La Spectatrice. Ouvrage traduit de l'anglois: Livre septieme.

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Niveau 1

Livre septieme.

Niveau 2

Il n’y a rien dont on parle plus souvent, que du Vice d’ingratitude, & cependant il n’y a rien qui soit moins entendu. Tous s’en plaignent, mais aucun ne veut convenir qu’il en est lui-même coupable ; quoique les personnes même les plus généreuses soient quelquefois exposées par une nécessité insurmontable, à se voir accusées de ce Vice. Il est vrai qu’il ne dépend pas totalement de nous d’en être exempts ; mais encore du hazard, des circonstances, & de l’influence des passions ; on peut en être coupable sans le savoir, & innocent sans le secours d’aucun principe. Il n’y a point de regles fixes & reconnues à cet égard, & la definition en est encore un mystére.

Metatextualité

Cette reflexion m’est venue dans l’esprit à la vûe d’une lettre qui est à présent sur ma table, & qui fut remise dernièrement à l’Editeur de ces essays periodiques par une personne qui ressembloit plutôt à un spectre qu’à un homme vivant. Je vais la communiquer à mes Lecteurs, non seulement parce qu’elle est assez extraordinaire dans ce genre, mais aussi parce qu’elle a occasionné quelques speculations, qui peut-être n’ont pas encore été touchées par aucun de nos écrivains publics, & qui peuvent servir à éclaircir ces mêmes idées, que nous accusons à présent d’obscurité & de confusion.

Niveau 3

Lettre/Lettre au directeur

A la Spectatrice. Mesdames ou Messieurs,
Madame ou Monsieur. « Soit que vous soyez une seule personne, ou un corps collectif, une Societé de Dames, comme vous le prétendez, ou plutôt d’hommes, ainsi que la force & l’énergie de vos productions me le persuadent ; si vous avez un cœur humain, vous serez sensibles aux tristes circonstances qui occasionnent cette lettre.

Niveau 4

Hétéroportrait

Sçachez donc, bonne Spectatrice, que j’ai eû le malheur (car je ne puis point lui donner d’autre titre,) de connoitre une jeune Dame, digne par ses charmes d’être universellement adorée. En vain voudrois-je vous faire le portrait de cet Ange, il n’y a point de paroles qui puissent vous la représenter telle qu’elle est ; j’hazarderai cependant de vous en tracer une légère esquisse, & de vous marquer quelques-unes de ses perfections, votre imagination pourra ensuite achever le portrait. Ses yeux, oh quels assassins ! en même tems qu’ils paroissent inspirer les plus tendres désirs par leur douceur enchanteresse, ils remplissent de crainte le cœur le plus hardi ; la nêge nouvellement tombée n’égale point la blancheur éblouissante de son teint, qui est encore relevée par le plus beau coloris, qu’on puisse imaginer ; les amours & les graces voltigent continuellement autour de la plus belle bouche ; un air de majesté & de modestie est répandu sur tous ses traits ; ses beaux cheveux, ses mains, son coû, sa belle & riche taille charmeroient separément ses admirateurs éblouis ; mais il y a quelque chose dans toute sa figure que l’imagination la plus vive ne pourra jamais se représenter sans avoir vû le divin original. Si elle ne fait que jouer avec son éventail, ou prendre du tabac, un air de dignité accompagne ses moindres gestes. Et quand elle danse ! Dieux ! J’eus une fois l’honneur de danser avec elle un menuet ; mais que j’étois peu en état de faire attention à la cadence, ou d’observer aucun pas ! J’aurois été un objet de risée pour toute la compagnie, si les yeux de tous les spectateurs n’avoient pas été trop occupés de cette adorable personne pour jetter aucun regard sur moi. Elle n’y fit cependant que trop d’attention, & ne voulut plus m’accorder la même faveur, ce qui me jetta dans les plus mortelles agitations, comme vous pouvez vous l’imaginer ;
mais je vous ferai, à la fin de cette lettre, un recit exact de tout ce que cette belle ingrate m’a fait souffrir ; en attendant je vais continuer le détail de ses perfections.

Niveau 4

Hétéroportrait

Si quelque chose pouvoit surpasser les charmes de sa figure, ou ceux que la danse lui donne, on le trouveroit dans les accens ravissants de sa voix ; chaque parole qu’elle prononce est l’harmonie elle-même ; mais quand elle chante, la musique semble sortir de ses lévres ; & j’ose assurer qu’on peut appliquer avec infiniment plus de justice à mon adorable Arpasie, ce que le fameux Waller dit de sa chere Myra : Que le malheureux qui fuit son esprit & ses charmes, meurt d’amour dès qu’elle l’atteint avec sa voix.
Mais elle a tant de charmes pour captiver le genre humain, que ce seroit une tâche sans fin d’en entreprendre l’énumération ; je me contenterai donc de faire un recit abregé des beautés de son ame, comme elles brillent dans sa conduite.

Niveau 4

Hétéroportrait

Elle est toujours enjouée, sans le moindre mélange de légéreté ; elle n’est jamais la première à suivre la mode, & elle ne la porte jamais à l’excès ; elle aimera mieux être mise au dessous de ce que sa naissance & sa fortune lui permettent, que d’avoir le moindre ornement qui sente l’extravagance ; elle conserve une modeste reserve, & cependant ne cherche pas à s’en faire honneur ; elle fréquente rarement les assemblées publiques, ou elle n’y va qu’avec une proche parente ; enfin elle se conduit toûjours avec une prudence fort au-dessus de son âge, & que l’envie même ne peut blâmer.

Récit général

Après le portrait que je vous ai fait de cette Dame, quoique très inférieur à l’original, vous ne serez pas surpris que j’en sois devenu amoureux à la première vûe, ou que ma passion n’ait fait que croître à mesure que j’ai découvert chez elle de nouveaux charmes. Mon amour étoit cependant accompagné d’un respect qui ne me permettoit pas de lui revéler ce qui se passoit dans mon cœur ; mais, helas ! je n’avois pas besoin de parler ; mes regards, mes gestes lui disoient assez que je brulois pour elle ; réellement je ne vivois plus qu’auprès d’elle, & quand je l’avois quittée, je n’étois que l’ombre de moi-même. Tous mes amis s’apperçurent de ce changement, & ils en découvrirent bientôt la cause ; comme ils savoient qu’il n’y avoit point d’objection à faire contre ma naissance, ma fortune, ou ma reputation, ils me raillerent de ma timidité, & m’inspirerent enfin assez de courage pour ôser déclarer mon amour : & vous pouvez être sûre que je le fis dans les termes les plus passionnés & les plus respectueux que mon cœur pût me suggerer ; mais, bon Dieu ! avec quelle mortelle indifférence reçut-elle mes vœux ! Si elle m’avoit témoigné du mépris, ou de la colere, j’aurois pû me flatter que son procedé n’étoit que cette affectation si ordinaire aux jeunes Dames dans une pareille circonstance ; mais la froide civilité & l’extrême reserve avec laquelle elle m’écouta, glaça tous mes sens & étouffa toutes mes espérances. Je devins pâle, je frissonnai, & je fus sur le point de me laisser tomber à ses pieds. Enfin craignant qu’il ne m’échappât quelque parole de désespoir, je la quittai avec tant de hâte & de confusion, que s’il y avoit eu la moindre étincelle de compassion dans son sein, elle auroit dû me rappeller. Mais, helas ! elle me laissa partir sans paroître remarquer mon desordre. Cruauté, qui ne peut être égalée ! Inhumaine beauté ! Cependant ceci est encore fort au-dessous de ce que cette inéxorable personne m’a fait souffrir dans la suite. Je passai la nuit suivante dans des angoisses trop terribles, pour que j’en fasse le recit ; il n’y eut point de sommeil pour mes yeux ; dès qu’il fut jour, je m’occupai à composer une lettre pour elle, & en dépit de tous mes soins, quoique j’en eusse fait plus de douze différentes copies pour la rendre moins ridicule, elle ne laissoit pas d’exprimer le desordre de mes pensées. Cependant on n’avoit jamais vû rien de plus humble, de plus propre à émouvoir ; mais quel en fut l’effet ? elle l’ouvrit, la lut & me la renvoya sous un couvert, avec cette rigoureuse sentence. »

Niveau 5

Lettre/Lettre au directeur

Monsieur, Je vous remercie de la haute opinion que vous avez de mon mérite, mais comme elle paroit avoir donné lieu à une inclination, qu’il ne sera jamais en mon pouvoir d’encourager, je dois vous prier de terminer vos visites, jusqu’à ce que vous ayez cessé de penser, comme vous faites à présent au sujet d’Arpasie.
« La mort elle-même n’a rien qui surpasse les peines que je sentis en parcourant ces cruelles lignes. J’accusois le destin, & l’ingratitude de la cruelle Arpasie ; cependant je l’aimois toujours, & malgré les terribles angoisses dont mon ame étoit agitée, je baisois le papier qui contenoit l’arrêt de mon sort. Je ne finirois jamais, si je voulois vous raconter la millième partie de mes souffrances ; je me contenterai donc de vous faire part de ce qui est absolument nécessaire pour que vous connoissiez ma situation. Plusieurs de mes amis sensibles à mon état, renouvellerent leurs efforts pour me consoler, & l’un d’eux qui connoissoit le pere d’Arpasie, entreprit de lui parler en ma faveur ; celui-ci parut très satisfait de mon bien, de ma personne & de mon caractére, & repondit qu’il seroit charmé de me recevoir dans sa famille pourvû que sa fille pensât de même ; ajoutant qu’il ne généroit jamais son inclination, & qu’il ne pouvoit point donner de réponse positive, avant que de s’être entretenu avec elle sur ce sujet. En vain mes amis tâchoient-ils de me persuader que la froideur d’Arpasie à mon égard, venoit uniquement de ce qu’elle n’avoit pas eu l’approbation de son pere pour me faire une reception plus favorable, & que tout iroit dans la suite suivant mes désirs ; il ne leur fut pas possible de dissiper entièrement mon affliction, & je flottois continuellement entre la crainte & l’espérance jusqu’au jour marqué par le pere d’Arpasie pour me rendre une reponse décisive, lorsque mon ami m’apporta la cruelle confirmation de ce que j’avois toujours craint. Qu’il avoit sondé l’inclination de sa fille, & qu’il avoit trouvé qu’elle ne m’étoit pas favorable ; ainsi qu’il me prioit de ne plus m’inquiéter à cet égard. Quoique ce message fut assaisonné de plusieurs complimens, il me jetta dans une fiévre violente ; on désespera de ma vie : on s’addressa de nouveau au pere & à la fille ; mais sans aucun succès. Je me retablis cependant, si on peut l’être quand on est continuellement consumé par un feu intérieur. J’appellai tout mon courage à mon secours, je m’imaginai que je pourrois me contenter de la voir quoique de loin, & je quittai mon lit pour la suivre des yeux partout où elle iroit. J’eus le plaisir de la voir à l’Eglise un dimanche matin, & me flattant de la voir encore l’après midi, j’y retournai ; mais cette inexorable personne n’y étoit plus, quoiqu’elle n’y eût jamais manqué auparavant. Je la cherchai au parc, à l’opera, à la comedie ; mais je ne la vis qu’une fois dans chacun de ces endroits publics. En un mot, elle aima mieux renoncer à tout ce qui lui faisoit plaisir, que de m’accorder la légére satisfaction de voir un visage qui m’avoit privé de toute autre consolation. A-t-on jamais vû d’ingratitude semblable à celle-ci ! Quel destin fut jamais plus rigoureux que le mien ! Cependant tout ce qu’elle fait ne peut point abbattre la force de ma passion, & il n’est pas en son pouvoir de se cacher si entièrement, que je ne la voye de tems en tems à la dérobée. Je me déguise pour faire sentinelle autour de sa maison, & je la vois monter en carosse avec cette trompeuse douceur dans ses yeux, qui me porte presque à prononcer contre ma raison & mon expérience, qu’elle est aussi bonne qu’elle est belle. J’employe tout mon tems à l’observer de cette manière ; le jour je me cache dans un coin comme un voleur qui fuit la lumière, & la nuit je me place vis-à-vis les fénêtres de sa chambre ; heureux si je puis seulement appercevoir son ombre à travers les volets.
C’est-là, digne Spectatrice, la seule chose dont je sois capable, voilà le seul plaisir que je puisse goûter, & pour lequel je renonce à mes parens, mes amis, mes connoissances, & presqu’à moi-même. Il n’y eut jamais de sujet plus digne d’exercer votre plume, que de plaider la cause d’un infortuné, dont le malheur ne vient que d’un amour trop violent & trop constant pour la plus aimable femme du monde. Employez donc toute votre rhetorique à toucher le cœur de cette belle insensible ; représentez-lui vivement son ingratitude, & tâchez de la convaincre combien un vice si bas déshonore une beauté si parfaite. Elle lit constamment vos essais, les admire beaucoup, a dit plus d’une fois que les hommes seroient heureux s’ils suivoient les régles que vous leur donnez ; peut-être un Avocat si estimé viendroit-il à bout de la toucher ; l’ingratitude est un ample sujet, & fut-il stérile, ma triste histoire vous donneroit assez d’ouvertures. C’est un texte, je pense, que vous n’avez point encore touché, & qui sera peut-être autant agréable à la plûpart de vos lecteurs qu’à » l’Affligé
Amintor.

Metatextualité

Pauvre Amintor ! Il est réellement dans une situation bien triste ; & si la pitié de la Spectatrice peut lui être utile, je suis chargée par notre petite Societé, de lui apprendre que nous la lui accordons. Mais je ne le dis qu’avec chagrin, je crains que nous ne puissions lui donner aucune autre consolation. Il est très clair, que cette Dame ne trouve dans son cœur aucune disposition à sentir ce qu’il met tout son bonheur à lui inspirer ; on ne peut pas rendre raison de ces antipathies naturelles, & la raison la plus forte est incapable de les surmonter. En vain son amour & sa constance reclament-ils quelque considération ; en-vain le consentement du pere de sa maitresse autoriseroit-il ses vœux ; vainement encore une égalité d’âge, de naissance & de bien concourroit-elle à rendre ce mariage très convenable : si elle ne sent pour lui aucun penchant, toutes les autres considérations manqueront de force. Et puisque c’est évidemment pour cette raison qu’Amintor est rebuté, il ne devroit pas accuser Arpasie, de ce qu’il n’est pas en son pouvoir de changer ; cette Dame ne peut pas plus l’aimer, que lui n’est le maitre de sa passion. Les sentimens de l’un & de l’autre sont involontaires ; & où l’obligation n’est pas volontaire, il n’y a point d’ingratitude à refuser la recompense. Ce n’est pas qu’on ne dût souhaiter pour leur bonheur reciproque, qu’Arpasie daignât recompenser avec une ardeur égale la passion si forte & si sincére d’Amintor ; mais puisque cela ne peut pas être, & que la nature y répugne, il devroit tâcher de l’oublier (I1), & se defaire de sa passion, plutôt que de perpétuer ses souffrances, en conservant quelques vaines espérances d’en être un jour le possesseur. Il y a plusieurs moyens d’augmenter & de fortifier une passion qui s’est une fois introduite dans le cœur ; mais aucun pouvoir humain ne peut en inspirer une pour laquelle on sent de la repugnance. C’est pourquoi tout ce que je pourrois faire dans ce dessein seroit peine perdue ; & Amintor doit nous être plus obligé si nous lui conseillons d’abandonner cette vaine poursuite, que si nous le flattions, en affectant de plaider sa cause, de quelques espérances trompeuses, qui ne serviroient qu’à aggraver ses inquiétudes lorsque le dénouement seroit venu. Le tems, l’absence, & des efforts continuels de raison peuvent lui rendre un jour sa liberté ; mais rien ne peut le soulager tandis qu’il reste dans ses chaines. Je voudrois qu’il considerât d’abord l’obstacle invincible qui s’oppose à l’accomplissement de ses désirs ; & ensuite, que si cette Dame se déterminoit jamais par une générosité romanesque à se donner à lui & à faire violence à ses propres inclinations pour satisfaire celles de son amant, le bonheur d’une telle union seroit bien loin d’être parfait. Il ne suffit pas à une passion aussi vive qu’est la sienne d’être seule satisfaite : la plus grande félicité d’un véritable amant, c’est de pouvoir communiquer le bonheur dont il jouit, & quoiqu’il eût la possession de la personne, il languiroit toûjours de ce que le cœur se refuseroit à ses empressemens. Je m’étonne qu’avec son bon sens il n’ait fait cette remarque, & il paroit qu’il n’y a point réflechi, puisqu’il n’a jamais fait le moindre effort pour subjuguer une passion, qui dès le commencement ne lui présentoit que des sujets de désespoir. Il avoue qu’elle écouta les prémières insinuations de sa passion avec une froideur qui n’avoit rien d’affecté, & qu’elle ne connut pas plutôt le motif de ses visites, qu’elle le pria de les terminer. Elle ne pouvoit pas montrer un dégout plus marqué de ses vœux, ni une plus forte inclination à étouffer dans leur enfance des désirs, qui en se fortifiant deviendroient certainement funestes au repos de celui qui les formoit. Il auroit pû s’adresser à une autre femme (comme il n’y en a que trop) qui auroit été charmée de se voir admirée par l’homme même qu’elle haissoit, & qui auroit encouragé ses prétentions, nourri sa flamme afin de le mortifier davantage dans la suite, & triomphé alors de la ruine qu’elle auroit occasionnée. Mais Arpasie, comme il en convient lui-même, n’est pas de ce nombre ; elle s’est conduite à son égard avec honneur & circonspection, & non-seulement je l’absous de toute ingratitude, je prononce encore qu’Amintor est la personne obligée, & qu’il doit prendre garde qu’en ne voulant pas le reconnoître, il ne fasse retomber sur lui-même l’imputation dont il prétend la charger. L’Ingratitude suppose qu’on ne veut pas rendre un bienfait quoiqu’on en ait le pouvoir ; mais bien loin que ce soit ici le cas, j’ai déjà prouvé suffisamment en premier lieu qu’Arpasie est hors d’état de rendre ce bienfait, s’il est vrai que la passion d’Amintor soit une faveur ; & en second lieu, que c’est plutôt une persécution qu’un avantage, d’être aimé par une personne pour qui on ne sent que de l’indifférence : il en est du moins ainsi à l’égard de cette Dame, puisqu’elle se bannit volontairement de tous les endroits où elle a accoûtumé de se rendre. Il y a d’ailleurs dans Amintor une étrange opiniatreté au sujèt de cette passion ; on diroit qu’il s’imagine avoir le droit de s’emparer de l’attention, de la considération & de la pitié de tout le monde, ensorte qu’il n’en reste plus pour les autres. Si Arpasie posséde réellement la moitié des charmes qu’il lui attribue, pourquoi d’autres n’en seroient-ils pas également touchés ? Pourquoi n’auroit-il pas des rivaux aussi passionnés & aussi malheureux que lui-même ? Et lorsqu’elle fera choix de l’un d’entr’eux, tous ceux qui seront rebutés n’auront-ils pas la même raison de se plaindre, & le même droit à notre compassion ? S’il veut donc en dépit de la raison persister à se tourmenter lui-même, flatter ses chagrins, & refuser le seul moyen de recevoir quelque soulagement, il ne peut accuser que son obstination naturelle, qui se joignant avec sa mauvaise destinée, en augmente l’influence & appesantit les coups qu’il reçoit. Il est très possible que quelques-uns de mes lecteurs soient dans les mêmes circonstances qu’Amintor, & qu’ils jugent avec partialité que j’en ai agi trop sévèrement avec ce malheureux amant, & qu’au lieu de blâmer sa conduite, j’aurois dû me rendre à ses instances, & censurer le procedé de sa maitresse ; plusieurs même de mon sexe, qui se glorifient du nombre de leurs adorateurs, craindront, qu’entre ceux qui leur font la cour, quelques-uns ne profitent de l’exemple d’Amintor pour faire leur retraite, tandis qu’il en est encore tems ; elles maudiront ma plume, qui semble vouloir diminuer le nombre de leurs esclaves ; mais il conviendroit mal à une Spectatrice, qui doit censurer & reprendre ce qui le mérite, de déguiser aucune faute réelle ; & malgré tout ce que je pourrois appréhender du désespoir des uns & de la malice des autres, je suis toûjours résolue à continuer d’en agir droitement sans égard pour personne ; persuadée que les personnes raisonnables des deux sexes ne manqueront pas de m’approuver, & que celles mêmes qui croyent avoir raison de se plaindre, reconnoîtront un jour qu’elles me sont réellement obligées.
L’Ingratitude est généralement reconnue pour un vice détestable devant Dieu & devant les hommes, & celui qui en est coupable ne manque pas de s’attirer les plus sévères censures ; cependant si nous examinons scrupuleusement la nature des choses, il nous paroîtra presqu’impossible de s’en garantir. Il y a des circonstances où les plus sublimes vertus ne peuvent être exercées sans un mêlange de ce vice ; la justice la plus étroite, la clemence & la débonnaireté peuvent en avoir une légère teinture ; & ce qui paroit encore un plus grand paradoxe, il peut arriver qu’on ne sera pas vraiment reconnoissant sans être un peu ingrat.

Récit général

Il y a plusieurs années que je trouvai dans la bibliotheque d’un savant, qui est mon allié, un petit livre intitulé, l’Histoire de Crête ; je trouvai en parcourant ce livre plusieurs passages dignes de remarque, & un entr’autres qui fit une telle impression sur mon esprit, qu’il ne s’est jamais effacé de mon souvenir. Beaumont & Fletcher ont pensé sans doute comme moi, puisqu’ils ont pris dans le même livre le sujet de leur excellente Comédie appellée les Loix de Crête. L’Histoire revient à ce qui suit.

Niveau 3

Récit général

Il y avoit un Roi (je ne sçais point dans quelle époque) qui haissoit tellement l’ingratitude, qu’il fit un édit, par lequel il ordonnoit que tous ceux qui seroient trouvés coupables de ce vice seroient punis de mort, & que la sentence portée par la Cour seroit sans appel & sans remission, à moins que le plaintif n’y consentît lui-même. Je ne trouve pas qu’il y eût aucun jugement de cette nature durant la vie de ce bon Roi, mais il mourut peu de tems après la publication de cette loi, & comme son fils & son successeur étoit encore un enfant, le souverain pouvoir tomba durant la minorité entre les mains du Sénat.

Hétéroportrait

Les Etats de Candie avoient été longtems en guerre contre les Venitiens, & auroient été enfin subjugués par cette puissante Republique, sans la valeur extraordinaire de leur général. Il seroit trop ennuyeux de raconter tout ce qui est dit de ce grand homme, comment son bras seul accablé par le nombre, rétablit l’honneur du combat ; comment étant tout couvert de sang & son corps ne paroissant qu’une seule blessure, il se fâcha contre ceux qui lui offroient une litière, & s’attachant au cou de son cheval, quand il ne put plus se tenir débout, il poursuivit dans cette situation l’ennemi qui fuyoit ; comment à la moindre apparence de quelque avantage, il étoit le prémier à se jetter dans le rapide courant, à monter sur la brêche, à sauter sur le parapet ; comment ni des rocs escarpés, ni des marais qui n’avoient jamais été pratiqués ne pouvoient arrêter sa marche. Les prodiges qu’il exécuta paroîtroient incroyables à présent ; d’ailleurs ils ne sont point essentiels à mon dessein : il me suffira de dire, qu’il étoit regardé comme l’ange tutelaire de Candie, & qu’il étoit plus distingué sous cette qualité par les personnes de tout rang, que par son poste, ou par le nom qu’il tiroit de ses ancêtres.
Il conserva long-tems ces honneurs sans rival & sans compétiteur, jusqu’à ce que le Ciel lui en suscita un dans la personne de son propre fils.

Hétéroportrait

Ce jeune homme qu’il avoit formé à la guerre dès ses plus tendres années, devint avec le tems si expérimenté dans cet art, qu’il n’y avoit point de stratagêmes & d’opérations militaires, même de celles à l’égard desquelles son pere excelloit, qu’il ne pût pratiquer avec le même succès ; il ne lui cédoit point en courage, & il le surpassoit en force & en activité. Il s’étoit signalé hautement dans deux campagnes ; mais dans la troisième, où les Venitiens avoient rassemblé toutes leurs forces commandées par le propre fils du Doge, ce jeune Héros établit sa reputation d’une maniére à n’être jamais effacée.
Les troupes de Candie étoient divisées en deux corps, dont l’un étoit conduit par le vieux général, & l’autre par son fils ; tout ce que put faire le prémier fut de tenir la campagne, pendant que le second défit entièrement ceux qui lui étoient opposés. Après cette action les vainqueurs marcherent au secours de leurs compagnons, & leur aiderent à gagner une victoire si complette, que suivant l’aveu des prisonniers Venitiens, leur Republique ne seroit plus en état de faire tête, ou du moins qu’elle ne pourroit pas se relever de long-tems, & qu’elle seroit obligée à demander la paix. Toute la fleur de leur noblesse avoit été tuée ou prise dans le combat ; le massacre avoit été si grand, que ceux qui avoient échappé suffisoient à peine pour ensevelir les morts. Pour ajoûter au triomphe du jeune général, il eut l’honneur de faire le propre fils du Doge son prisonnier après un long combat où ils se battirent main à main, & avec lui un vieux capitaine très expérimenté, en qui les Venitiens avoient beaucoup de confiance, & dont la bonne ou la mauvaise fortune faisoit celle de toute l’armée. Ces deux guerriers furent reçus à leur retour dans la Capitale, par le Sénat comme par le peuple, avec une joye & des acclamations conformes aux avantages qu’ils avoient remportés ; mais bientôt l’éclat de leur triomphe fut obscurci par un orage qu’on ne prévoyoit pas, & qui fut sur le point de les envelopper tous dans une ruine totale. Il y avoit une loi dans cette Isle depuis un tems immémorial, que celui qui seroit généralement reconnu pour avoir fait le plus d’honneur à son pays dans le jour du combat, obtiendroit à son retour tout ce qu’il jugeroit à propos de demander. Il s’éléva à cette occasion une contestation entre les deux Généraux, dans laquelle aucune considération de sang, de devoir ou d’affection paternelle ne put engager l’un ni l’autre à céder : le pere connoissoit & estimoit le mérite de son fils, cependant il ne pouvoit se resoudre à lui sacrifier l’honneur de ses longs travaux ; & le fils, qui auroit volontiers sacrifié sa vie si son pere l’avoit exigé, ne vouloit pas céder aux sollicitations même du respect paternel, ses prétentions à la gloire. Ils parurent l’un & l’autre devant le Sénat, & proposerent chacun leurs prétentions respectives ; le pere étala ses services passés, le fils son dernier succès & les avantages que la nation en avoit retirés : il avoit en sa faveur l’arrivée des Ambassadeurs dans cette circonstance, avec ordre de traiter de la paix, & le suffrage unanime de toute l’armée. La contestation fut bientôt décidée ; le jeune Général fut déclaré liberateur de la patrie, & sollicité à nommer la faveur qu’il désiroit ; il demanda alors pour expier en quelque manière la mortification qu’il avoit causée à son pere, qu’on élavât la statue de ce vieux Général, & qu’on gravât toutes ses glorieuses actions sur le piédestal. A l’ouie de cette demande toute l’assemblée retentit des applaudissemens dûs à sa tendresse filiale, puisqu’ayant en son pouvoir de demander tout ce qui pouvoit lui faire plaisir, il ne souhaitoit rien avec tant d’ardeur que d’immortaliser les honneurs de son pere. Mais cette action fit un effet tout contraire sur l’esprit de celui qu’il vouloit obliger ; le vieux Général, que l’âge & les infirmités rendoient d’une humeur chagrine, & qui étoit fâché de voir que sa gloire alloit être éclipsée par une nouvelle constellation, à qui son exemple avoit donné les premiers rayons de lumière, bien loin d’être satisfait de cette preuve du respect de son fils, la regarda plutôt comme un trait d’ostentation, & s’imagina que son fils ne souhaitoit de voir élever ce monument de ses victoires, que pour montrer combien les siennes propres leur étoient supérieures, & que cette recompense n’étoit accordée qu’en considération de ses services récens & plus méritoires. Cette pensée, quoiqu’injuste, fit une profonde impression sur son esprit ; il se retira à la campagne, plein de ressentiment contre son fils, lui défendit de se présenter jamais en sa présence, & renonça à tout sentiment de pere à son égard, en le chargeant des plus amères imprécations. Le jeune Général voyant à quel point il avoit déplu à son pere, en ressentit le plus vif chagrin ; & s’appercevant que toutes ses soumissions, bien loin de l’appaiser, ne faisoient que l’irriter de plus en plus, il tomba dans une mélancolie, que tous les honneurs dont on le combloit ne purent dissiper. Dans le même tems la Princesse de Candie, sœur du dernier Roi, & tante de celui qui étoit alors sur le thrône, s’éprit de la plus vive passion pour ce guerrier ; ensorte qu’oubliant son rang & sa naissance, elle lui offrit sa personne & ses richesses ; mais insensible à ses charmes, & uniquement appliqué à regagner les bonnes graces de son pere, il ne voulut consentir à l’épouser, qu’à cette condition, qu’elle envoyeroit à son pere une somme d’argent pour dégager quelques terres, que ses liberalités passées à l’égard des soldats l’avoient obligé d’engager, & qu’elle garderoit inviolablement le secret sur cette affaire. Cet implacable pere reçut avec reconnoissance ce présent comme venant de la Princesse ; mais ayant appris par accident d’une personne à qui elle s’étoit confiée, l’amour qu’elle avoit pour son fils, & que c’étoit à sa sollicitation qu’elle lui avoit envoyé cette somme, au lieu de se sentir appaisé par cette nouvelle preuve d’affection filiale, il devint plus irrité que jamais, & il forma pour se venger de cette prétendue insulte, la résolution la plus étrange & la plus dénaturée qui soit jamais entrée dans le cœur d’aucun homme. Porté sur les aîles de la fureur, & sourd à toute remontrance, il vola à la Capitale, & demanda justice en éxécution de la Loi, contre son fils, l’accusant d’ingratitude : dans le discours le plus pathetique, il rappella les différentes obligations que ce jeune homme lui avoit comme à son pere & à son maître, prouva que dans la chaleur du combat, tandis que son fils n’étoit encore qu’un novice dans cet art, il s’étoit exposé au danger qui menaçoit ce fils ingrat, avoit reçû les blessures qu’on lui portoit, & l’avoit délivré mille fois de la mort ; pour toutes ces bontés, ajouta-t-il, il m’a dépouillé aujourd’hui de la gloire que j’avois acquise avant qu’il vît le jour, m’a ravi une recompense qui m’étoit plus chère que la vie, & va faire descendre ma vieillesse avec chagrin dans le sepulchre. Le jeune Général refusa de se défendre, & haïssant une vie que l’inhumanité de son pere rendoit malheureuse, il se soumit à la sentence que le Sénat fut obligé de porter contre son inclination. La Princesse n’en eut pas plutôt avis, qu’elle courut au Sénat emportée par sa douleur, & tâcha premièrement d’attendrir le cœur du vieux Général ; mais ne pouvant pas le flêchir, elle protesta qu’il souffriroit le même sort que son fils, & l’accusa de la plus haute ingratitude à son égard, puisqu’il cherchoit à la priver de ce qu’il savoit lui être plus cher que la vie, quoiqu’il lui eût obligation du rachapt de ses terres. Cette accusation étoit trop bien fondée, pour être refutée, & le Sénat fut obligé de se rendre à la demande de la Princesse. Le jeune Général qui avoit ouï avec le <sic> plus grande fermeté sa propre sentence, ne put soutenir celle de son père ; & cherchant en lui-même ce qu’il pourroit faire pour le sauver, il devint à son tour accusateur de la Princesse ; il insista sur ce qu’ayant longtems cherché à s’en faire aimer, elle avoit enfin obtenu de lui une promesse de mariage, prétendant que sa vie en dépendoit ; & cependant qu’après avoir obtenu ce qu’elle désiroit, elle avoit avec la plus grande ingratitude trahi un secret qu’elle s’étoit engagée à taire, irrité son père par cette fatale découverte, & été par-là la cause de leur ruine commune. Ici l’amoureuse Princesse s’avoua coupable, souhaitant de mourir avec celui qu’elle aimoit, tout cruel qu’il paroissoit ; & comme personne n’étoit exempt de la peine que cette Loi infligeoit, elle fut aussi condamnée à souffrir avec les autres. Il n’y avoit que le vieux Général qui pût prévenir une scéne si tragique, parce qu’en remettant à son fils l’offense qu’il en avoit reçuë, il auroit obtenu son pardon de la Princesse, comme elle l’auroit obtenu de son amant ; mais toutes les raisons dont les Sénateurs se servirent pour ce salutaire dessein, ni même leurs larmes & leurs priéres, ne purent gagner ce cœur infléxible ; & ces trois illustres personnes alloient être conduites au lieu de leur supplice, lors-la fille du Général, qui étoit encore vierge, entra avec précipitation dans la salle du conseil, s’écriant à haute voix comme elle se faisoit passage à travers la foule, arrêtez, arrêtez l’exécution, jusqu’à ce qu’on ait ouï ma demande. Si ceux-ci doivent souffrir, il est juste que d’autres plus coupables partagent leur sort. On ordonna alors aux gardes de ramener les prisonniers, & chacun attendoit avec impatience quel nouveau prodige ceci devoit produire, lorsque la jeune fille commença avec un courage intrépide à parler de cette manière. Je pense, dit-elle, que la Loi contre l’ingratitude regarde indifféremment tous ceux qui sont coupables de ce vice ; le Président lui ayant repondu qui ouï. Je vous accuse donc, repliqua-t-elle, vous tous membres du Sénat ; vous tous qui ayant entre vos mains le pouvoir & les richesses de la nation, avez oublié les services d’un vieux homme tel que mon pere, qui avoit été cinquante ans votre Général & traité d’ange tutelaire de sa patrie, & l’avez laissé souffrir dans la vieillesse les miseres de la pauvreté, jusqu’à être reduit à mendier, sans la compassion de la Princesse ; pendant que vous-mêmes nagiez dans cette abondance, qu’il vous avoit conservée au prix de son sang. Si ceci n’est pas ingratitude, y a-t’il quelque chose qui mérite ce titre ? Quittez donc vos siéges, & préparez-vous à souffrir la punition de votre crime. Il n’y eut jamais de consternation égale à celle que cette accusation occasionna ; le peuple la secondoit hautement, & demandoit justice avec chaleur ; tous les membres qui composoient cette auguste assemblée, se regardoient l’un l’autre, sans avoir la force de parler. Et qu’auroient-ils pu dire ? comment repliquer à une accusation si juste & si convainquante ? La loi qui les condamnoit, étoit écrite en termes trop clairs, pour souffrir aucune défaite ; il n’y avoit point de ressource contre ce mal, & ceux qui avoient prononcé un moment auparavant la sentence de mort contre d’autres, se voyoient maintenant obligés de subir le même sort ; les soldats les dépouillerent sur le champ de leurs robes, & les rangerent parmi les autres prisonniers, afin de les conduire au lieu qui étoit marqué pour l’exécution des criminels. Quel spectacle plus terrible que celui-ci ! La Princesse, les deux Généraux, avec toute la noblesse & les magistrats du Royaume, sur le point d’être mis à mort dans le même tems ! Qui pourroit après leur mort, maintenir l’ordre parmi le peuple ? Où trouveroit-on un homme qui fût capable de conserver la paix dont le pays jouissoit ? Toute administration publique de la justice alloit cesser, les loix devoient être abolies, & le Royaume entier alloit être enveloppé dans une étrange confusion. Le vieux Général ne put résister davantage, tout son endurcissement se fondit en réflechissant à la ruine de son pays, & comme il savoit que la vie de tous dépendoit de la résolution qu’il alloit prendre, il pardonna à son fils, son fils en fit de même avec des larmes de joye à l’égard de la Princesse, & elle ne balança pas à suivre cet exemple à l’égard du vieux Général. Alors la jeune personne, qui avoit operé par son adresse cet heureux changement, pria les Sénateurs de reprendre leurs places, & toutes choses recouvrérent leur ancienne forme. Mais les tristes conséquences que cette loi avoit été sur le point d’occasionner, & dont elle seroit toûjours suivie, firent une telle impression sur l’esprit des Sénateurs, qu’ils convinrent unanimement de la revoquer.

Metatextualité

Ce petit extrait des annales de Créte, peut servir à montrer combien il est difficile de connoître la nature de l’ingratitude, impossible d’en être entièrement exempt, & combien nous sommes sujets à en accuser les autres sans raison. Enfin on n’a jamais trouvé, & vraisemblablement on ne trouvera point une règle qui puisse nous enseigner ce qui est, ou n’est pas ce vice.
Les amans s’en plaignent plus qu’aucune autre personne, & réellement avec le moins de raison : une femme qui a assez de mérite ou de bonheur pour se voir aimée de plusieurs, doit être coupable d’ingratitude, puisqu’elle ne peut en recompenser un sans négliger tous les autres. Tous ceux qui sont exposés à quelque affliction, ne cessent d’accuser d’ingratitude des personnes à qui elles s’imaginent d’avoir rendu service, ou à qui elles l’ont réellement rendu dans un tems ou dans un autre ; quoique ceux de qui ils se plaignent ignorent peut-être qu’ils leur ont obligation, ou s’ils le savent, qu’ils ne puissent pas le reconnoître comme leurs bienfaiteurs s’y attendent. Il faut convenir que nous avons pour la plûpart une grande partialité à notre égard ; nous penchons à exaggerer chaque bon service que nous rendons, & à diminuer le prix de ceux que nous recevons ; c’est une espéce d’ingratitude innée, & qui subsiste, quoique nous puissions rendre au millième le bien qu’on nous a fait. Nous sommes aussi partiaux à l’égard des autres ; de deux personnes à qui nous connoissons un mérite égal, nous nous laissons souvent conduire par un secret penchant dont nous ne pouvons donner aucune raison, à aimer l’une beaucoup plus que l’autre ; & celui qui est l’objet de notre inclination, sent peut être un penchant de la même nature pour une autre personne. C’est-là une espéce d’ingratitude dans laquelle nous tombons sans le savoir, ou, si nous le savons, il n’est pas en notre pouvoir de l’éviter, parce qu’elle est enracinée dans notre naturel, & ne peut pas en être arrachée. Cependant la raison, jointe à une claire connoissance de nous-mêmes, peut mettre un frein à nos inclinations, & nous empêcher de mettre en pratique ce penchant à juger mal des autres : nous pouvons faire violence à notre propre cœur, & donner en apparence à ceux qui nous aiment, la préference sur ceux que nous aimons ; mais il y en a peu qui veuillent prendre cette peine, & je ne sçais pas si nous sommes réellement obligés de nous imposer une tâche si sévere, ou s’il seroit louable de s’en acquiter constamment, & même s’il seroit agréable à la personne en faveur de qui nous l’avons entrepris.

Metatextualité

Ceci me rappelle une histoire, dont je ne veux pas garantir la véracité, quoiqu’on me l’ait fortement attestée, & qu’elle ne soit pas impossible en elle-même ; c’est pour cette raison qu’elle servira à confirmer ce que j’ai dit de l’empire qu’une bonne résolution pouvoit nous donner sur nos passions, & elle prouvera en même tems qu’il y a des circonstances, où ce seroit plutôt une faute qu’une action digne de louange, d’exercer cette résolution.

Niveau 3

Récit général

Un Gentilhomme qui habitoit une des provinces occidentales d’Angleterre, avoit deux filles en âge de se marier ; l’ainée étoit aimée par un jeune Cavalier qui étoit plus que son égal en naissance & en fortune ; mais nonobstant ces avantages, quoique sa figure fût très gracieuse & qu’il eût l’esprit orné de plusieurs qualités, elle ne put recevoir les vœux de cet amant avec aucune satisfaction, pendant que sa cadette s’étoit éprise da la plus violente passion pour ce Cavalier. Son amour étoit d’une nature pure & desinteressée, & quoiqu’elle fût bien convaincue par ce qu’elle sentoit en elle-même qu’elle ne seroit jamais heureuse sans du retour en sentimens de la même nature, elle préferoit la satisfaction de celui qu’elle aimoit, au point de lui rendre auprès de sa sœur tous les bons offices qui étoient en son pouvoir. Leur père découvrit bientôt les differentes inclinations de ses filles ; il craignoit qu’il ne fût pas possible d’engager l’ainée à rien diminuer de son aversion, & il auroit été fâché de perdre un si bon parti pour l’une de ses filles : il souhaitoit donc fortement de tourner l’inclination de ce Cavalier du côté de la cadette, mais tous ses efforts étoient inutiles. La raison de cet amant lui montroit le mérite de cette belle plus humaine, il sentoit qu’il pourroit jouir d’un bonheur durable avec une personne qui l’aimoit si tendrement ; mais son cœur se refusoit à toute autre impression hormis aux premières qu’il avoit reçues : ni les dédains de l’une ne pouvoient abbattre l’ardeur de sa flamme, ni l’accueil affectueux de l’autre, aussi obligeant que celui de la première marquoit d’aversion, ne pouvoient allumer dans son cœur la moindre étincelle d’amour ; un coup d’œil favorable de la première l’auroit transporté hors de lui-même ; mais les tendres regards de l’autre ne servoient qu’à augmenter sa peine. Ainsi cette belle inhumaine, sa trop sensible sœur, & son malheureux amant, continuoient à se tourmenter reciproquement sans le vouloir, jusqu’à ce qu’un jour malheureux mit fin à toutes leurs agitations. Ce jeune Cavalier avoit acheté nouvellement une petite pinnasse très bien ornée, & propre pour le plaisir ; il invita les deux sœurs, avec plusieurs autres Dames & Cavaliers, qui demeuroient le long de la côte, à une fête qu’il vouloit donner à bord de sa pinnasse. Le tems étoit calme & serein quand ils s’embarquerent, & ils furent tentés de s’éloigner à une distance considérable du rivage, lorsque tout d’un coup le ciel se couvrit de nuages & les menaça d’une tempête prochaine ; le vent se renforçoit à chaque instant, & souffla enfin contr’eux avec tant de violence, qu’en dépit de tous leurs efforts ils furent portés plus loin en mer. L’orage croissoit, le vaisseau étoit foible, les matelots sans adresse, ensorte qu’il vint donner contre un roc, & qu’il s’ouvrit dans le fond ; la mer entroit de tous côtés, dans un instant on alloit couler à fond, chacun étoit dans la plus grande consternation ; mais on n’avoit pas le tems de refléchir ; tous se jettèrent dans la mer, & les plus robustes se saisirent de ceux qu’ils souhaitoient avec le plus d’ardeur de sauver. Notre jeune amant saisit les deux sœurs, & combattit quelque tems contre les flots dans cette situation embarassante ; mais ses forces s’affoiblissoient, & il fut obligé d’en lâcher une pour sauver l’autre, & suivant les suggestions de sa reconnoissance plutôt que celles de son amour, il laissa l’ainée & nagea avec la cadette jusqu’à ce qu’il eut atteint le rivage. Un matelot apperçut le péril de celle que son amant avoit abandonnée à la merci des flots, & la saisit par ses habits dans le moment qu’elle alloit s’enfoncer ; mais le sort empêcha le succès de ses bons efforts, une vague énorme & trop impetueuse pour que toute la force & l’adresse humaine pût lui résister, vint en roulant se jetter sur eux, & précipita dans le fond de l’abisme cette infortunée Dame, avec son prétendu liberateur. Son amant venoit de se délivrer de son fardeau, lorsqu’il apperçut dès le rivage ce qui venoit d’arriver ; & ne pouvant survivre à ce coup, il se tourna du côté de la Dame qu’il avoit sauvée aux dépends de tout ce qui lui étoit le plus cher, & avec une contenance qui exprimoit l’horreur & le désespoir dont il étoit agité, il lui dit, Madame, je me suis acquitté de ce que je devois à votre afféction, quoique je ne l’aie jamais recherchée. Je dois obéir à présent aux mouvemens de mon amour, & suivre celle à qui je ne pourrois pas survivre sans être dans un état mille fois pire que la mort. En parlant ainsi il se jetta avec la plus grande violence au milieu des flots, qui l’eurent bientôt englouti. La jeune Dame n’eut ni la force ni le tems de prononcer aucune parole pour le dissuader d’une action si désesperée ; mais en poussant un grand cri elle tomba dans un évanouissement, dont elle n’étoit pas encore revenue, lorsqu’elle fut trouvée par ceux qui ayant vû de loin l’accident arrivé à la pinnasse, étoient venus au secours de ceux qu’elle portoit.

Metatextualité

Si cette avanture est vraie, il faut convenir que ce jeune homme porta la reconnoissance à un degré que les François appellent outré, au-delà de la raison & même de la nature. Il y a dans cette action quelque chose de trop romanesque, & que je ne voudrois pas recommander comme un objet d’imitation. Et quoique la personne qui m’en a fait le recit, l’exaltât comme la plus haute preuve de magnanimité, il paroit cependant qu’elle provient plutôt d’un vain désir de faire quelque chose dont on parle après la mort, que d’aucune vertu réelle ou d’une véritable grandeur d’ame. Ces rafinemens, même à l’égard des beaux principes, ces affectations outrées, ne sont certainement d’aucun avantage à ceux qui les commettent, ni aux personnes pour l’amour de qui ils s’écartent tant de la route battue. De l’extravagance & de l’excès échoüeront toûjours contre la raison & le bon sens ; & quand on nous parle de quelques actions dont nous ne connoissons pas le motif, ce recit ne fait qu’embarasser un entendement foible, & le rendre incapable de juger de ce qui est louable, ou de ce qui en est le revers.
Il y a des circonstances où ce seroit un vice d’être reconnoissant ; par exemple si un Prince, un Ministre d’Etat, un Général d’armée, ou quelque autre personne en état de conférer des avancemens, repandoit ses faveurs sur un indigne sujet, uniquement par reconnoissance pour l’amour qu’il lui porte, écartant par-là des emplois de confiance & de profit ceux qui en sont les plus capables & les plus dignes : un tel Prince, un semblable Ministre, ou quelle autre personne que ce fût, seroit injuste, non-seulement à l’égard de ceux qui seroient rejettés, mais encore à l’égard de toute la nation ; puisque son indulgence partiale peut être plus ou moins funeste à l’Etat, à proportion de l’importance de ce poste. On prend souvent pour de la reconnoissance ce qui n’est qu’amour de soi-même, & on donne alors le beau nom de liberalité à ce qui ne procède que d’ostentation ; la vertu confine de si près au vice, qu’ils sont souvent confondus par la personne même qui les loge dans son sein. Nous croyons être obligés de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour rendre service à une personne qui paroit nous aimer & est toujours à notre disposition, & nous considerons rarement si en rendant une bagatelle, ou peut-être l’ombre d’un bienfait, nous ne faisons pas un tort essentiel à quelque autre personne. C’est une vielle maxime très raisonnable, que nous devons être justes avant que d’être généreux ; & comme la reconnoissance est réellement une qualité fort estimable, nous devrions chercher quelque moyen de la témoigner, sans priver le mérite de ce qui lui est dû ; & si nous n’en trouvons point, préferer de paroître ingrats plutôt que d’être injustes. Le dilemme, je l’avoue, est fâcheux, & plusieurs bons esprits se sont égarés, ou ont été fort embarrassés de choisir entre ces deux extrêmes.

Niveau 3

Récit général

Rien ne m’a fait plus de plaisir, que la conduite d’un Juge à paix de la campagne dans la dernière élection des membres du Parlement. Deux Gentilshommes de caractére & de principes tout differents se présentoient l’un contre l’autre : l’un d’eux, que j’appellerai Macrobius, avoit procuré tout recemment une commission d’Enseigne au neveu de ce Magistrat ; ainsi il comptoit non seulement sur sa voix, mais encore sur le crédit qu’il avoit dans sa province. Cependant il ne manqua pas de lui faire visite à cette occasion, & après les premières civilités, Mon bon ami, lui dit-il, je suppose que vous savez que j’ai dessein d’être un des Candidats à la prochaine élection ; je me flatte que vous connoissez suffisamment ma capacité, & mon zéle pour mon Roi & pour mon pays, pour être convaincu que je ne suis pas indigne de cet employ : je me confie donc que vous ferez tout ce qui est en vôtre pouvoir pour me servir dans cette affaire. Le chef de justice branlant alors la tête, lui fit sans héziter cette replique ; Monsieur, je connois parfaitement votre capacité ; mais je vous prie de me pardonner, si je pense que votre competiteur est mieux qualifié que vous pour représenter sa province ; non seulement parce qu’il y a un bien considérable, mais encore parce qu’il ne dépend en aucune manière de la Cour, & qu’il est par conséquent moins sujet à être corrompu. Pour cette raison je me crois obligé d’employer tout le crédit que je puis avoir parmi mes voisins, afin qu’il soit choisi. Comment ! s’écria Macrobius dans le feu de la colére, pouvez-vous être si ingrat ? N’ai-je pas donné l’autre jour un drapeau à votre Neveu ? Cela est vrai, Monsieur, repondit gravement le Juge à paix, je vous en suis très obligé ; je ne suis point ingrat, & je voudrois le reonnoître de la même manière. Mon neveu cherchoit un employ, vous le lui avez procuré ; & si quelcun de vos clients a besoin d’une place, envoyez-le moi, & j’en ferai mon clerc. C’est-là, Monsieur, continua-t-il, toute la reconnoissance que je puis vous témoigner, & en considerant la difference de nos situations, elle me paroit proportionnée à l’obligation. Le postulant étoit sur le point d’éclater de rage à l’ouïe de cette raillerie ; mais connoissant la grande influence du Juge à paix, il se contint autant qu’il lui fut possible, & n’omit rien de ce qu’il crut capable de l’adoucir & de le disposer en sa faveur ; mais ses flatteries furent autant inutiles que son ressentiment ; le Magistrat ne put jamais se resoudre à sacrifier sa probité à la reconnoissance ; & Macrobius à sa grande mortification fut obligé de le laisser tel qu’il l’avoit trouvé.
Quand on rend service dans le dessein secret de corrompre l’intégrité d’un homme, ou la chasteté d’une femme, on mériteroit quand on est découvert, de ne recevoir que du mépris en place de la reconnoissance. Dans ce cas cette vertu se changeroit en vice, & on devroit bannir du cœur toutes les dispositions à reconnoître un bienfait, comme des traitres à l’honneur & à la vertu. Il y a des personnes qui par un excès de bonté, ou une trop grande timidité, pensent qu’elles peuvent s’écarter un peu de l’étroite probité, par complaisance pour une personne qui leur a rendu service ; mais elles devroient réflechir que le moindre consentement à une mauvaise action y accoutume l’ame, & lui ôte insensiblement l’horreur qu’elle devroit avoir pour le vice. Personne ne peut dire en soi-même, j’irai jusques-là, & pas plus loin, comme s’exprime un illustre Pair dernièrement decedé & qui a merité le nom de bon Poëte ;

Citation/Devise

les hommes d’abord semblables à des vierges chastes, se forment mille scrupules sur le vice qu’ils n’ont pas pratiqué ; mais dès qu’ils ont renversé cette barrière, & qu’ils s’apperçoivent qu’ils peuvent manger du fruit défendu & vivre, ils ne bornent pas là leur course ; mais après être entrés, ils vont plus loin, se fortifient & deviennent hardis dans le vice.
Cette observation convient également aux personnes de tout rang & de tout état ; c’est pourquoi, comme les obligations servent souvent à des hommes fins & rusés pour enroller à leur service ceux qui ne sont pas sur leurs gardes, chaque personne prudente & vertueuse devroit éviter d’en recevoir de ceux dont elle ne connoit pas les principes. Enfin, un moment de réflexion suffira pour nous convaincre, que dans un grand nombre de cas, ce que le monde appelle gratitude peut devenir un vice dans toutes les conditions : & à l’égard de notre sexe, j’ose l’assurer, une femme qui a plusieurs amans, ne peut se conduire de façon à passer pour reconnoissante à leur égard, sans se rendre infame & méprisable à jamais. On doit souhaiter passionnément pour le bien & l’honneur de ce Royaume, qu’il y eût moins d’exemples de cette dangereuse reconnoissance que ces dernières années n’en ont produit ; & que nous puissions nous resoudre à retourner plutôt à la rusticité des anciens Bretons, qu’à devenir nous-mêmes les artisans de notre propre ruine, par complaisance pour ceux qui nous trahissent, & ne laisser à notre postérité que la honte & la misére. Qu’on ne s’imagine pas, qu’en marquant les écueils sur lesquels un naturel trop reconnoissant peut échouer, je veuille recommander l’ingratitude. Le ciel nous préserve qu’une doctrine si pernicieuse se fit jamais des partisans. Tout ce que j’ai dit ne tend qu’à rectifier quelques méprises, & à montrer que ce qui est appellé ingratitude par les personnes qui ne réflechissent point, ne l’est pas toujours ; & quand même il le seroit, qu’il est des circonstances où on ne peut pas s’en préserver, sans commettre des fautes plus condamnables. J’ai déjà observé plus d’une fois, qu’on a souvent besoin de la plus grande pénétration pour savoir se conduire à cet égard ; mais il y en a d’autres où il n’y a point de lieu à balancer ; le devoir, la raison, la probité, & notre bon naturel, nous conduisent clairement dans les sentiers que nous devons suivre, & dont nous ne pouvons pas nous écarter sans être inexcusables. D’abord les obligations que nous avons à la Divinité sont de la plus grande évidence : sans parler de notre existence, (puisqu’il y a des personnes qui refusent de la reconnoître comme un bienfait, parce qu’elles ne possedent pas dans ce monde tout ce qu’elles desirent) sans rappeller notre redemption & nos espérances d’immortalité, (puisqu’il n’y en a que trop qui sont assez hardis pour les revoquer en doute) nôtre seule conservation au milieu d’un si grand nombre de dangers, qui quoiqu’ignorés & imprévus nous environnent continuellement, n’exige-t-elle pas plus de reconnoissance que nous ne sommes capables d’en exprimer ? Ceux que leur fortune ou leur vie indolente semble mettre à couvert de tout accident, ceux qui s’appuyent mollement dans leur carosse, & qui lévent à peine leurs mains jusqu’à leur tête, sont sujets, à chaque moment, à quelque rupture intérieure, capable de jetter le désordre dans toute la machine.

Niveau 3

J’ai ouï dire à quelques anatomistes, que si nous connoissions l’extrême delicatesse du corps humain, & le nombre infini de fibres qui semblables à autant de fils s’étendent dans toutes les parties du corps, & dont la plus petite ne pourroit se rompre ou être remuée de sa place, sans qu’il en résultât un grand préjudice ou peut-être la destruction entière du tout, nous tremblerions au seul mouvement d’un doigt, de peur d’en déranger les différentes parties, & nous nous écrierions avec le Psalmiste, O éternel, tu nous a faits d’une étrange manière.
Cependant tous nos mouvemens sont conduits & dirigés par un pouvoir invisible, ensorte qu’il arrive très rarement un accident de cette nature, même à ceux qui s’occupent continuellement aux exercices les plus pénibles. Quand nous regardons autour de nous les scénes variées que ce vaste Univers nous présente, lorsque nous considerons les différentes productions de la terre & de l’air, l’abisme immense qui nous environne, avec les rivières qui en sortent ; lorsque nous pensons que toutes ces choses sont créées pour notre usage, & abondent dans tout ce qui est nécessaire pour notre conservation & notre plaisir ; comment pourrons-nous témoigner suffisamment notre reconnoissance au grand dispensateur de ces biens ? Mais si nous élevons nos yeux à l’espace immense qui est au dessus de nous, dans lequel des millions de globes, infiniment plus considerables que celui où nous sommes placés, roulent sur nos têtes, en se soutenant par leur propre poids ; si nous réflechissons en même tems, que si l’un d’eux venoit à se détacher de sa sphère, il reduiroit par sa chûte ce monde en atomes ; nos ames doivent fondre en sentimens de reconnoissance pour cet Etre tout puissant, dont la seule volonté regle tous leurs mouvemens, ensorte qu’ils ne se heurtent point les uns les autres, & qu’ils ne nous causent aucun préjudice. Ceux qui nient, ou affectent de nier toute autre obligation, reconnoissent volontiers celle-ci ; ils seroient honteux, fâchés même si on les soupçonnoit d’ingratitude à cet égard. Nos parens, après Dieu les auteurs de notre éxistence, les protecteurs de notre enfance destituée de forces, reclament certainement la première & la plus grande part à notre amour & à notre gratitude. Il n’est jamais en notre pouvoir de recompenser ces tendres soins qu’ils ont pris pour nous : cependant il faut faire ce que nous pouvons. On convient si généralement de l’amour & du respect que nous leur devons, que si une personne paroît visiblement en manquer, elle est regardée avec raison comme un monstre. C’est pourquoi le plus grand nombre des hommes, & principalement les personnes bien élevées tâchent de conserver un extérieur de gratitude, quoique plusieurs en sentent fort peu dans l’intérieur de leur cœur. Ceux aussi qui ont après nos parens le soin de notre éducation, tels que nos Gouverneurs, nos Précepteurs, ou nos Gouvernantes, ont droit à notre reconnoissance, s’ils se sont acquittés de l’employ qu’on leur avoit confié, en nous inspirant des sentimens d’honneur & de vertu ; & non-seulement nous devons reconnoître les obligations que nous avons à leur intégrité, mais encore les recompenser par tous les actes d’amitié qui sont en notre pouvoir. De plus, nous aurions tort de refuser de la reconnoissance à nos Domestiques, lorsque le respect qu’ils nous témoignent est accompagné d’amour, & que nous nous appercevons que ce qu’ils font pour nous ne procède pas uniquement du devoir. Un Domestique de ce caractére est certainement un joyau bien rare, & mérite d’être traité avec toute l’indulgence possible, sans avilir notre autorité. Si nous traitons quelqu’un de ceux-ci d’une manière peu convenable aux différentes rélations que nous soutenons avec eux, nous tombons dans une ingratitude inexcusable. Les obligations dont j’ai parlé sont claires, convainquantes ; & quand on ne les reconnoit pas, quoiqu’aucune loi humaine n’existe contre ce penchant denaturé, le Ciel manque rarement de punir le coupable comme il a péché. Un ingrat en trouve toujours un plus ingrat. Nous avons aussi d’autres obligations plus éloignées, quoiqu’elles nous lient également. Ainsi nous devons de la reconnoissance à un Roi, quand il est réellement le père de son peuple, quand il place sa principale gloire dans le bonheur de ses sujets, quand il les protége de tout son pouvoir, qu’il ne cherche point de prétextes pour les accabler de taxes, & qu’il ne permet point à un Ministre hautain & fier de son élévation, de les insulter & de les ruiner : à tous les membres d’un Sénat sage & incorruptible, qui parlent suivant l’intention de ceux qu’ils représentent, qui bien loin de mépriser leurs instructions, font leur affaire principale du redressement de leurs griefs, qui par leur conduite droite, & leur ferme attachement à notre constitution, conservent la balance égale entre le Roi & le peuple ; à chaque Magistrat civil, qui est diligent à exercer la justice, & à maintenir l’ordre dans la Societé ; aux membres du Clergé, dont la pieté, la charité, la temperance & l’humilité, prouvent qu’ils sont eux-mêmes convaincus des vérités qu’ils annoncent ; & enfin à des gens qui ne méritent pas moins notre reconnoissance, je veux dire à ces braves matelots, qui sont les protecteurs de notre commerce, le véritable & le seul boulevard de nos Isles contre toute invasion étrangère, qui affrontent les plus grands périls, endurent les plus rudes fatigues, afin que nous puissions dormir en sûreté & à notre aise. Quiconque ne sent pas pour ceux-ci de l’amour & de la venération, est indigne de participer aux bienfaits qu’ils lui procurent, & devroit être banni dans quelque autre pays, où on pratique le revers de ces excellentes qualités, & où on ne trouve aucune personne semblable à celles que j’ai decrites.

Metatextualité

J’avois écrit jusqu’ici, aussi bien que j’avois pû me le rappeller, le resultat de notre dernière Societé, & je continuois en tirant de mon propre fond, lorsque Mira & Euphrosine, sont entrées dans la chambre, & après avoir jetté l’œil sur mes papiers : Vous avez oublié, m’a dit la première de ces Dames, de faire aucune mention des auteurs dans le détail de ceux à qui le public est obligé. Je vous le demande, s’épuiser le cerveau pour reformer ou pour divertir le public, vous paroit-il d’une si petite conséquence, que vous ne jugiez pas à propos d’en parler ? Euphrosine seconda ce reproche ; je ne pouvois pas nier qu’il ne fût juste, & je les priai de me pardonner une omission si visible.
Nous devons, à la vérité, aux livres ce qui nous distingue des sauvages, & ce seroit être très ingrat, que de refuser notre approbation, & quelque reconnoissance à ceux qui nous procurent le plus grand des biens, celui de former notre ame, de corriger nos mœurs, & d’étendre notre capacité. Que serions-nous sans la lecture, si non des masses d’argyle ? connoitrions-nous quelque chose au-delà de cette étendue de terre que nous foulons aux pieds ? Les livres sont le canal à travers lequel tous les arts & toutes les sciences nous sont transmises. Avec le secours des livres nous voyageons fort tranquillement dans les pays les plus éloignés, nous considerons les coutumes & le caractére des différentes nations qui habitent ce globe, nous prenons même une idée des cieux, & nous traversons tout cet espace immense qui nous environne. Avec le secours des livres nous comparons les siécles passés avec le nôtre, nous decouvrons ce que nos peres ont fait qui soit digne d’être imité, ou dont on doit se préserver : nous poussons plus loin leurs vertus, & nous prenons garde à leurs erreurs. Ce sont les livres qui dissipent cette sombre mélancolie à laquelle notre climat ne nous rend que trop enclins, & qui repandent à la place de ces noires vapeurs, un aimable enjouement. Enfin nous avons obligation aux livres de tout ce qui peut nous être utile ou nous amuser. C’est pourquoi les auteurs ne pourroient jamais être trop caressés & encouragés, quand ce qu’ils écrivent tend à l’utilité publique, soit qu’ils veuillent instruire ou amuser innocemment ; & il faudroit avoir l’esprit bien bas & bien ingrat, lorsqu’on jouit des fruits de leurs travaux, pour leur en refuser la recompense. On peut, à la vérité, objecter, que plusieurs d’entr’eux meritent peu de remercimens, pour la perte du tems que la lecture de leurs ouvrages occasionne ; mais on pourroit faire la même difficulté avec autant de justice contre les autres bienfaiteurs dont j’ai parlé, puisque nous ne devons pas plus de reconnoissance à un mauvais Roi, à un Parlement corrompu, à un Magistrat indolent, à un Ecclesiastique hautain, ambitieux & dereglé, ou à un Matelot mal adroit, qu’à un chétif, ignorant & vicieux auteur. Au contraire, si ceux qui devroient nous proteger nous reduisent en esclavage ; quand ceux qui devroient nous défendre, nous trahissent ; lorsque ceux qui devroient être nos conducteurs, nous font égarer ; & que ceux, de qui nous avons droit d’attendre de la compassion & du soulagement, ne font que rire & triompher de nos malheurs ; dans quelle situation éminente qu’ils soient placés, sous quel nom qu’on les distingue, ils ne méritent à proportion de leur grandeur, ou du pouvoir qu’ils ont de faire le bien ou le mal, que des reproches proferés dans l’amertume du cœur. Mais si un homme qui a des talens les employe pour le bien commun du genre humain, les peines qu’il prend dans ce dessein méritent non seulement de simples remercimens, mais encore les vœux les plus ardens du cœur. Tous ceux qui nous entendroient parler sans éloges d’une action qui en est digne, seroient prêts à nous condamner. Nous louons donc pour l’amour de nous mêmes, & nous sentons pour l’amour des autres. La véritable reconnoissance enflamme l’ame, & montre par la manière plutôt que par le sujet dont nous parlons, qu’elle souhaite ardemment de se manifester plus clairement que par des paroles. Il y a certainement quelque chose d’extrémement aimable dans un esprit reconnoissant ; celui qui est doué de cette vertu peut être seduit par la foiblesse de son jugement, & temoigner sa reconnoissance d’une manière qui n’est plus louable ; mais on doit pardonner en faveur du motif ce qu’il y a de défectueux dans la conduite ; une telle personne n’aura jamais de dessein prémédité des sentimens bas ou injustes. Mais tout ce que j’ai dit ne peut servir qu’à montrer comment la reconnoissance peut être poussée à l’excès dans quelques circonstances, & comment on ne la portera jamais trop loin dans d’autres occasions. Cependant la définition de cette vertu est encore un secret, un nœud gordien, que toute l’industrie humaine sera peut être incapable de délier. Il n’y a que celui qui voit à découvert dans tous les replis du cœur, qui puisse la separer & la distinguer de quelques passions d’une nature toute differente, qu’elle couvre, ou avec qui elle est confondue. Rien de plus commun que de donner le beau nom de cette vertu à des actions qui doivent uniquement leur naissance à l’orgueil & à l’ostentation. Combien ont reconnu avec profusion un service leger, uniquement pour s’attirer la reputation d’homme reconnoissant, pendant qu’ils ont souhaité mille fois que quelque sinistre accident vint rendre la personne qu’ils vouloient favoriser, hors d’état de recevoir cette recompense ?

Niveau 3

Récit général

Le Chevalier Thomas Plausible étoit un jour en compagnie à la taverne, quand on lui dit que le jeune (I2) Wildman venoit d’être arrêté & conduit en prison pour une dette considerable. Comment ! s’écria-t-il, je m’étonne qu’il ne m’ait pas donné avis de cette affaire ; si j’avois sçu qu’il eût de semblables appréhensions, elles ne se seroient jamais effectuées. S’étant exprimé de cette manière, il demanda avec précipitation une plume, de l’encre & du papier, & écrivit un billet à son homme d’affaires, lui ordonnant d’aller sur le champ délivrer ce Gentilhomme, en payant la dette & les fraix, à quelle somme que le tout pût monter. Il envoya ce billet par le garçon du cabaret, & s’appercevant qu’un acte de liberalité si extraordinaire, en faveur d’une personne dont on sçavoit fort bien qu’elle n’étoit pas en état de le payer, & qu’elle ne le seroit jamais, surprenoit tous ceux qui en étoient les témoins : Messieurs, leur dit-il, je hais l’ingratitude : il est vrai que Wildman ne peut pas passer dans le monde pour un homme d’un grand mérite, mais je lui dois un bienfait, & je saisis avec plaisir cette occasion de le lui rendre ; il faut que vous sachiez, continua-t-il, qu’il fut il y a cinq ou six ans, second d’un de mes cousins au troisiéme degré, & jusqu’à cette époque, la fortune ne m’a jamais mis en état de le convaincre combien j’étois sensible à cette obligation. Ce discours surprit encore davantage la compagnie, & le Chevalier Plausible n’entendit que ses éloges tandis qu’il resta dans cet endroit ; cette action fit ensuite beaucoup de bruit en ville, & il passe jusqu’à ce jour pour l’homme le plus reconnoissant & le plus généreux qu’il y ait au monde. Mais qu’on connoissoit peu cet homme si sensible à l’honneur ! Dans le tems qu’il rendoit ce service au plus indigne de tous les hommes, & à qui il n’avoit pas la moindre obligation, il refusoit d’assister un camarade de jeunesse qui se trouvoit dans la plus grande détresse, quoiqu’il eût disposé de la bourse de cet ami, lorsque la dépense qu’ils faisoient pour leurs plaisirs communs avoit épuisé la sienne. Celui-ci, que j’appellerai Lostland (I3), devoit un jour jouir d’un bien considérable ; mais soit par la négligence ou la malversation de ses tuteurs, soit par sa mauvaise conduite, il se trouvoit reduit à une grande nécessité. Il étoit dans ce tems-là malade, obligé de garder le lit, & il manquoit de plusieurs choses que sa situation demandoit. Il avoit écrit plusieurs fois au Chevalier Plausible, lui rappellant leur ancienne amitié, qui de son côté ne s’étoit jamais éteinte, & lui demandant quelque secours dans la circonstance présente ; mais cet homme si reconnoissant en apparence, ou ne lui avoit point fait de reponse, ou ne lui avoit donné que des mauvaises excuses. Lostland incapable de supporter ce mépris d’une personne sur laquelle il croyoit pourvoir ce confier, succomba sous le poids de son chagrin, qui contribua plus que sa maladie à abréger ses jours peu de tems après.
Tant il est vrai, comme s’exprime un Poëte,

Citation/Devise

Que les coups du sort ne sont jamais si pésans, que quand ils sont joints avec l’inhumanité des personnes que l’on aime.
Il a bien des Plausibles dans le monde, & il n’est que trop aisé pour un hypocrite de nous tromper par un beau déhors. D’un autre côté il y a une sorte de gens directement opposés aux prémiers, que parlent hautement de justice, de générosité & de gratitude, & qui sont cependant enflés à un tel degré par leur arrogance & leur présomption, qu’ils ne s’imaginent jamais être obligés à personne, & qu’ils se mettent dans l’esprit que tout ce qu’on fait pour eux leur est dû, & est plus que payé parce qu’ils daignent l’accepter. Ils traitent de politique les faveurs qu’on leur fait uniquement par compassion pour leurs besoins ; & se persuadant qu’on veut gagner leur amitié & leur bienveillance, ils y mettent un si haut prix, que si une personne à qui ils ont les plus grandes obligations, ne parle pas ou ne se conduit pas comme ils le souhaitent, ils la menacent de la priver de leurs visites, & ils ne manqueront pas de tenir leur parole, à la grande satisfaction de ceux qui n’avoient souffert leur compagnie que par un excès de bonté. Alors il est assez plaisant de voir comment ils rient & s’applaudissent de la mortification qu’ils ont causée à ceux qui avoient autrefois le bonheur de jouir de leur compagnie. Si une personne de ce caractére rend service à quelqu’un, comme il pourra le faire en ne consultant que son orgueil, il s’imaginera qu’il a fait non seulement de celui qu’il a obligé, mais encore de tous les parens de cette personne, autant d’esclaves qui doivent lui être attachés pour toujours ; ils ne doivent plus avoir d’eux-mêmes aucune volonté, aucune inclination ; il faut qu’ils se laissent gouverner par le jugement supérieur de leur bienfaiteur ; & s’il découvre jamais qu’ils ne pensent pas comme lui, il ne manque pas de les regaler des épithetes de vilain, d’indigne & d’ingrat. Il est également dangereux de faire une politesse ou un affront à des personnes de ce caractére ; mais comme elles n’ont pas l’art de dissimuler, il ne faut qu’avoir une légere portion de discernement pour les reonnoître ; quiconque les oblige est un prodigue en bonté, mais ceux qui peuvent se soumettre à leur avoir obligation, ont l’esprit trop bas pour qu’on les plaigne du traitement qu’ils en reçoivent. Il y a encore une troisiéme sorte de gens, qui sont moins trompeurs, moins lâches que les prémiers, & d’un caractére moins pervers que les derniers, & qui ne laissent pas d’être assez blâmables. Ceux-ci sont très reconnoissans tandis que vous continuez de les obliger, ils s’approchent de vous avec plus de soumission que vous ne le demandez, exaggerent tout ce que vous faites pour eux, vous élevent jusqu’aux cieux dans toutes les compagnies, & semblent se faire un honneur de reconnoître toutes les faveurs qu’ils reçoivent de vous. Mais s’il arrive enfin qu’ils vous demandent quelque chose qu’il ne vous convienne pas de leur accorder, il <sic> ne vous tiennent plus aucun compte de tout ce qui s’est passé, retractent les belles choses qu’ils ont dites de vous, & vont quelquefois jusqu’à vous charger des plus grossiéres injures. C’est un caractére, contre lequel il n’est pas si aisé de se mettre en garde, parce qu’il ne se découvre pas d’abord ; mais dès qu’on le connoit, on devroit l’exposer autant qu’il est possible, afin d’empêcher que les autres n’y soient aussi trompés. Une personne qui s’aime trop elle-même, ne sera jamais vraiment reconnoissante ; car quoiqu’elle puisse aimer pour un tems tous ceux qui l’aiment, elle ne manquera pas de transporter ailleurs son affection, dès qu’elle espérera gagner à ce changement.

Metatextualité

A l’égard de la reconnoissance d’un amant pour sa maitresse, ou d’une Dame pour son amant, j’ai déja montré par mes refléxions sur la lettre d’Amintor, que ce n’est point une chose dûe, puisque tous les amans ne font que suivre une passion dont ils ne sont pas les maitres ; ou s’ils prennent enfin le dessus sur leur passion, ce n’est qu’en consentant d’épouser une personne qu’ils ne peuvent pas aimer ; car ce ne peut être une vraie reconnoissance, quoiqu’elle en porte quelquefois le nom, qui engagera à former une union, qu’on rendra chaque jour plus malheureuse, en se donnant continuellement de nouvelles marques d’aversion.
Il y a donc toûjours quelque intérêt secret qui engage un homme ou une femme à faire cette violence à ses inclinations.

Niveau 3

Hétéroportrait

Emilie, ce gros parti, consentit à épouser Melanio, dont la fortune est très mediocre, après qu’il lui eut fait la cour pendant longtems ; mais pourquoi l’a-t-elle épousée ? uniquement pour cacher sous le nom de sa femme, les effets de son commerce criminel avec Polities le joueur. Cependant elle vous dira, qu’elle a livré sa personne & son bien à Melanio, uniquement pour le recompenser de sa constance : & si cet Epoux offensé faisoit aucune plainte de son indifférence & de son mépris, ou s’il paroissoit la traiter avec moins de tendresse & de respect qu’avant le mariage, chacun l’accuseroit d’abord de la plus haute ingratitude.
Si nous pouvions pénétrer ce qui se passe entre les personnes mariées, nous ne trouverions que trop d’exemples, où la gratitude dans les deux sexes n’a été que le prétexte qui a masqué un autre motif moins louable. On tombe encore assez généralement dans une autre méprise, lorsque deux personnes se sont longtems aimées, & se sont donné reciproquement toutes les marques d’affection qui étoient en leur pouvoir. Si l’une vient à changer sans que l’autre y ait donné lieu, & que pour l’amour d’un nouvel objet, elle viole ses vœux, renonce à ses obligations, & laisse la personne abandonnée se consumer dans de vaines plaintes : dans ce cas, on donne ordinairement l’épithète d’ingrat à celle qui manque à sa foi ; mais je ne conviens pas qu’on le fasse avec justice. Qu’il me soit encore permis d’assurer que l’amour ne dépend pas de la volonté, & que nous ne sommes responsables que de ce qui est en notre pouvoir. Une personne peut changer de cette manière, & cependant être convaincue que ce changement est déraisonnable, souhaiter même sincérement que ses premiers liens eussent encore toute leur force. C’est pourquoi, bien loin d’accuser ce procedé d’ingratitude, il paroit que c’est uniquement foiblesse & inconstance d’un esprit qui ne sait pas se fixer, ni se satisfaire. Cependant il ne faut pas s’imaginer que j’aie dessein de pallier une conduite aussi criminelle, quoique je pense qu’elle ne mérite pas le nom d’ingratitude : au contraire, celui ou celle qui en est coupable mérite, à mon avis, les plus sévères censures, non pas tant à cause de ce passage d’un objet à l’autre, que pour n’avoir pas bien consulté son cœur avant que d’avoir fait les premières ouvertures. Une passion inspirée par cette sympathie dont j’ai parlé, fondée sur la raison & recompensée par une ardeur égale, ne peut jamais s’altérer ; & un homme qui se declare en qualité d’amant, devroit premièrement se demander à lui-même, s’il est sûr d’être toûjours le même. Je n’appelle point non plus ingratitude entre des personnes mariées, lorsque l’une d’elles est obligée par le pouvoir arbitraire de ses parens, de donner sa main sans son cœur, & qu’elle ne peut point subjuguer dans la suite son aversion, au point de sentir pour l’autre moitié la moindre tendresse. C’est, je l’avoue, un cas très fâcheux pour l’une & pour l’autre, mais qui ne leur laisse aucun sujet de reproche, à moins que celle qui sent ce dégoût, n’ait pas eu la générosité de l’avouer avant le mariage, ou que l’autre ne soit assez obstinée pour courir le risque de se faire hair davantage dans la suite. En un mot, je ne vois ici d’ingratitude que dans une seule circonstance, qui est celle-ci : Si une personne en aime extrémement une autre, & que celle-ci n’ait pour la première ni inclination ni aversion, ensorte que leur union lui soit très indifférente, & cependant qu’elle tâche de profiter de cette affection, en se procurant des conditions plus avantageuses que la fortune de l’un ou de l’autre ne semble le permettre ; un semblable procedé est sans contredit autant ingrat que sordide.

Metatextualité

Nous voyons souvent des exemples de cette nature ; mais je souhaite de tout mon cœur que tous ceux de ce caractére puissent essuyer ce qui arriva à une personne, dont mes lecteurs seront peut-être bien-aises d’apprendre l’avanture.

Niveau 3

Récit général

Celimene étoit fille unique & héritiere d’un Genilhomme extrémement riche, elle étoit très agréable dans sa figure sans être une beauté, avoit beaucoup de naturel & d’excellentes qualités : aussi étoit-elle extrémement chére à ses parens, & ils ne négligerent rien pour lui donner une éducation convenable à une personne de son sexe & de sa naissance. Mais elle s’appliqua plus à la musique vocale & instrumentale qu’à toute autre chose, elle n’auroit pas quitté son clavecin de toute la journée, si on n’étoit venu l’arracher d’auprès de cet instrument, & elle y devint insensiblement si attachée, qu’elle n’avoit plus de goût pour aucune autre chose. Sa Gouvernante la reprenoit souvent de ce trop grand attachement, & lui rappelloit, que quoique la musique fût très agréable, il y avoit encore d’autres études plus dignes de son attention, ou qui ne méritoient pas moins d’y avoir part. Elle paroissoit en convenir, mais ce n’étoit pas sans difficulté qu’on l’engageoit à mettre de côté ses livres de musique, & quoi qu’elle fit, elle avoit toûjours en tête le dernier air qu’elle avoit appris. Quand l’heure approchoit à laquelle son maitre de musique devoit venir, elle regardoit continuellement sa montre, & s’il n’arrivoit pas au même moment qu’elle l’attendoit, elle montroit une impatience qu’on ne lui avoit jamais vûe sur aucun autre sujet. Ceci joint à quelques regards dont elle ne sentoit pas elle-même la force, mais qui furent remarqués par sa Gouvernante, firent trembler cette circonspecte surveillante, de peur que sa jeune éleve n’aimât pas moins la personne de son maitre que l’art qu’il lui enseignoit. Cependant elle demeura quelque tems avant que de faire part de ses soupçons à personne ; mais trouvant chaque jour de nouvelles raisons de juger qu’elle ne s’étoit pas trompée, elle crut qu’il étoit de son devoir d’en instruire la mère de Celimene. Cette Dame en fit part à son Epoux, & en raisonnant sur ce sujet, quand ils considéroient la jeunesse de leur fille, sa passion excessive pour la musique, & la jolie figure de l’homme en question, ils commencerent à craindre que la gouvernante n’eût trop bien conjecturé. Après avoir déliberé sur le meilleur parti qu’il y avoit à prendre dans cette affaire, ils jugerent à propos de renvoyer Mr. Bémol, ainsi que j’appellerai le maitre de musique, sans lui en donner aucune autre raison, si non que leur fille avoit fait des progrès suffisans, & qu’elle n’avoit pas besoin d’en apprendre d’avantage. L’exécution de ce dessein les convainquit, que ce qu’ils craignoient n’étoit que trop vrai : la mélancolie dans laquelle la perte de ce maitre jetta Celimene, ne montroit pas seulement qu’elle aimoit, mais encore qu’elle étoit passionnée au plus haut point ; tout ce qu’on put faire pour l’amuser ou la distraire, n’eut pas le moindre effet, & le desordre de son esprit eut tant d’influence sur son corps, qu’elle tomba bientôt dans une violente fiévre. On désespera durant quelques jours de sa vie, mais sa jeunesse, la force de sa constitution, jointe à l’habileté des medecins, la tirerent de danger : la fiévre la quitta ; mais la cause de cette maladie subsistoit toujours, ce qui la jetta dans une autre maladie dont les conséquences ne paroissoient pas moins fatales, quoique plus lentes ; enfin elle avoit tous les symptomes de la consomption, & ceux qui la traiterent dans ces deux maladies s’apperçurent aisément qu’elle avoit quelque chagrin secret, & declarerent à ses parens que s’ils ne travailloient pas à écarter le sujet de sa tristesse, ils ne devoient pas se flatter de conserver leur fille. A cette nouvelle affligeante il se tint une seconde consultation entre le pere, la mere & la gouvernante de la jeune Dame ; le résultat en fut que cette dernière tâcheroit par toute sorte de stratagêmes de lui arracher l’aveu de la vérité. Ils se flattoient, que si elle avoit une fois revelé son secret, ils pourroient la mettre en état de surmonter une passion si indigne d’elle ; & s’ils n’en pouvoient venir à bout, ils étoient résolus de la contenter, plutôt que de la voir se consumer sans espérance de guérison. Il ne fut pas difficile à une personne, qui avoit vraisemblablement éprouvé une fois ou une autre dans le cours de sa vie ce que c’étoit que l’amour, de parler à cette jeune personne de façon à découvrir la force de sa passion. Celimene se trahit elle-même sans le sçavoir ; & quand elle s’apperçut que son secret étoit connu, elle ne se fit point un scrupule d’avouer qu’elle avoit pris un goût extrême pour la personne & la conversation de Mr. Bémol, dès la première fois qu’elle l’avoit vû ; que son inclination n’avoit fait que croître de jour en jour, jusqu’à ce qu’elle s’étoit entièrement emparée de tout son cœur, & qu’elle avoit tant souffert depuis qu’elle ne le voyoit plus, qu’elle étoit parfaitement convaincue qu’elle ne pouvoit pas vivre sans lui, ajoutant cependant qu’elle croyoit qu’il n’en sçavoit rien ; du moins je l’espere, disoit-elle ; car je mourrois de honte, si je me sentois coupable d’une foiblesse que je ne pourrois pas me pardonner. La Gouvernante la consola aussi bien qu’il lui fut possible, & s’appercevant que ce discours avoit mis ses esprits dans une telle agitation qu’elle étoit prête à tomber en foiblesse, elle passa sa commission au point de lui donner des espérances, que si elle aimoit avec tant d’excès, & si elle le jugeoit digne de devenir son époux, ses parens pourroient y consentir. Ce bonheur paroissoit trop grand à cette jeune personne pour qu’elle pût y ajouter foi ; cependant les transports qu’elle sentit lorsqu’on lui en parloit, & les angoisses dans lesquelles elle tomboit à mesure que la raison dissipoit ces idées agréables, convainquirent sa gouvernante qu’il n’y avoit pas d’autre moyen de sauver sa vie. Elle fut directement à l’appartement de la vieille Dame, pour lui faire le recit de leur conversation ; on peut aisément deviner quelle fut son affliction ; mais se flattant que la honte pourroit faire quelque impression sur l’esprit de sa fille, elle commanda à la gouvernante de lui dire qu’elle avoit informé son pere & sa mere de ce secret : & declarez-lui, ajouta-t-elle, que vous avez tâché de nous porter à satisfaire son inclination ; mais que la surprise & le chagrin dont nous avons été saisis, en apprenant qu’elle s’abbaissoit au point de penser à un homme de cet étage, nous ont empêchés de vous faire aucune reponse. La Gouvernante alla sur le champ faire cet essai, quoiqu’elle fût convaincue en elle-même de l’inutilité d’une telle tentative ; & en effet, la passion de Celimene étoit trop forte pour être surmontée de cette manière ; quoiqu’elle fût autant respectueuse que ses parens pouvoient le désirer, le chagrin qu’elle leur causoit à ce sujet, n’avoit pas le pouvoir d’arrêter le cours de son affection. S’appercevant que sa mere ne venoit pas dans sa chambre le jour suivant comme à son ordinaire, elle ne douta plus qu’elle ne fût autant indignée de sa passion qu’affligée de sa situation ; & désesperant de ce que sa gouvernante lui avoit promis, son cœur succomba sous le poids de son chagrin, & elle tomba dans un évanouissement dont on eut beaucoup de peine à la faire revenir. Sa mere hors d’elle-même à la vue du danger que couroit un enfant si cher, lui cria qu’on ne s’opposeroit plus à son inclination ; que puisqu’elle ne pouvoit vivre sans Bémol, on informeroit incessamment cet homme de sa bonne fortune, & qu’elle ne seroit pas plutôt retablie qu’on concluroit leur union. Son pere qui n’étoit pas moins en peine, lui fit la même promesse, & comme Celimene en doutoit encore, ils la confirmerent l’un & l’autre par un serment solemnel. Il paroissoit naturel que le musicien recevroit une offre de cette nature avec un excès d’humilité & de joye ; on le fit donc venir, & les parens de Celimene l’informérent, que malgré l’inégalité de leurs conditions, leur fille l’avoit trouvé digne de son cœur, qu’ils l’aimoient trop pour s’opposer à ses inclinations, & qu’ils étoient prêts à la lui donner en cas qu’il n’eût point d’engagement antécedent. Son étonnement au commencement de ce discours étoit visible dans son air ; mais comme il ne manquoit pas de finesse, il se remit entièrement avant qu’on eût fini ce qu’on avoit à lui dire, & il eut encore le tems de préparer sa reponse. Il avoit appris que Celimene avoit été dangereusement malade, & qu’elle gardoit encore le lit, ensorte qu’une proposition si soudaine & si peu attendue, ne lui permettoit pas d’ignorer la cause de son incommodité ; ainsi sans considerer ce qu’il devoit à l’amour de cette jeune Dame, à la condescendance de ses parens, il ne pensa qu’à faire le meilleur marché qui lui fut possible pour sa chere personne, s’imaginant qu’il ne pouvoit pas la mettre à un trop haut prix. Après les avoir assurés qu’il n’avoit point d’engagement, & les avoir remerciés froidement de l’honneur qu’ils lui faisoient en le choisissant pour leur gendre, il les pria de lui apprendre quelle dot ils se proposoient de donner à leur fille. Une semblable question venant d’un homme qui sembloit devoir plutôt se jetter à leurs pieds avec extase & transport, ne pouvoit que les surprendre ; ils se regarderent l’un l’autre durant quelques minutes, sans pouvoir lui faire aucune replique ; mais le pere s’étant remis le premier, Mr. Bémol, lui dit-il, puisque je consens à vous donner ma fille, il n’y a pas apparence que je veuille vous charger d’une personne sans bien ; mais puisque vous paroissez en douter, je vous remettrai à présent cinq mille piéces, & suivant que vous vous conduirez, j’ajouterai à cette somme. Cinq mille piéces ! s’écria le Musicien : Monsieur, je subsiste fort bien de mon talent, & je ne vendrois pas ma liberté pour le double de cette somme. Rien ne pouvoit mieux prouver la consideration que ce tendre pere avoit pour sa fille, que sa tranquillité à l’ouïe d’un discours aussi arrogant, puisqu’il n’ordonna pas à ses laquais d’en mettre l’auteur à la porte ; mais ses appréhensions pour la santé de sa fille l’emporterent sur ce qu’il se devoit à lui-même, & il se contenta de repliquer. Fort bien, Mr. Bémol, je penserai à votre demande, & si vous revenez demain je vous informerai de mes intentions. Il n’est pas nécessaire de rapporter ici combien une telle conduite dût paroître choquante à des personnes de leur rang, ou quel surcroit d’affliction c’étoit pour eux, que Celimene eût donné son cœur à un homme dont les sentimens étoient aussi bas que la naissance. Ils trembloient de lui apprendre le peu de considération qu’il sembloit avoir pour elle ; mais comme elle les pressoit extrémement de lui dire ce qui s’étoit passé dans une entrevue où son repos étoit si fort intéressé, ils hazarderent enfin de l’informer non-seulement de la demande que Bémol avoit faite, mais encore de l’insolence qui regnoit dans les discours & dans le maintien de cet homme ; l’assurant cependant qu’ils étoient disposés par amour pour elle, à pardonner le procedé de ce Musicien, & à lui accorder ce qu’il demandoit. Celimene écouta attentivement ce recit, mais elle leur parut moins agitée qu’ils ne l’avoient appréhendé ; elle ne tomba point en foiblesse, elle ne versa pas une seule larme, & après une courte pause elle remercia son pere de la tendresse peu commune qu’il lui montroit, le conjurant que, puisqu’il avoit la bonté d’accorder tout ce que demandoit un homme qui étoit si peu digne d’une semblable faveur, comme elle l’avouoit elle-même, il lui permît de se placer le jour suivant dans une chambre, d’où elle pût entendre sans être vûe, de quelle manière il recevroit la complaisance qu’on lui témoigneroit. Cette demande lui fut aisément accordée, & quand on vint les avertir que Bémol étoit venu, on ordonna à un domestique de l’introduire dans une chambre, qui n’étoit separée de celle de Celimene que par une mince cloison. Elle avoit quitté le lit ce même jour, ce qu’elle n’avoit pû faire de longtems, & s’étoit placée avec sa gouvernante aussi près de la cloison qu’il lui avoit été possible, ensorte qu’elle pouvoit entendre ce qui se disoit dans l’autre chambre aussi aisément que si elle y avoit été. Eh bien ! Mr. Bémol, dit le pere de Celimene, je pense vous avoir oui dire hier, que vous mettez votre liberté au prix de dix mille piéces ; c’est certainement une grosse somme pour un homme de votre profession, qui ne peut assigner à ma fille, pour tout douaire, que quelques livres de musique ; mais comme elle vous a donné son cœur, je ne vous refuserai pas cette somme ; elle vous sera payée le jour même de votre mariage. Helas, Monsieur, repliqua l’autre, je suis bien fâché que vous ne m’ayez pas compris ; je vous dis que je ne voudrois pas me marier pour le double de la somme que vous m’aviez offerte, & vous pouvez vous souvenir que c’étoit cinq mille piéces ; je pense donc que vous ne pouvez pas me donner moins de quinze mille piéces, outre cinq mille piéces à la naissance de notre premier enfant ; je m’attends de plus, que vous m’assuriez tout votre bien après votre decès, de peur que votre fille qui est une héritière ne s’attribue trop d’autorité, à l’exemple de tant d’autres femmes, si elle peut disposer de ses rentes. A ce discours le bon Gentilhomme fut obligé d’appeller à lui toute sa moderation ; cependant il ne put s’empêcher de s’écrier, ô Ciel ! Qu’ai-je fait pour mériter un châtiment si sévère ! Malheureuse Celimene, d’aimer là où il n’y a rien qui ne doive inspirer du mépris ! Quelle opinion, Monsieur, que vous puissiez avoir de moi, repondit Bémol avec un air audacieux, je me connois, & je ne rabbatrai pas un iota de mes demandes ; si vous jugez à propos d’y consentir, je tâcherai de devenir un bon mari de votre fille ; si non je suis votre très humble serviteur. Celimene n’eut pas plutôt oui cette reponse, qu’elle envoya sa gouvernante auprès de son pere, pour le prier de passer dans sa chambre, avant que de lui faire aucune replique ; & dès qu’il entra, elle se jetta à ses pieds, embrassant ses genoux avec une véhemence qui le surprit : ô mon pere, s’écria-t’elle, je vous conjure par tout l’amour & toute la tendresse que vous m’avez témoignée, par cette dernière preuve, la plus grande que jamais aucun enfant ait reçûe, de ne vous pas laisser insulter davantage par cet indigne. Je me hais presques moi-même pour avoir jamais pensé favorablement de lui ; chassez-le, je vous prie, de votre présence ; qu’il aille chercher une femme qui lui convienne mieux que Celimene, qui à présent le hait & le méprise. Mais ma chere, êtes-vous bien sûre, dit ce tendre pere, que vous pourrez persister dans ces sentimens. Pour toujours, répondit-elle, & vous me rendriez à présent plus malheureuse en m’ordonnant de m’unir avec ce misérable, que si vous m’aviez refusé, il y a deux jours, votre consentement. Il ne faut pas douter que ce bon Gentilhomme ne fut transporté de joye en voyant un changement si imprévû, & retournant auprès de Bémol qu’il trouva se contemplant dans le miroir, & fredonnant un air de sa composition, il lui dit, que la farce étoit finie, que Celimene n’avoit voulu que se divertir de sa vanité, & qu’elle étoit actuellement satisfaite, qu’il pouvoit aller reprendre ses occupations, qu’elle n’étoit point en danger de mourir, à moins que ce ne fût en riant immodérement, de ce qu’il avoit pris pour une chose serieuse ce qui n’étoit qu’un jeu. Le Musicien, qui venoit de s’enfler de bonne opinion, fut écrasé de ce coup ; & comme tous ceux qui s’élevent à l’apparence d’un événement favorable, sont bientôt abbattus par le moindre revers, Bémol ressembloit à un homme frappé de la foudre ; il commençoit cependant à prononcer quelques mots d’une voix entrecoupée, lorsque le pere de Celimene lui coupa la parole, en lui disant du ton le plus méprisant : Que ni lui-même, ni sa fille n’avoient aucun penchant à continuer ce jeu, qu’il n’avoit plus rien à faire chez lui ; qu’il pouvoit reprendre le chemin de sa maison, & songer s’il vouloit à une belle Dame, avec quinze mille piéces, outre un gros bien en fonds de terre. Et pour lui montrer qu’il parloit sérieusement, il sonna, & ordonna à ses domestiques de lui montrer le chemin de la porte ; surquoi celui-ci se retira, en marmottant quelques mots entre ses dents, justement mortifié, & prêt à se pendre pour avoir perdu par sa folie un si bon établissement. Celimene parfaitement guérie de cette passion, uniquement confuse d’avoir jamais pensé à un homme de ce caractére, reprit bientôt sa première santé & sa vivacité ; elle épousa peu de tems après un homme de qualité, qui l’estima comme il devoit.
Je vois dans ce procedé de Bémol la plus haute ingratitude, & je ne doute pas qu’il n’y en ait plusieurs exemples parmi les mariages qui se font uniquement par intérêt, quoique tous ne le ressentent pas avec autant de courage & de resolution que Celimene.

Metatextualité

C’est ainsi que j’ai tâché de prévenir les erreurs de jugement qui concernent l’ingratitude, & qui sont cause que l’esprit s’égare si souvent ; cependant je conclus sur le tout comme j’ai commencé, qu’il n’est pas possible de suivre ce vice dans tous les cas & dans toutes les circonstances. Mais afin qu’on ne m’accuse pas d’en être coupable moi-même, je ne dois pas oublier de reconnoître l’obligation que j’ai au public, pour l’encouragement qu’il donne à ces Essais ; & à Distrario de sa lettre qui vient de m’être rendue, & que je ne manquerai pas d’insérer dans le discours suivant, avec les sentimens de notre Societé, sur le sujet qui est traité dans cette lettre.
Fin du Septiéme Livre.

1(I) Cette Dame.

2(I) C. ad. étourdi.

3 (I) C. ad. qui a perdu ses terres.