Référence bibliographique: Anonym [Jean Rousset de Missy / Nicolas de Guedeville] (Éd.): "N°. XVII.", dans: Le Censeur ou Caractères des Mœurs de la Haye, Vol.1\017 (1715 [1714]), pp. 129-136, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4094 [consulté le: ].


Niveau 1►

N°. xvii.

Le Lundi 2. de Juillet 1714.

Niveau 2► Metatextualité► J’avois commencé à mettre en ordre les réfléxions que j’avois faites sur les abus des Sociétez, dans le dessein de tenir la promesse que j’ai faite il y a quinze jours, lors que je reçus une Lettre d’une Personne dont j’en avois reçû une il y a plus d’un mois, & par laquelle elle me faisoit des reproches de ne pas faire autant de cas de sa correspondance que de celle de quelqu’autre, c’est ce qui m’a déterminé aux réfléxions suivantes. ◀Metatextualité

On diroit que les hommes ne sont nez que pour se tromper les uns les autres. Chacun a en soi-même un certain Casuiste, le seul auquel on devroit s’en raporter, qui dicte ce qui est bon, utile ; & honnête. Mais nous avons en même tems au dedans de nous un Tiran qui s’opose aux décisions de ce judicieux Casuiste, ou qu’il ne reçoit que pour les aprouver, en nous contraignant à pratiquer tout le contrepié. Cet [130] orgueilleux tiran ne nous dicte jamais ce que notre devoir éxige de nous. Il nous met devant les yeux l’estime du monde à aquérir, un certain rang à obtenir, un certain nom à se faire, & le moïen de parvenir à cès objèts, qu’il nous représente comme souverainement dignes de notre attention, est un certain extérieur qui nous fasse passer pour tels que les hommes aiment à nous voir. Mais on ne veut leur donner que le dehors, pendant qu’au dedans on est dans une situation diamétralement oposée à celle qu’on affecte. On met en vûë de certains masques de bonnes qualitez, pendant qu’on se livre tout entier à mille infames passions, on paroît en public avec un air sage & sérieux, on mesure ses pas, on pése toutes ses pensées afin de faire croire que tous les mouvemens de l’Ame sont aussi réglez que ceux du corps, & que l’extérieur exprime parfaitement l’intérieur. Cependant, un commerce honteux, un abandonnement entier à la vengeance, un atachement excessif pour tout ce qui flate les sens, sont les Tirans auxquels on obéït sans réserve dans le particulier. En un mot, on adore la beauté de la Vertu & on s’en pare ; on feint de dé-[131]tester le vice & on en fait toute son occupation sécrete. Niveau 3► Hétéroportrait► Tels sont la plûpart des hommes ; mais je n’en vois pas qui porte l’excès plus loin que Témoléne, dont l’Amante désolée m’écrit la Lettre suivante.

Niveau 4► Lettre/Lettre au directeur► « Une Fille la plus malheureuse qui soit sous les Cieux a recours à vous, Mr. le Censeur, dans la circonstance la plus triste où on puisse jamais se trouver. Permettez-moi le recit de mes desastres pour vous en faire connoître toute l’étenduë, & en même tems combien j’ai besoin de vos salutaires avis.

Autoportrait► Née d’un Pére qui ocupoit un des premiers Postes de la Province, j’ai été élevée avec des soins qui avoient jeté dans mon Ame les semences de la Vertu la plus pure, semences qui sans doute auroient porté leur fruit, si le fatal destin ne m’avoit enlevé le plus vertueux de tous les Péres, & peu après la plus sage & la meilleure des Méres. Je restai avec un Frére sous la Tutelle d’un Frére de mon Pére, qui a extérieurement toutes les qualitez de ce cher Pére, que je croïois avoir retrouvé en lui. Mais, hélas ! ces dehors sont-ils toûjours de concert [132] avec le Cœur ? Mon Frére fut envoïé à l’Académie, & je restai chez Témoléne, mon Tuteur, qui feignoit d’abord de m’inspirer pour la Vertu tous les sentimens que chacun croit qu’il a. En éfet, il passe pour le Pére des Pauvres, le Protecteur de l’Innocence, l’Ennemi de ces infames commerces si à la mode aujourd’hui ; en un mot, c’est un piller de l’Eglise. Mais les gens qui en jugent ainsi ne l’ont jamais vû dans son domestique ; j’y ai été trompée comme les autres : mais venons au fait. Témoléne n’a pû voir long tems les Progrès que je faisois dans le chemin de la Vertu, il m’en détourna bien-tôt, aïant conçû pour moi des sentimens, qui m’ont été depuis si fatals, & qu’il voïoit bien qu’il ne pouroit m’inspirer s’il continuoit à travailler ; bref, il me mit en mains tous les Romans du monde, ce fut le premier poison qui s’empara de mon ame, & qui y causa une révolution que vous pouvez vous imaginer connoissant si bien le cœur de l’homme. L’Opéra, la Comédie, enfin les Sociétez, ces détestables Académies de Jeu & d’Amour achevérent de banir de mon [133] cœur tous les sentimens d’honneur & de vertu pour faire place à des passions qui jusqu’alors m’avoient été inconnus. Témoléne ne me vit pas plûtôt moins sévére & plus libre que de coûtume, qu’il osa me déclarer tout ce que son adroite hypocrisie m’avoit caché jusqu’alors. C’étoit la premiére déclaration que j’eus jamais enténdu ; j’en fus interdite autant que de son impudence. Le traître en profita, & en tira de moi avec bien peu de peine mon consentement pour un mariage qui paroissoit devoir me rendre hûreuse pour le reste de mes jours ; mais j’ignorois encore que j’avois affaire à Tartufle en original. Sous certains prétextes que je goûtai, qui étoient vraisemblables, & que je serois trop longue à vous raporter, le perfide me fit consentir à des Noces anticipées qui me coûterons des larmes le reste de mes jours. Ce fut alors que je connus le vrai caractére de Témoléne. C’est alors que je découvris que ces trésors immenses qu’il a amassez sont en grande partie le bien de ces Pauvres dont on le croit le Pére, & que de ces quêtes secrètes qu’il fait si souvent, son cofre est le premier qu’il partage. Il protége l’inno-[134]cence, mais ce n’est qu’en la rendant criminelle. Flavie qu’il a richement mariée, il en avoit été l’Amant favorisé pendant plusieurs années : & Lucile à qui il a fait gagner un Procès important, n’a pû obtenir sa recommandation qu’en lui sacrifiant son honneur pour éviter d’être réduite à la mendicité. Voila quel est Témoléne. Mais il a mis le comble à ses injustices par sa conduite à mon égard. Sa brutale passion n’a pas plûtôt été satisfaite que ses ardeurs se ralentissant, il m’a fait sentir l’impossibilité qu’il y avoit à faire consentir l’Eglise à permettre à un Oncle d’épouser sa propre Niéce. Quel coup cette déclaration ne porta-t-elle pas à la tranquilité dont je jouïssois. Mais ce n’étoit pas assez pour Témoléne de m’avoir enlevé ce que j’avois de plus cher, j’aprens qu’il travaille à m’enlever un bien considérable que la mort de mon Frére vient d’augmenter à un point capable de le rendre l’objèt de son envie. Le traître, l’infame, m’a déja comme chassée de sa maison en me relégant dans une de mes Maisons de campagne, d’où je vous écris celle-ci : Le Sécrétaire de ce barbare, que j’ai mis dans mes intérêts, m’écrit, pour surcroît de douleur, que cet indigne ne trouvant point d’autre moïen pour s’emparer de mon bien qu’en publiant ma honte, il a résolu de forger un commerce infame avec un misérable Laquais. ◀Autoportrait Jugez si mon sort est moins rude que celui de Job, accablée par tant de sinistres nouvelles. La douleur me posséde à un tel point [135] que je ne sais de quel côté me tourner, je ne sais à qui me fier : je crains même de me voir à tous momens enlever d’ici. Consolez l’infortunée Lérine : ou du moins vengez-la en faisant connoître à tout le monde l’indigne procédé d’un détestable hipocrite. »

De F * * * proche Bruxelles le . . . .

Lérine. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 4 ◀Hétéroportrait ◀Niveau 3

Lérine ne nous peint-elle pas là bien plus d’un Témoléne, & ne prouve-t-elle pas que la Probité extérieure des Hommes en général, n’est qu’un certain air de paroître Homme de bien. Qu’on ne m’acuse pas d’outrer la Censure, rien n’est si rare que de voir un Homme dont la Probité soit si sincére qu’elle ne soit mêlée de quelque passion dominante. Lors qu’on voit quelque avantage à espérer, rarement on a la force de ne pas manquer de Probité, sur tout si on peut le faire impunément. Tel est plus chaste que Témoléne qui n’est pas moins possédé de l’amour des Richesses. D’un autre côté, Denis posséde toutes les qualitez qui font un parfait honnête Homme ; mais un certain foible ne lui permet pas de résister aux charmes d’une Beauté qui n’est pas cruelle, quoi qu’il ait une Epouse qui est encore plus aimable.

Mais je sens qu’il faut finir, je m’abandonne aux Réfléxions que la Lettre de Lérine me fait faire, sans penser à lui répondre. Je lui dirois volontiers, que, peut-être, son Persécuteur rentrera en lui-mê-[136]me & lui rendra enfin justice : mais qui ne sait que quand les Hommes ont une fois franchi de certaines bornes, rarement ils s’en tiennent-là, ou reviennent sur leurs pas ; sur tout lors qu’ils se sont mis à l’abri du qu’en dira-t-on, ou même du soupçon du Public, à la faveur de cet extérieur composé qu’ils fortifient souvent d’un zèle ardent pour les intérêt de la Divinité, & dont il n’y a personne qui ne soit la dupe. Malheur à ceux qui tombent entre les mains de pareils Tartufles, ils en sont presque toûjours les victimes, encore ont-ils le malheur d’être exposez au blâme des autres, & le dépit de voir l’injuste procédé d’un détestable Bigot aprouvé de ceux qui sont les Dupes de son extérieur. L’infortunée Lérine est à plaindre d’être dans ce cas, heureuses celles qui sauront profiter de son malheur. ◀Niveau 2

Avertissement.

On trouve chez H. Scheurleer, Libraire à la Haye, l’incomparable Elixir salutis de Montpelier, qui se fait uniquement par Mr. Jaques Fabre à Groningue, & surpasse de beaucoup en Vertu celui du Docteur Anglois Ant. Dafti, selon le témoignage de plusieurs Personnes qui se sont servis de l’un & de l’autre. Il se vend 24. sous la Bouteille.

Le même Libraire débite à présent une nouvelle Edition de la Morale Chrétienne, par Mr. la Placette, en deux volumes & augmentée de beaucoup par l’Auteur.

A la Haye,

Chez Henri Scheurleer.

Et à Amsterdam chez Jean Wolters. ◀Niveau 1