Le Censeur ou Caractères des Mœurs de la Haye: N°. XIX.
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N°. xix.
Le Lundi 16. de Juillet 1714.
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Brief/Leserbrief
Mr. le Censeur, « La Médisance
est de tous les vices le plus grand & le plus en
usage aujourd’hui, & par conséquent celui qui mérite
le plus d’être censuré ; cependant, j’ai vû avec assez
de surprise, que c’est le seul que vous n’avez pas
encore ataqué. Pour moi, si je m’étois érigé en Censeur,
ç’auroit été le premier contre lequel je me serois
déclaré. Mais pour ne vous pas ennuïer par une Lettre
trop longue, je vous dirai, que je trouvai l’autre jour
chez Araminte, où il y avoit une assez nombreuse
Compagnie ; après qu’on eut bû le Café, les Cartes
furent aportées sur la Table, mais tout le monde aïant
refusé de jouër, à cause qu’on étoit dans une semaine de
Préparation, on commeça à entamer une conversation dans
laquelle le Prochain ne fut pas épargné, & où la
Médisance s’étendit jusques sur des personnes mortes depuis long tems : J’avouë que le sistême
de ces Personnes me paroît assez particulier, de croire
qu’il vaut mieux médire que jouër aux Cartes ; pour moi
qui suis dans un sentiment oposé, & d’ailleurs, ne
croïant point que le Jeu soit aussi criminel que
quelques-uns de nos Docteurs nous l’ont voulu persuader.
Je vous prie de décider cette question, & d’ataquer
la Médisance par tout où vous la trouverez. » Geronte.
Metatextualität
Voici une espéce de tâche que me
prescrit l’Auteur de cette Lettre, d’autant plus dificile
qu’elle s’étend sur deux vices les plus communs, & dont
on a le moins d’horreur, le Jeu & la Médisance. Je
croirois avoir assez parlé des Jeux dans le Discours
précédent, si l’on ne me proposoit ici la question d’une
autre maniére, & il paroît qu’on a en vûë de me mettre
aux mains avec deux antagonistes célébres qui viennent de
trop écrire sur cette matiére. Quoi qu’il en soit, je peux
hazarder mon sentiment sans offenser personne, & j’en
fais juge le Public.
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Premiére Régle. On ne doit jouër
qu’avec des personnes dont la Conversation n’a rien qui
choque les bonnes mœurs. II. Le Jeu ne doit pas être
considérable, autrement ce n’est plus un amusement, c’est la
plus pénible des ocupations, capable de gâter nos afaires
& ruiner notre santé. III. On ne peut y donner trop peu
de tems. Ce dont on n’est pas le maître, quand on jouë gros
Jeu. IV. Ce ne doit pas être à des heures induës, comme ces
personnes dont je parlois lundi, que l’aube du jour trouve
les Cartes, ou les Dez à la main. V. On ne doit pas s’en
faire une habitude.
Metatextualität
Passons à la Médisance pour
remplir le plan de la Lettre de Géronte.
Exemplum
ainsi je
les renvoïe aux Ecrits Sacrez pour se
convaincre que tout ce qu’on peut dire de plus fort sur ce
vice odieux est peu de chose en comparaison de ce qu’en dit
Salomon, qui après avoir nommé le mensonge, l’homicide, le
faux témoignage, comme vices haïs de la Divinité, dit
qu’elle Déteste la médisance qui est l’abomination des
hommes.
Zitat/Motto
Il faut, avec respect, enfoncer le poignard.
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Allgemeine Erzählung
Vipertine prend séance dans
mon cercle, c’est une Femme qui a de l’Esprit & qui
sait son métier ; d’un seul trait elle vous déchire la
réputation de dix Femmes qui ne sont pas présentes.
J’interromps Vipertine. Tréve de médisance ! m’écrié-je,
ou je me retire. Parlez mieux ! s’écrie-t-elle à son
tour, la Médisance me fait horreur. Elle laisse relever
la conversation par une autre, mais un moment après
aïant entendu nommer Sélignac ; le connoissez-vous bien,
dit-elle à celle qui en parloit. Je crois qu’on
trouveroit dificilement un Homme d’une plus grande
piété. Il ne manque pas un Sermon, & plûtôt que
d’arriver trop tard à l’Eglise, il ne dîne pas. Sa
conduite est du dernier régulier. Ni Vin, ni Femmes
n’ont de pouvoir sur lui. Il est de la
derniére indifférence pour le Jeu. Derniérement étant en
Compagnie de certain Docteur qui s’emportoit avec excès,
& qui, de desespoir d’être vaincu, brouilloit les
Echecs d’un coup de main ; il lui dit avec une sainte
hardiesse : hé, Monsieur ! ne vaudroit-il pas mieux
jouër tranquilement au Trictrac, qu’avec cette fureur
aux Echecs ? J’ai connu son Pére, continuë Vipertine,
c’étoit un bon Homme qui n’avoit pas inventé la poudre,
& qui se plaignoit avec raison, que son Fils le
laissoit dans une afreuse disette vivre sur la bourse
d’autrui, pendant qu’il faisoit traîner en Carosse,
qu’il passoit des heures entiéres à sa Toilette comme
une Femme, qu’il se douillotoit jusqu’à dix heures dans
un lit molet, d’où il ne sortoit qu’après avoir pris un
bon Consommé, pendant, en un mot, qu’il possédoit des
sommes assez considérables aquises avec assez de
facilité, en prêtant à gros intérêts, & en
s’apropriant les gros gages qu’on lui confioit.