçû les blessures qu’on lui
portoit, & l’avoit délivré mille fois de la
mort ; pour toutes ces bontés, ajouta-t-il, il m’a
dépouillé aujourd’hui de la gloire que j’avois
acquise avant qu’il vît le jour, m’a ravi une
recompense qui m’étoit plus chère que la vie, &
va faire descendre ma vieillesse avec chagrin dans
le sepulchre. Le jeune Général refusa de se
défendre, & haïssant une vie que l’inhumanité de
son pere rendoit malheureuse, il se soumit à la
sentence que le Sénat fut obligé de porter contre
son inclination. La Princesse n’en eut pas plutôt
avis, qu’elle courut au Sénat emportée par sa
douleur, & tâcha premièrement d’attendrir le
cœur du vieux Général ; mais ne pouvant pas le
flêchir, elle protesta qu’il souffriroit le même
sort que son fils, & l’accusa de la plus haute
ingratitude à son égard, puisqu’il cherchoit à la
priver de ce qu’il savoit lui être plus cher que la
vie, quoiqu’il lui eût obligation du rachapt de ses
terres. Cette accusation étoit trop
bien fondée, pour être refutée, & le Sénat fut
obligé de se rendre à la demande de la Princesse. Le
jeune Général qui avoit ouï avec le <sic> plus
grande fermeté sa propre sentence, ne put soutenir
celle de son père ; & cherchant en lui-même ce
qu’il pourroit faire pour le sauver, il devint à son
tour accusateur de la Princesse ; il insista sur ce
qu’ayant longtems cherché à s’en faire aimer, elle
avoit enfin obtenu de lui une promesse de mariage,
prétendant que sa vie en dépendoit ; & cependant
qu’après avoir obtenu ce qu’elle désiroit, elle
avoit avec la plus grande ingratitude trahi un
secret qu’elle s’étoit engagée à taire, irrité son
père par cette fatale découverte, & été par-là
la cause de leur ruine commune. Ici l’amoureuse
Princesse s’avoua coupable, souhaitant de mourir
avec celui qu’elle aimoit, tout cruel qu’il
paroissoit ; & comme personne n’étoit exempt de
la peine que cette Loi infligeoit, elle fut aussi
condamnée à souffrir avec les autres. Il n’y avoit
que le vieux Général qui pût prévenir
une scéne si tragique, parce qu’en remettant à son
fils l’offense qu’il en avoit reçuë, il auroit
obtenu son pardon de la Princesse, comme elle
l’auroit obtenu de son amant ; mais toutes les
raisons dont les Sénateurs se servirent pour ce
salutaire dessein, ni même leurs larmes & leurs
priéres, ne purent gagner ce cœur infléxible ; &
ces trois illustres personnes alloient être
conduites au lieu de leur supplice, lors-la fille du
Général, qui étoit encore vierge, entra avec
précipitation dans la salle du conseil, s’écriant à
haute voix comme elle se faisoit passage à travers
la foule, arrêtez, arrêtez l’exécution, jusqu’à ce
qu’on ait ouï ma demande. Si ceux-ci doivent
souffrir, il est juste que d’autres plus coupables
partagent leur sort. On ordonna alors aux gardes de
ramener les prisonniers, & chacun attendoit avec
impatience quel nouveau prodige ceci devoit
produire, lorsque la jeune fille commença avec un
courage intrépide à parler de cette manière. Je
pense, dit-elle, que la Loi contre l’ingratitude
regarde indifféremment tous ceux qui sont coupables
de ce vice ; le Président lui ayant repondu qui ouï.
Je vous accuse donc, repliqua-t-elle,
vous tous membres du Sénat ; vous tous qui ayant
entre vos mains le pouvoir & les richesses de la
nation, avez oublié les services d’un vieux homme
tel que mon pere, qui avoit été cinquante ans votre
Général & traité d’ange tutelaire de sa patrie,
& l’avez laissé souffrir dans la vieillesse les
miseres de la pauvreté, jusqu’à être reduit à
mendier, sans la compassion de la Princesse ;
pendant que vous-mêmes nagiez dans cette abondance,
qu’il vous avoit conservée au prix de son sang. Si
ceci n’est pas ingratitude, y a-t’il quelque chose
qui mérite ce titre ? Quittez donc vos siéges, &
préparez-vous à souffrir la punition de votre crime.
Il n’y eut jamais de consternation égale à celle que
cette accusation occasionna ; le peuple la secondoit
hautement, & demandoit justice avec chaleur ;
tous les membres qui composoient cette auguste
assemblée, se regardoient l’un l’autre, sans avoir
la force de parler. Et qu’auroient-ils pu dire ?
comment repliquer à une accusation si juste & si
convainquante ? La loi qui les condamnoit, étoit
écrite en termes trop clairs, pour souffrir aucune
défaite ; il n’y avoit point de ressource contre ce
mal, & ceux qui avoient prononcé
un moment auparavant la sentence de mort contre
d’autres, se voyoient maintenant obligés de subir le
même sort ; les soldats les dépouillerent sur le
champ de leurs robes, & les rangerent parmi les
autres prisonniers, afin de les conduire au lieu qui
étoit marqué pour l’exécution des criminels. Quel
spectacle plus terrible que celui-ci ! La Princesse,
les deux Généraux, avec toute la noblesse & les
magistrats du Royaume, sur le point d’être mis à
mort dans le même tems ! Qui pourroit après leur
mort, maintenir l’ordre parmi le peuple ? Où
trouveroit-on un homme qui fût capable de conserver
la paix dont le pays jouissoit ? Toute
administration publique de la justice alloit cesser,
les loix devoient être abolies, & le Royaume
entier alloit être enveloppé dans une étrange
confusion. Le vieux Général ne put résister
davantage, tout son endurcissement se fondit en
réflechissant à la ruine de son pays, & comme il
savoit que la vie de tous dépendoit de la résolution
qu’il alloit prendre, il pardonna à son fils, son
fils en fit de même avec des larmes de
joye à l’égard de la Princesse, & elle ne
balança pas à suivre cet exemple à l’égard du vieux
Général. Alors la jeune personne, qui avoit operé
par son adresse cet heureux changement, pria les
Sénateurs de reprendre leurs places, & toutes
choses recouvrérent leur ancienne forme. Mais les
tristes conséquences que cette loi avoit été sur le
point d’occasionner, & dont elle seroit toûjours
suivie, firent une telle impression sur l’esprit des
Sénateurs, qu’ils convinrent unanimement de la
revoquer.
Hétéroportrait
Les Etats de
Candie avoient été longtems en guerre contre les
Venitiens, & auroient été enfin subjugués par
cette puissante Republique, sans la
valeur extraordinaire de leur général. Il seroit
trop ennuyeux de raconter tout ce qui est dit de
ce grand homme, comment son bras seul accablé par
le nombre, rétablit l’honneur du combat ; comment
étant tout couvert de sang & son corps ne
paroissant qu’une seule blessure, il se fâcha
contre ceux qui lui offroient une litière, &
s’attachant au cou de son cheval, quand il ne put
plus se tenir débout, il poursuivit dans cette
situation l’ennemi qui fuyoit ; comment à la
moindre apparence de quelque avantage, il étoit le
prémier à se jetter dans le rapide courant, à
monter sur la brêche, à sauter sur le parapet ;
comment ni des rocs escarpés, ni des marais qui
n’avoient jamais été pratiqués ne pouvoient
arrêter sa marche. Les prodiges qu’il exécuta
paroîtroient incroyables à présent ; d’ailleurs
ils ne sont point essentiels à mon dessein : il me
suffira de dire, qu’il étoit regardé comme l’ange
tutelaire de Candie, & qu’il étoit plus
distingué sous cette qualité par les personnes de
tout rang, que par son poste, ou par le nom qu’il
tiroit de ses ancêtres.
Hétéroportrait
Ce jeune homme qu’il
avoit formé à la guerre dès ses plus tendres
années, devint avec le tems si expérimenté dans
cet art, qu’il n’y avoit point de stratagêmes
& d’opérations militaires, même de celles à
l’égard desquelles son pere excelloit, qu’il ne
pût pratiquer avec le même succès ; il ne lui
cédoit point en courage, & il le surpassoit en
force & en activité. Il s’étoit signalé
hautement dans deux campagnes ; mais dans la
troisième, où les Venitiens avoient rassemblé
toutes leurs forces commandées par le propre fils
du Doge, ce jeune Héros établit sa reputation
d’une maniére à n’être jamais effacée.
Metatextualité
Ce petit extrait des annales de
Créte, peut servir à montrer combien il est difficile de
connoître la nature de l’ingratitude, impossible d’en être
entièrement exempt, & combien nous sommes sujets à en
accuser les autres sans raison. Enfin on n’a jamais trouvé,
& vraisemblablement on ne trouvera point une règle qui
puisse nous enseigner ce qui est, ou n’est pas ce vice.
Metatextualité
Ceci me
rappelle une histoire, dont je ne veux pas garantir la
véracité, quoiqu’on me l’ait fortement attestée, &
qu’elle ne soit pas impossible en elle-même ; c’est pour
cette raison qu’elle servira à confirmer ce que j’ai dit de
l’empire qu’une bonne résolution pouvoit
nous donner sur nos passions, & elle prouvera en même
tems qu’il y a des circonstances, où ce seroit plutôt une
faute qu’une action digne de louange, d’exercer cette
résolution.
Niveau 3
Récit général
Un Gentilhomme qui habitoit
une des provinces occidentales d’Angleterre, avoit deux
filles en âge de se marier ; l’ainée étoit aimée par un
jeune Cavalier qui étoit plus que son égal en naissance
& en fortune ; mais nonobstant ces avantages,
quoique sa figure fût très gracieuse & qu’il eût
l’esprit orné de plusieurs qualités, elle ne put
recevoir les vœux de cet amant avec aucune satisfaction,
pendant que sa cadette s’étoit éprise da la plus
violente passion pour ce Cavalier. Son amour étoit d’une
nature pure & desinteressée, & quoiqu’elle fût
bien convaincue par ce qu’elle sentoit en elle-même
qu’elle ne seroit jamais heureuse sans du retour en
sentimens de la même nature, elle préferoit la
satisfaction de celui qu’elle aimoit, au point de lui
rendre auprès de sa sœur tous les bons offices qui
étoient en son pouvoir. Leur père découvrit bientôt les
differentes inclinations de ses filles ; il
craignoit qu’il ne fût pas possible d’engager l’ainée à
rien diminuer de son aversion, & il auroit été fâché
de perdre un si bon parti pour l’une de ses filles : il
souhaitoit donc fortement de tourner l’inclination de ce
Cavalier du côté de la cadette, mais tous ses efforts
étoient inutiles. La raison de cet amant lui montroit le
mérite de cette belle plus humaine, il sentoit qu’il
pourroit jouir d’un bonheur durable avec une personne
qui l’aimoit si tendrement ; mais son cœur se refusoit à
toute autre impression hormis aux premières qu’il avoit
reçues : ni les dédains de l’une ne pouvoient abbattre
l’ardeur de sa flamme, ni l’accueil affectueux de
l’autre, aussi obligeant que celui de la première
marquoit d’aversion, ne pouvoient allumer dans son cœur
la moindre étincelle d’amour ; un coup d’œil favorable
de la première l’auroit transporté hors de lui-même ;
mais les tendres regards de l’autre ne servoient qu’à
augmenter sa peine. Ainsi cette belle inhumaine, sa trop
sensible sœur, & son malheureux amant, continuoient
à se tourmenter reciproquement sans le vouloir, jusqu’à
ce qu’un jour malheureux mit fin à toutes
leurs agitations. Ce jeune Cavalier avoit acheté
nouvellement une petite pinnasse très bien ornée, &
propre pour le plaisir ; il invita les deux sœurs, avec
plusieurs autres Dames & Cavaliers, qui demeuroient
le long de la côte, à une fête qu’il vouloit donner à
bord de sa pinnasse. Le tems étoit calme & serein
quand ils s’embarquerent, & ils furent tentés de
s’éloigner à une distance considérable du rivage,
lorsque tout d’un coup le ciel se couvrit de nuages
& les menaça d’une tempête prochaine ; le vent se
renforçoit à chaque instant, & souffla enfin
contr’eux avec tant de violence, qu’en dépit de tous
leurs efforts ils furent portés plus loin en mer.
L’orage croissoit, le vaisseau étoit foible, les
matelots sans adresse, ensorte qu’il vint donner contre
un roc, & qu’il s’ouvrit dans le fond ; la mer
entroit de tous côtés, dans un instant on alloit couler
à fond, chacun étoit dans la plus grande consternation ;
mais on n’avoit pas le tems de refléchir ; tous se
jettèrent dans la mer, & les plus robustes se
saisirent de ceux qu’ils souhaitoient avec le plus d’ardeur de sauver. Notre jeune amant
saisit les deux sœurs, & combattit quelque tems
contre les flots dans cette situation embarassante ;
mais ses forces s’affoiblissoient, & il fut obligé
d’en lâcher une pour sauver l’autre, & suivant les
suggestions de sa reconnoissance plutôt que celles de
son amour, il laissa l’ainée & nagea avec la cadette
jusqu’à ce qu’il eut atteint le rivage. Un matelot
apperçut le péril de celle que son amant avoit
abandonnée à la merci des flots, & la saisit par ses
habits dans le moment qu’elle alloit s’enfoncer ; mais
le sort empêcha le succès de ses bons efforts, une vague
énorme & trop impetueuse pour que toute la force
& l’adresse humaine pût lui résister, vint en
roulant se jetter sur eux, & précipita dans le fond
de l’abisme cette infortunée Dame, avec son prétendu
liberateur. Son amant venoit de se délivrer de son
fardeau, lorsqu’il apperçut dès le rivage ce qui venoit
d’arriver ; & ne pouvant survivre à ce coup, il se
tourna du côté de la Dame qu’il avoit sauvée aux dépends
de tout ce qui lui étoit le plus cher, & avec une
contenance qui exprimoit l’horreur & le
désespoir dont il étoit agité, il lui dit, Madame, je me
suis acquitté de ce que je devois à votre afféction,
quoique je ne l’aie jamais recherchée. Je dois obéir à
présent aux mouvemens de mon amour, & suivre celle à
qui je ne pourrois pas survivre sans être dans un état
mille fois pire que la mort. En parlant ainsi il se
jetta avec la plus grande violence au milieu des flots,
qui l’eurent bientôt englouti. La jeune Dame n’eut ni la
force ni le tems de prononcer aucune parole pour le
dissuader d’une action si désesperée ; mais en poussant
un grand cri elle tomba dans un évanouissement, dont
elle n’étoit pas encore revenue, lorsqu’elle fut trouvée
par ceux qui ayant vû de loin l’accident arrivé à la
pinnasse, étoient venus au secours de ceux qu’elle
portoit.
Metatextualité
Si cette avanture est vraie, il
faut convenir que ce jeune homme porta la reconnoissance à
un degré que les François appellent outré, au-delà de la
raison & même de la nature. Il y a dans cette action
quelque chose de trop romanesque, & que je ne voudrois
pas recommander comme un objet d’imitation. Et
quoique la personne qui m’en a fait le recit, l’exaltât
comme la plus haute preuve de magnanimité, il paroit
cependant qu’elle provient plutôt d’un vain désir de faire
quelque chose dont on parle après la mort, que d’aucune
vertu réelle ou d’une véritable grandeur d’ame. Ces
rafinemens, même à l’égard des beaux principes, ces
affectations outrées, ne sont certainement d’aucun avantage
à ceux qui les commettent, ni aux personnes pour l’amour de
qui ils s’écartent tant de la route battue. De
l’extravagance & de l’excès échoüeront toûjours contre
la raison & le bon sens ; & quand on nous parle de
quelques actions dont nous ne connoissons pas le motif, ce
recit ne fait qu’embarasser un entendement foible, & le
rendre incapable de juger de ce qui est louable, ou de ce
qui en est le revers.
Niveau 3
Récit général
Rien ne m’a fait plus de
plaisir, que la conduite d’un Juge à paix de la campagne
dans la dernière élection des membres du Parlement. Deux
Gentilshommes de caractére & de principes tout
differents se présentoient l’un contre l’autre : l’un
d’eux, que j’appellerai Macrobius, avoit procuré tout
recemment une commission d’Enseigne au neveu de ce
Magistrat ; ainsi il comptoit non seulement sur sa voix,
mais encore sur le crédit qu’il avoit dans sa province.
Cependant il ne manqua pas de lui faire visite à cette
occasion, & après les premières civilités, Mon bon
ami, lui dit-il, je suppose que vous savez que j’ai
dessein d’être un des Candidats à la
prochaine élection ; je me flatte que vous connoissez
suffisamment ma capacité, & mon zéle pour mon Roi
& pour mon pays, pour être convaincu que je ne suis
pas indigne de cet employ : je me confie donc que vous
ferez tout ce qui est en vôtre pouvoir pour me servir
dans cette affaire. Le chef de justice branlant alors la
tête, lui fit sans héziter cette replique ; Monsieur, je
connois parfaitement votre capacité ; mais je vous prie
de me pardonner, si je pense que votre competiteur est
mieux qualifié que vous pour représenter sa province ;
non seulement parce qu’il y a un bien considérable, mais
encore parce qu’il ne dépend en aucune manière de la
Cour, & qu’il est par conséquent moins sujet à être
corrompu. Pour cette raison je me crois obligé
d’employer tout le crédit que je puis avoir parmi mes
voisins, afin qu’il soit choisi. Comment ! s’écria
Macrobius dans le feu de la colére, pouvez-vous être si
ingrat ? N’ai-je pas donné l’autre jour un drapeau à
votre Neveu ? Cela est vrai, Monsieur, repondit
gravement le Juge à paix, je vous en suis très obligé ;
je ne suis point ingrat, & je voudrois le reonnoître
de la même manière. Mon neveu cherchoit un employ, vous
le lui avez procuré ; & si quelcun de
vos clients a besoin d’une place, envoyez-le moi, &
j’en ferai mon clerc. C’est-là, Monsieur, continua-t-il,
toute la reconnoissance que je puis vous témoigner,
& en considerant la difference de nos situations,
elle me paroit proportionnée à l’obligation. Le
postulant étoit sur le point d’éclater de rage à l’ouïe
de cette raillerie ; mais connoissant la grande
influence du Juge à paix, il se contint autant qu’il lui
fut possible, & n’omit rien de ce qu’il crut capable
de l’adoucir & de le disposer en sa faveur ; mais
ses flatteries furent autant inutiles que son
ressentiment ; le Magistrat ne put jamais se resoudre à
sacrifier sa probité à la reconnoissance ; &
Macrobius à sa grande mortification fut obligé de le
laisser tel qu’il l’avoit trouvé.
Citation/Devise
les
hommes d’abord semblables à des vierges chastes, se forment
mille scrupules sur le vice qu’ils n’ont pas pratiqué ; mais
dès qu’ils ont renversé cette barrière, & qu’ils
s’apperçoivent qu’ils peuvent manger du fruit défendu &
vivre, ils ne bornent pas là leur course ; mais après être
entrés, ils vont plus loin, se fortifient & deviennent
hardis dans le vice.
Niveau 3
J’ai ouï dire à quelques
anatomistes, que si nous connoissions l’extrême delicatesse
du corps humain, & le nombre infini de fibres qui
semblables à autant de fils s’étendent dans toutes les
parties du corps, & dont la plus petite ne pourroit se
rompre ou être remuée de sa place, sans qu’il en résultât un
grand préjudice ou peut-être la destruction entière du tout,
nous tremblerions au seul mouvement d’un doigt,
de peur d’en déranger les différentes parties, & nous
nous écrierions avec le Psalmiste, O éternel, tu nous a
faits d’une étrange manière.
Metatextualité
J’avois écrit jusqu’ici, aussi bien que j’avois
pû me le rappeller, le resultat de notre dernière Societé,
& je continuois en tirant de mon propre fond, lorsque
Mira & Euphrosine, sont entrées dans la chambre, &
après avoir jetté l’œil sur mes papiers : Vous avez oublié,
m’a dit la première de ces Dames, de faire aucune mention
des auteurs dans le détail de ceux à qui le public est
obligé. Je vous le demande, s’épuiser le cerveau pour
reformer ou pour divertir le public, vous paroit-il d’une si
petite conséquence, que vous ne jugiez pas à propos d’en
parler ? Euphrosine seconda ce reproche ; je ne pouvois pas
nier qu’il ne fût juste, & je les priai de me pardonner
une omission si visible.
Niveau 3
Récit général
Le Chevalier Thomas Plausible
étoit un jour en compagnie à la taverne, quand on lui
dit que le jeune (I2) Wildman venoit d’être arrêté &
conduit en prison pour une dette considerable. Comment !
s’écria-t-il, je m’étonne qu’il ne m’ait pas donné avis
de cette affaire ; si j’avois sçu qu’il eût de
semblables appréhensions, elles ne se seroient jamais
effectuées. S’étant exprimé de cette manière, il demanda
avec précipitation une plume, de l’encre & du
papier, & écrivit un billet à son homme d’affaires,
lui ordonnant d’aller sur le champ délivrer ce
Gentilhomme, en payant la dette & les fraix, à
quelle somme que le tout pût monter. Il envoya ce billet
par le garçon du cabaret, & s’appercevant qu’un acte
de liberalité si extraordinaire, en faveur d’une
personne dont on sçavoit fort bien qu’elle n’étoit pas
en état de le payer, & qu’elle ne
le seroit jamais, surprenoit tous ceux qui en étoient
les témoins : Messieurs, leur dit-il, je hais
l’ingratitude : il est vrai que Wildman ne peut pas
passer dans le monde pour un homme d’un grand mérite,
mais je lui dois un bienfait, & je saisis avec
plaisir cette occasion de le lui rendre ; il faut que
vous sachiez, continua-t-il, qu’il fut il y a cinq ou
six ans, second d’un de mes cousins au troisiéme degré,
& jusqu’à cette époque, la fortune ne m’a jamais mis
en état de le convaincre combien j’étois sensible à
cette obligation. Ce discours surprit encore davantage
la compagnie, & le Chevalier Plausible n’entendit
que ses éloges tandis qu’il resta dans cet endroit ;
cette action fit ensuite beaucoup de bruit en ville,
& il passe jusqu’à ce jour pour l’homme le plus
reconnoissant & le plus généreux qu’il y ait au
monde. Mais qu’on connoissoit peu cet homme si sensible
à l’honneur ! Dans le tems qu’il rendoit ce service au
plus indigne de tous les hommes, & à qui il n’avoit
pas la moindre obligation, il refusoit d’assister un
camarade de jeunesse qui se trouvoit dans la plus grande
détresse, quoiqu’il eût disposé de la
bourse de cet ami, lorsque la dépense qu’ils faisoient
pour leurs plaisirs communs avoit épuisé la sienne.
Celui-ci, que j’appellerai Lostland (I3), devoit un jour
jouir d’un bien considérable ; mais soit par la
négligence ou la malversation de ses tuteurs, soit par
sa mauvaise conduite, il se trouvoit reduit à une grande
nécessité. Il étoit dans ce tems-là malade, obligé de
garder le lit, & il manquoit de plusieurs choses que
sa situation demandoit. Il avoit écrit plusieurs fois au
Chevalier Plausible, lui rappellant leur ancienne
amitié, qui de son côté ne s’étoit jamais éteinte, &
lui demandant quelque secours dans la circonstance
présente ; mais cet homme si reconnoissant en apparence,
ou ne lui avoit point fait de reponse, ou ne lui avoit
donné que des mauvaises excuses. Lostland incapable de
supporter ce mépris d’une personne sur laquelle il
croyoit pourvoir ce confier, succomba sous le poids de
son chagrin, qui contribua plus que sa maladie à abréger
ses jours peu de tems après.
Citation/Devise
Que les coups du sort ne sont
jamais si pésans, que quand ils sont joints avec
l’inhumanité des personnes que l’on aime.
Metatextualité
A l’égard de la
reconnoissance d’un amant pour sa maitresse, ou d’une Dame
pour son amant, j’ai déja montré par mes refléxions sur la
lettre d’Amintor, que ce n’est point une chose dûe, puisque
tous les amans ne font que suivre une passion dont ils ne
sont pas les maitres ; ou s’ils prennent enfin le dessus sur
leur passion, ce n’est qu’en consentant d’épouser une
personne qu’ils ne peuvent pas aimer ; car ce ne peut être
une vraie reconnoissance, quoiqu’elle en porte quelquefois
le nom, qui engagera à former une union, qu’on rendra chaque
jour plus malheureuse, en se donnant
continuellement de nouvelles marques d’aversion.
Niveau 3
Hétéroportrait
Emilie, ce gros parti,
consentit à épouser Melanio, dont la fortune est très
mediocre, après qu’il lui eut fait la cour pendant
longtems ; mais pourquoi l’a-t-elle épousée ? uniquement
pour cacher sous le nom de sa femme, les effets de son
commerce criminel avec Polities le joueur. Cependant
elle vous dira, qu’elle a livré sa personne & son
bien à Melanio, uniquement pour le recompenser de sa
constance : & si cet Epoux offensé faisoit aucune
plainte de son indifférence & de son mépris, ou s’il
paroissoit la traiter avec moins de tendresse & de
respect qu’avant le mariage, chacun l’accuseroit d’abord
de la plus haute ingratitude.
Metatextualité
Nous voyons souvent des exemples
de cette nature ; mais je souhaite de tout mon cœur que tous
ceux de ce caractére puissent essuyer ce qui arriva à une
personne, dont mes lecteurs seront peut-être bien-aises
d’apprendre l’avanture.
Niveau 3
Récit général
Celimene étoit fille unique
& héritiere d’un Genilhomme extrémement riche, elle
étoit très agréable dans sa figure sans être une beauté,
avoit beaucoup de naturel &
d’excellentes qualités : aussi étoit-elle extrémement
chére à ses parens, & ils ne négligerent rien pour
lui donner une éducation convenable à une personne de
son sexe & de sa naissance. Mais elle s’appliqua
plus à la musique vocale & instrumentale qu’à toute
autre chose, elle n’auroit pas quitté son clavecin de
toute la journée, si on n’étoit venu l’arracher d’auprès
de cet instrument, & elle y devint insensiblement si
attachée, qu’elle n’avoit plus de goût pour aucune autre
chose. Sa Gouvernante la reprenoit souvent de ce trop
grand attachement, & lui rappelloit, que quoique la
musique fût très agréable, il y avoit encore d’autres
études plus dignes de son attention, ou qui ne
méritoient pas moins d’y avoir part. Elle paroissoit en
convenir, mais ce n’étoit pas sans difficulté qu’on
l’engageoit à mettre de côté ses livres de musique,
& quoi qu’elle fit, elle avoit toûjours en tête le
dernier air qu’elle avoit appris. Quand l’heure
approchoit à laquelle son maitre de musique devoit
venir, elle regardoit continuellement sa montre, &
s’il n’arrivoit pas au même moment qu’elle
l’attendoit, elle montroit une impatience qu’on ne lui
avoit jamais vûe sur aucun autre sujet. Ceci joint à
quelques regards dont elle ne sentoit pas elle-même la
force, mais qui furent remarqués par sa Gouvernante,
firent trembler cette circonspecte surveillante, de peur
que sa jeune éleve n’aimât pas moins la personne de son
maitre que l’art qu’il lui enseignoit. Cependant elle
demeura quelque tems avant que de faire part de ses
soupçons à personne ; mais trouvant chaque jour de
nouvelles raisons de juger qu’elle ne s’étoit pas
trompée, elle crut qu’il étoit de son devoir d’en
instruire la mère de Celimene. Cette Dame en fit part à
son Epoux, & en raisonnant sur ce sujet, quand ils
considéroient la jeunesse de leur fille, sa passion
excessive pour la musique, & la jolie figure de
l’homme en question, ils commencerent à craindre que la
gouvernante n’eût trop bien conjecturé. Après avoir
déliberé sur le meilleur parti qu’il y avoit à prendre
dans cette affaire, ils jugerent à propos de renvoyer
Mr. Bémol, ainsi que j’appellerai le maitre
de musique, sans lui en donner aucune autre raison, si
non que leur fille avoit fait des progrès suffisans,
& qu’elle n’avoit pas besoin d’en apprendre
d’avantage. L’exécution de ce dessein les convainquit,
que ce qu’ils craignoient n’étoit que trop vrai : la
mélancolie dans laquelle la perte de ce maitre jetta
Celimene, ne montroit pas seulement qu’elle aimoit, mais
encore qu’elle étoit passionnée au plus haut point ;
tout ce qu’on put faire pour l’amuser ou la distraire,
n’eut pas le moindre effet, & le desordre de son
esprit eut tant d’influence sur son corps, qu’elle tomba
bientôt dans une violente fiévre. On désespera durant
quelques jours de sa vie, mais sa jeunesse, la force de
sa constitution, jointe à l’habileté des medecins, la
tirerent de danger : la fiévre la quitta ; mais la cause
de cette maladie subsistoit toujours, ce qui la jetta
dans une autre maladie dont les conséquences ne
paroissoient pas moins fatales, quoique plus lentes ;
enfin elle avoit tous les symptomes de la consomption,
& ceux qui la traiterent dans ces deux maladies
s’apperçurent aisément qu’elle avoit
quelque chagrin secret, & declarerent à ses parens
que s’ils ne travailloient pas à écarter le sujet de sa
tristesse, ils ne devoient pas se flatter de conserver
leur fille. A cette nouvelle affligeante il se tint une
seconde consultation entre le pere, la mere & la
gouvernante de la jeune Dame ; le résultat en fut que
cette dernière tâcheroit par toute sorte de stratagêmes
de lui arracher l’aveu de la vérité. Ils se flattoient,
que si elle avoit une fois revelé son secret, ils
pourroient la mettre en état de surmonter une passion si
indigne d’elle ; & s’ils n’en pouvoient venir à
bout, ils étoient résolus de la contenter, plutôt que de
la voir se consumer sans espérance de guérison. Il ne
fut pas difficile à une personne, qui avoit
vraisemblablement éprouvé une fois ou une autre dans le
cours de sa vie ce que c’étoit que l’amour, de parler à
cette jeune personne de façon à découvrir la force de sa
passion. Celimene se trahit elle-même sans le sçavoir ;
& quand elle s’apperçut que son secret étoit connu,
elle ne se fit point un scrupule d’avouer
qu’elle avoit pris un goût extrême pour la personne
& la conversation de Mr. Bémol, dès la première fois
qu’elle l’avoit vû ; que son inclination n’avoit fait
que croître de jour en jour, jusqu’à ce qu’elle s’étoit
entièrement emparée de tout son cœur, & qu’elle
avoit tant souffert depuis qu’elle ne le voyoit plus,
qu’elle étoit parfaitement convaincue qu’elle ne pouvoit
pas vivre sans lui, ajoutant cependant qu’elle croyoit
qu’il n’en sçavoit rien ; du moins je l’espere,
disoit-elle ; car je mourrois de honte, si je me sentois
coupable d’une foiblesse que je ne pourrois pas me
pardonner. La Gouvernante la consola aussi bien qu’il
lui fut possible, & s’appercevant que ce discours
avoit mis ses esprits dans une telle agitation qu’elle
étoit prête à tomber en foiblesse, elle passa sa
commission au point de lui donner des espérances, que si
elle aimoit avec tant d’excès, & si elle le jugeoit
digne de devenir son époux, ses parens pourroient y
consentir. Ce bonheur paroissoit trop grand à cette
jeune personne pour qu’elle pût y ajouter foi ;
cependant les transports qu’elle sentit
lorsqu’on lui en parloit, & les angoisses dans
lesquelles elle tomboit à mesure que la raison dissipoit
ces idées agréables, convainquirent sa gouvernante qu’il
n’y avoit pas d’autre moyen de sauver sa vie. Elle fut
directement à l’appartement de la vieille Dame, pour lui
faire le recit de leur conversation ; on peut aisément
deviner quelle fut son affliction ; mais se flattant que
la honte pourroit faire quelque impression sur l’esprit
de sa fille, elle commanda à la gouvernante de lui dire
qu’elle avoit informé son pere & sa mere de ce
secret : & declarez-lui, ajouta-t-elle, que vous
avez tâché de nous porter à satisfaire son inclination ;
mais que la surprise & le chagrin dont nous avons
été saisis, en apprenant qu’elle s’abbaissoit au point
de penser à un homme de cet étage, nous ont empêchés de
vous faire aucune reponse. La Gouvernante alla sur le
champ faire cet essai, quoiqu’elle fût convaincue en
elle-même de l’inutilité d’une telle tentative ; &
en effet, la passion de Celimene étoit trop forte pour
être surmontée de cette manière ; quoiqu’elle fût autant
respectueuse que ses parens pouvoient le
désirer, le chagrin qu’elle leur causoit à ce sujet,
n’avoit pas le pouvoir d’arrêter le cours de son
affection. S’appercevant que sa mere ne venoit pas dans
sa chambre le jour suivant comme à son ordinaire, elle
ne douta plus qu’elle ne fût autant indignée de sa
passion qu’affligée de sa situation ; & désesperant
de ce que sa gouvernante lui avoit promis, son cœur
succomba sous le poids de son chagrin, & elle tomba
dans un évanouissement dont on eut beaucoup de peine à
la faire revenir. Sa mere hors d’elle-même à la vue du
danger que couroit un enfant si cher, lui cria qu’on ne
s’opposeroit plus à son inclination ; que puisqu’elle ne
pouvoit vivre sans Bémol, on informeroit incessamment
cet homme de sa bonne fortune, & qu’elle ne seroit
pas plutôt retablie qu’on concluroit leur union. Son
pere qui n’étoit pas moins en peine, lui fit la même
promesse, & comme Celimene en doutoit encore, ils la
confirmerent l’un & l’autre par un serment solemnel.
Il paroissoit naturel que le musicien
recevroit une offre de cette nature avec un excès
d’humilité & de joye ; on le fit donc venir, &
les parens de Celimene l’informérent, que malgré
l’inégalité de leurs conditions, leur fille l’avoit
trouvé digne de son cœur, qu’ils l’aimoient trop pour
s’opposer à ses inclinations, & qu’ils étoient prêts
à la lui donner en cas qu’il n’eût point d’engagement
antécedent. Son étonnement au commencement de ce
discours étoit visible dans son air ; mais comme il ne
manquoit pas de finesse, il se remit entièrement avant
qu’on eût fini ce qu’on avoit à lui dire, & il eut
encore le tems de préparer sa reponse. Il avoit appris
que Celimene avoit été dangereusement malade, &
qu’elle gardoit encore le lit, ensorte qu’une
proposition si soudaine & si peu attendue, ne lui
permettoit pas d’ignorer la cause de son incommodité ;
ainsi sans considerer ce qu’il devoit à l’amour de cette
jeune Dame, à la condescendance de ses parens, il ne
pensa qu’à faire le meilleur marché qui lui fut possible
pour sa chere personne, s’imaginant qu’il ne pouvoit pas
la mettre à un trop haut prix. Après les avoir assurés
qu’il n’avoit point d’engagement, & les
avoir remerciés froidement de l’honneur qu’ils lui
faisoient en le choisissant pour leur gendre, il les
pria de lui apprendre quelle dot ils se proposoient de
donner à leur fille. Une semblable question venant d’un
homme qui sembloit devoir plutôt se jetter à leurs pieds
avec extase & transport, ne pouvoit que les
surprendre ; ils se regarderent l’un l’autre durant
quelques minutes, sans pouvoir lui faire aucune
replique ; mais le pere s’étant remis le premier, Mr.
Bémol, lui dit-il, puisque je consens à vous donner ma
fille, il n’y a pas apparence que je veuille vous
charger d’une personne sans bien ; mais puisque vous
paroissez en douter, je vous remettrai à présent cinq
mille piéces, & suivant que vous vous conduirez,
j’ajouterai à cette somme. Cinq mille piéces ! s’écria
le Musicien : Monsieur, je subsiste fort bien de mon
talent, & je ne vendrois pas ma liberté pour le
double de cette somme. Rien ne pouvoit mieux prouver la
consideration que ce tendre pere avoit pour sa fille,
que sa tranquillité à l’ouïe d’un discours aussi
arrogant, puisqu’il n’ordonna pas à ses
laquais d’en mettre l’auteur à la porte ; mais ses
appréhensions pour la santé de sa fille l’emporterent
sur ce qu’il se devoit à lui-même, & il se contenta
de repliquer. Fort bien, Mr. Bémol, je penserai à votre
demande, & si vous revenez demain je vous informerai
de mes intentions. Il n’est pas nécessaire de rapporter
ici combien une telle conduite dût paroître choquante à
des personnes de leur rang, ou quel surcroit
d’affliction c’étoit pour eux, que Celimene eût donné
son cœur à un homme dont les sentimens étoient aussi bas
que la naissance. Ils trembloient de lui apprendre le
peu de considération qu’il sembloit avoir pour elle ;
mais comme elle les pressoit extrémement de lui dire ce
qui s’étoit passé dans une entrevue où son repos étoit
si fort intéressé, ils hazarderent enfin de l’informer
non-seulement de la demande que Bémol avoit faite, mais
encore de l’insolence qui regnoit dans les discours
& dans le maintien de cet homme ; l’assurant
cependant qu’ils étoient disposés par amour pour elle, à
pardonner le procedé de ce Musicien, & à lui
accorder ce qu’il demandoit. Celimene
écouta attentivement ce recit, mais elle leur parut
moins agitée qu’ils ne l’avoient appréhendé ; elle ne
tomba point en foiblesse, elle ne versa pas une seule
larme, & après une courte pause elle remercia son
pere de la tendresse peu commune qu’il lui montroit, le
conjurant que, puisqu’il avoit la bonté d’accorder tout
ce que demandoit un homme qui étoit si peu digne d’une
semblable faveur, comme elle l’avouoit elle-même, il lui
permît de se placer le jour suivant dans une chambre,
d’où elle pût entendre sans être vûe, de quelle manière
il recevroit la complaisance qu’on lui témoigneroit.
Cette demande lui fut aisément accordée, & quand on
vint les avertir que Bémol étoit venu, on ordonna à un
domestique de l’introduire dans une chambre, qui n’étoit
separée de celle de Celimene que par une mince cloison.
Elle avoit quitté le lit ce même jour, ce qu’elle
n’avoit pû faire de longtems, & s’étoit placée avec
sa gouvernante aussi près de la cloison qu’il lui avoit
été possible, ensorte qu’elle pouvoit entendre ce qui se
disoit dans l’autre chambre aussi aisément que si elle y
avoit été. Eh bien ! Mr. Bémol, dit le pere
de Celimene, je pense vous avoir oui dire hier, que vous
mettez votre liberté au prix de dix mille piéces ; c’est
certainement une grosse somme pour un homme de votre
profession, qui ne peut assigner à ma fille, pour tout
douaire, que quelques livres de musique ; mais comme
elle vous a donné son cœur, je ne vous refuserai pas
cette somme ; elle vous sera payée le jour même de votre
mariage. Helas, Monsieur, repliqua l’autre, je suis bien
fâché que vous ne m’ayez pas compris ; je vous dis que
je ne voudrois pas me marier pour le double de la somme
que vous m’aviez offerte, & vous pouvez vous
souvenir que c’étoit cinq mille piéces ; je pense donc
que vous ne pouvez pas me donner moins de quinze mille
piéces, outre cinq mille piéces à la naissance de notre
premier enfant ; je m’attends de plus, que vous
m’assuriez tout votre bien après votre decès, de peur
que votre fille qui est une héritière ne s’attribue trop
d’autorité, à l’exemple de tant d’autres femmes, si elle
peut disposer de ses rentes. A ce discours le bon
Gentilhomme fut obligé d’appeller à lui toute sa moderation ; cependant il ne put s’empêcher de
s’écrier, ô Ciel ! Qu’ai-je fait pour mériter un
châtiment si sévère ! Malheureuse Celimene, d’aimer là
où il n’y a rien qui ne doive inspirer du mépris !
Quelle opinion, Monsieur, que vous puissiez avoir de
moi, repondit Bémol avec un air audacieux, je me
connois, & je ne rabbatrai pas un iota de mes
demandes ; si vous jugez à propos d’y consentir, je
tâcherai de devenir un bon mari de votre fille ; si non
je suis votre très humble serviteur. Celimene n’eut pas
plutôt oui cette reponse, qu’elle envoya sa gouvernante
auprès de son pere, pour le prier de passer dans sa
chambre, avant que de lui faire aucune replique ; &
dès qu’il entra, elle se jetta à ses pieds, embrassant
ses genoux avec une véhemence qui le surprit : ô mon
pere, s’écria-t’elle, je vous conjure par tout l’amour
& toute la tendresse que vous m’avez témoignée, par
cette dernière preuve, la plus grande que jamais aucun
enfant ait reçûe, de ne vous pas laisser insulter
davantage par cet indigne. Je me hais presques moi-même
pour avoir jamais pensé favorablement de lui ;
chassez-le, je vous prie, de votre présence ; qu’il aille chercher une femme qui lui
convienne mieux que Celimene, qui à présent le hait
& le méprise. Mais ma chere, êtes-vous bien sûre,
dit ce tendre pere, que vous pourrez persister dans ces
sentimens. Pour toujours, répondit-elle, & vous me
rendriez à présent plus malheureuse en m’ordonnant de
m’unir avec ce misérable, que si vous m’aviez refusé, il
y a deux jours, votre consentement. Il ne faut pas
douter que ce bon Gentilhomme ne fut transporté de joye
en voyant un changement si imprévû, & retournant
auprès de Bémol qu’il trouva se contemplant dans le
miroir, & fredonnant un air de sa composition, il
lui dit, que la farce étoit finie, que Celimene n’avoit
voulu que se divertir de sa vanité, & qu’elle étoit
actuellement satisfaite, qu’il pouvoit aller reprendre
ses occupations, qu’elle n’étoit point en danger de
mourir, à moins que ce ne fût en riant immodérement, de
ce qu’il avoit pris pour une chose serieuse ce qui
n’étoit qu’un jeu. Le Musicien, qui venoit de s’enfler
de bonne opinion, fut écrasé de ce coup ; & comme
tous ceux qui s’élevent à l’apparence d’un événement
favorable, sont bientôt abbattus par le
moindre revers, Bémol ressembloit à un homme frappé de
la foudre ; il commençoit cependant à prononcer quelques
mots d’une voix entrecoupée, lorsque le pere de Celimene
lui coupa la parole, en lui disant du ton le plus
méprisant : Que ni lui-même, ni sa fille n’avoient aucun
penchant à continuer ce jeu, qu’il n’avoit plus rien à
faire chez lui ; qu’il pouvoit reprendre le chemin de sa
maison, & songer s’il vouloit à une belle Dame, avec
quinze mille piéces, outre un gros bien en fonds de
terre. Et pour lui montrer qu’il parloit sérieusement,
il sonna, & ordonna à ses domestiques de lui montrer
le chemin de la porte ; surquoi celui-ci se retira, en
marmottant quelques mots entre ses dents, justement
mortifié, & prêt à se pendre pour avoir perdu par sa
folie un si bon établissement. Celimene parfaitement
guérie de cette passion, uniquement confuse d’avoir
jamais pensé à un homme de ce caractére, reprit bientôt
sa première santé & sa vivacité ; elle épousa peu de
tems après un homme de qualité, qui l’estima comme il
devoit.
Metatextualité
C’est
ainsi que j’ai tâché de prévenir les erreurs de jugement qui
concernent l’ingratitude, & qui sont cause que l’esprit
s’égare si souvent ; cependant je conclus sur le tout comme
j’ai commencé, qu’il n’est pas possible de suivre ce vice
dans tous les cas & dans toutes les circonstances. Mais
afin qu’on ne m’accuse pas d’en être coupable moi-même, je
ne dois pas oublier de reconnoître l’obligation que j’ai au
public, pour l’encouragement qu’il donne à ces Essais ;
& à Distrario de sa lettre qui vient de m’être rendue,
& que je ne manquerai pas d’insérer dans le discours
suivant, avec les sentimens de notre Societé, sur le sujet
qui est traité dans cette lettre.