Référence bibliographique: Anonym [Jean Rousset de Missy / Nicolas de Guedeville] (Éd.): "N°. XXIV.", dans: Le Censeur ou Caractères des Mœurs de la Haye, Vol.1\024 (1715 [1714]), pp. 185-192, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4100 [consulté le: ].


Niveau 1►

N°. xxiv.

Le Lundi 20. d’Août 1714.

Citation/Devise► Tout éloge imposteur blesse une ame sincére ;
Un cœur noble est content de ce qu’il trouve en lui,
Et ne s’aplaudit point des qualitez d’autrui.
Que me sert, en effet, qu’un Admirateur fade
Vante mon enbonpoint, si je me sens malade ;
Si dans cet instant même un feu sédicieux
Fait bouillonner mon sang, & pétiller mes yeux ?
Rien n’est beau que le vrai: le vrai seul est aimable. ◀Citation/Devise

Niveau 2► Metatextualité► Une Avanture qui m’est arrivée il y a quelques jours, m’a déterminé à me déclarer aujourd’hui contre un vice que j’aurois dû ataquer il y a long tems, & dont je vais éxaminer le ridicule sur le plan renfermé dans les Vers de Boileau citez ci-dessus. ◀Metatextualité

Allegorie► Un certain rang dans le monde & de certains Emplois m’aïant placé dans les circonstances de pouvoir souvent être utile, je vis fondre chez moi il n’y a pas long tems une certaine espéce d’Etre qui croïoit avoir besoin de mes bons [186] offices, & que je vais décrire, puis que je ne sais comment le nommer, je puis cependant dire que c’est un Etre mixte, & composé de plusieurs Etres assez antipatiques. Car on voïoit en lui du premier coup d’œil une bassesse méprisable qui le plaçoit au dessous de tout ce dont il aprochoit, & qui lui présentoit tous les objèts comme infiniment supérieurs non seulement à lui-même, mais aussi à tous les autres ; lors qu’on considére cet Etre dans une autre atitude, on aperçoit la bonne opinion de soi-même, qui quelque fois se gendarme contre la Bassesse, & tâche de l’étouffer, ou du moins de la rendre imperceptible ; cet Etre-ci veut qu’on ajoûte foi à tout ce qu’il dit, & qu’on le regarde comme un Juge impartial & capable de décider de tout ce qu’il pense être sous la Juridiction ; mais si la bonne opinion est ennemie de la bassesse, elle n’est pas elle-même sans contraire, puis qu’on voit à découvert dans l’Etre dont elle fait partie le Mensonge, qui toûjours haï, fait mépriser les autres Etres qui habitent avec lui. Cet Etre est la partie dominante dans le composé que je décris, & sans la bonne opinion qui fait tout ses efforts pour [187] lui donner un air de Vérité, il n’y a personne qui le reconnût d’abord, & qui par conséquent ne s’en défiât. A ces trois Etres s’en joint un quatriéme, qu’on nomme de l’Esprit ; celui-ci est à l’égard des autres ce que le fard est sur le visage d’une Femme, il sert à cacher tous leurs défauts, & à les introduire par tout, sans beaucoup de peine, quelque fois même les faire admirer. Enfin, sur tous ces Etres qui composent l’Etre total, il s’en éléve un cinquiéme nommé l’Eloge. Tous les autres semblent n’entrer dans la composition que pour fortifier celui-ci, qui le fait voir par tout, qui s’atache à tous les objets qu’il rencontre, & dont il se fait regarder de bon œil à l’aide des quatre autres Etres qui lui servent d’ajoints inséparables.

Tout ce composé étoit revêtu d’une tête à longue Péruque blonde, d’un air civil, & d’un corps qu’un Mathématicien auroit assurément pris, tantôt pour une Hyperbole, tantôt pour un Arc-de-cercle, & quelque fois même pour une Parabole tant il se recourboit.

Cet Etre introduit dans mon Antichambre commença, du plus loin qu’il m’aperçut, à décrire de son corps ces [188] figures Mathématiques, comme par progression, de sorte que commençant à la porte par être Hyperbole, il étoit Parabole à mes pieds, aussi-tôt redevenu Ligne perpendiculaire, je vis l’Eloge, la Bassesse, le Mensonge, la bonne Opinion, l’Esprit, tous faire leurs fonctions à l’envie pour décrire mon caractére & lui donner des couleurs empruntées de tout ce qu’il y eut jamais de plus parfait. Enfin, après m’avoir égalé à Salomon en équité, à Annibal en amour pour ma patrie, à Ciceron en connoissance du droit Naturel, à Atticus en bénéficence, après avoir mis ma Vertu au dessus de la Vertu même, après m’avoir cité sentimens de mes compatriotes à mon égard, enfin, après avoir fait des vœux pour moi & les miens, & m’avoir fait un catalogue de tous les Emplois où, selon lui, personne n’étoit plus capable que moi de parvenir, le compliment s’est terminé à me demander ma Protection & la permission d’une seconde visite, que je lui accordai ; tant d’Encens devoit-il être païé d’un refus ?

Cet Etre ne manqua pas dès le lendemain de se présenter à la même heure : Il me trouva de mauvaise humeur contre un Laquais desobeïssant ; j’en-[189]nuïerois si je faisois ici le recit de tout ce qu’il dit pour aplaudir à ma colére, c’étoit l’amour du bon ordre qui étoit le principe de mon agitation, c’étoit une haine louable contre la desobeïssance qui m’enflamoit d’une juste indignation ; en un mot, il auroit pû persuader à tout autre qu’à moi, que j’avois raison, que cette passion étoit une Vertu ; Mais comme je ne suis pas seulement Censeur des autres, je sûs bien, après un peu de réfléxion, à quoi je devois m’en tenir : & cet impertinent Etre s’étant enfin retiré, je détestai mille fois l’impudence de ces flateurs à gage, & je déplorai le malheur de ceux qui en sont continuellement environnez, & qui devroient à tout moment se ressouvenir de cette pensée de Virgile.

Citation/Devise► . . . . timeo Danas & dona ferentes. ◀Citation/Devise ◀Allegorie

En effet, semblables au Caméléon, qui change de couleur à toute heure, un flateur est d’autant plus à craindre, qu’après avoir étudié nos inclinations, il les revêt, pour ainsi dire, & les montre toûjours du plus beau côté à ceux dont il les emprunte, à qui il s’atache, & à qui il desire de plaire. Ce-[190]pendant, quiconque connoît tant soit peu le cœur de l’Homme, m’avouëra que rien n’est plus capable de confirmer dans le déréglement que de s’y voir aplaudis ; car le moyen que ce genre de vie ne soit agréable quand non seulement on y est porté par le plaisir, mais qu’on y est encore engagé par les louanges qu’on reçoit. Cette réfléxion m’a toûjours fait regarder un flateur comme une peste publique, & c’étoit assurément la pensée d’un grand Homme, qui dit sans balancer, qu’un Prince, par éxemple, ne peut parvenir à la gloire d’avoir été un bon Prince, s’il n’a proscrit de sa présence tant de lâches flateurs dont les louanges, bien loin de faire plaisir, devroient être détestées, sur tout si l’on faisoit réfléxion que toute flaterie supose toûjours un vice, ou dans le flateur, ou dans celui qui est flaté ; si c’est le premier, quel honneur d’être encensé par un avare, par un ambitieux, par un voluptueux ; si c’est le second, qu’elle honte ne doit-on pas en avoir ?

Qu’un flateur soit vicieux, on ne peut pas en douter dès qu’on veut éxaminer quel est son but ; car il en a toûjours un, & je n’en vois que de deux sortes, ou il veut se moquer de vous & se divertir à vos dépens, en vous louangeant à tous propos ; ou il veut vous faire entrer dans ses intérêts. Si c’est le premier, c’est une injure manifeste ; si c’est le second, c’est ou une avarice crasse, ou une ambition sans borne.

Niveau 3► Hétéroportrait► C’est dans cette derniére Cathégorie que je mets le flateur Cromnas. Il connoît Dorimont [191] , comme on dit, de plante & de racine ; Il sait que c’est l’amas de tous les vices. Qu’il n’y a pas de passion dont il ne soit Exclave, l’avarice, l’orgueil, la colére, la haine, une fureur extravagante pour le Séxe, & une bonne opinion de lui-même qui n’a pas de borne, sont les rares qualitez qui ornent le cœur de Dorimont. Mais Dorimont est dans un certain Poste éclatant, on respecte ceux qui fréquentent Dorimont, on dit d’eux, ils sont les bien venus chez G * * *, chez L * *, à la faveur de Dorimont, eux-mêmes ont soin de dire par tout, j’ai dîné aujourd’hui chez G * * *, j’ai loué une Reprise d’Ombre cet après midi avec L * *, & Dorimont ; on sait que G * * * & L * *, sont gens de distinction & de mérite, qui ne voyent que des Personnes choisies, c’est à cet Honneur chimérique qu’aspire Cromnas, il fait pour cela sa cour à Dorimont. Il ne manque pas à son lever, là il entretient Dorimont de la beauté de celle-ci, de la facilité de celle-là ; de ce qu’il feint que Larissa a dit du bon air de Dorimont. Il tâche de lui insinuer que la Conquête de l’une lui est toute assurée & qu’il n’a qu’à paroître, pour réduire l’autre. Il reste long tems sur ces discours, parce qu’il sait qu’ils flatent le panchant de Dorimont pour le Séxe. Mais Dorimont commence-t-il à jetter sa bile sur deux ou trois Familles qu’il a en aversion, parce qu’il en est trop bien connu ; Cromnas, qui vient de prendre le Caffé dans l’une de cès maisons en dit plus que le pen-[192]dre pour faire plaisir à Dorimont. Quel affreux caractére. Car enfin, Cromnas qui connoît Dorimont, sait ce qu’il en doit penser, & il dit tout le contraire. ◀Hétéroportrait ◀Niveau 3

Un honnête Homme peut-il donner dans ces maniéres de déguiser les choses. Disons plus, un honnète Homme peut-il voir sans indignation qu’on déguise ainsi la vérité dans la seule vûë de se mettre bien dans son Esprit ; il y a tant de lâcheté dans les complaisances étudiées, les louanges outrées, les aplaudissemens mal placez d’un flateur, qu’un honnête Homme ne peut aimer qu’on se fasse si peu valoir, & que sans garder de mesure on se fasse ainsi l’esclave de ses volontez, & de ses passions. Oui il faut se flatter soi-même pour aimer un flateur. Metatextualité► Après toutes ces réfléxions éxaminées, quel cas peut-on faire d’un flateur & d’un Homme qui se laisse flater. ◀Metatextualité ◀Niveau 2

On trouve chez H. Scheurleer, Libraire à la Haye, l’incomparable Elixir salutis de Montpellier, qui se fait uniquement par Mr. Jaques Fabre à Groningue, & surpasse de beaucoup en Vertu celui du Docteur Anglois Ant. Dafti, selon le témoignage de plusieurs Personnes qui se sont servis de l’un & de l’autre. Il se vend 24. sous la Bouteille.

Le même Libraire vient d’imprimer & publie à présent, Nouveaux Essais de Morale, par M. la Placette, en deux volumes, & qui peuvent servir de suite aux autres Essais du même Auteur.

A la Haye,

Chez Henri Scheurleer.

Et à Amsterdam chez Jean Wolters. ◀Niveau 1