Le Censeur ou Caractères des Mœurs de la Haye: N°. XVI.
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N°. xvi.
Le Lundi 25. de Juin 1714.
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Il n’est pas si incompréhensible que
certaines gens ont paru le croire, qu’il y ait si peu d’Epoux
contens. Je trouve mille ocasions de mécontentement entre un
Mari & une Femme. Il ne faut que penser, que des Personnes
le plus souvent de caractéres, d’humeurs, de tempéramens,
d’inclinations toutes diférentes, sont obligées d’être ensemble
jour & nuit. Il y a aussi entre cès Personnes un certain
droit de Communauté qui authorise l’une & l’autre à
s’obliger mutuellement à certaines explications, à certaines
renditions de comtes qui se passent rarement sans amertumes ;
joignons à toutes ces considérations un défaut de suport presque
général. Si j’étois engagé sous les Loix d’Hymenée, peut-être
pourrois-je beaucoup mieux amplifier cette matiére, quoi qu’il
en soit, les réfléxions que j’ai souvent faites sur la conduite
des Personnes que je fréquente m’en ont assez
apris pour avoir pû remarquer que le plus souvent la
mesintelligence vient du côté des Maris. Il me semble qu’on ne
doit pas ignorer qu’un certain foible, beaucoup plus étendu
qu’on ne se l’imagine d’ordinaire, régne dans toutes les actions
des Femmes ; qu’elles sont généralement beaucoup plus
impétueuses que les Hommes, que les égards que notre Séxe a pour
elles leur font prendre un je ne sais quel air d’autorité qui
leur plaît extrêmement ; en un mot, qu’elles donnent dans mille
bagatelles, qu’elles ne veulent pas qu’on critique. Un Mari doit
souvent tout cela, & régler sa conduite là-dessus, de sorte
que s’il arrive quelque brouillerie, il doit en rejetter toute
la faute sur lui, pour n’avoir pas assez ménagé les foiblesses
de son Epouse.
Ces deux éxemples de Carinton & Nanticour que je
pourrois fortifier d’une certaine de pareils, sont plus que
sufisans pour prouver ma thése, que la mesintelligence dans le
Ménage vient le plus souvent du côté du Mari, & que si rien
n’est plus rare que des Epoux contens, la raison n’en est pas
incompréhensible.
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Fremdportrait
Carinton n’a dans la bouche
que des plaintes contre la jeune Felice avec laquelle il
y a déja dix ans qu’il est marié. C’est, dit-il, une
Femme qui le deshonore, qui le perd de réputation, dont
la conduite est la honte même, & d’autant plus
honteuse que Felice semble en faire parade ; mais
remontons à la source du mal, éxaminons la
conduite des deux Epoux. Felice, est de ces Femmes qui
ont quelques agrémens, mais qui croïent qu’il faut
joindre l’Art des ajustemens aux traits dont la Nature
les a enrichies. Carinton de son côté prétend que son
Epouse est toûjours assez belle pour lui, & son
Avarice lui fournit mille prétextes pour ne pas donner à
Felice, cette Mode, cette Coëfure, cette Echarpe. Cette
petite satisfaction procureroit la Paix, Felice en
seroit reconnoissante, Carinton seroit en repos. Mais il
aime trop ses Ducats ; il ignore donc que contrecarer
une Femme, sur tout sur ses parures, c’est l’offense qui
ne se pardonne point ; Felice qui veut avoir à quelque
prix que ce soit une Coëfure semblable à celle de sa
Voisine, ou une Echarpe d’une nouvelle mode, feint de
l’Estime pour un riche Juif, à qui elle permet quelque
visite, elle en tire adroitement pour présent les choses
qu’elle désiroit, elle en fait parade devant son avare
Epoux ; elle feint une autre corespondance avec quelque
jeune débarqué ; en un mot, elle met en œuvre tout ce
qu’elle croit capable d’amener son Mari au poinct où
elle le veut avoir. Felice a-t-elle raison d’emploïer
des moïens si équivoques ? Non sans
doute ; mais n’est-ce point l’avarice de son Epoux qui
l’a réduite à cette extrémité ?
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Fremdportrait
Les déclamations du Comte
Nanticour, sont-elles mieux fondées ? L’ambition le
force à briguer un Emploi des plus honorables, il
l’obtient ; il quite son Château, ce Château le séjour
de la Vertu & de l’innocence de Plotine. Nanticour
traîne avec lui cette sage Epouse à la Cour, il
l’introduit dans tous les Cercles ; en fait un piller
d’Opéra & de Comédie ; lui procure la connoissance
de la Comtesse Antiqua, la Thaïs de son Siécle : il
introduit près de sa Femme les Favoris qui lui ont fait
obtenir son Emploi. Plotine goûte aisément cette maniére
de vivre ; elle commence par admirer le bonheur
d’Antiqua, toûjours environnée d’une foule d’Adorateurs
qui louënt à l’envie jusqu’à son moindre geste. Où est
la Femme que les louanges ne charment point ? Elle goûte
les honnêtetez des Amis de son Mari. Elle ne revient
jamais de l’Opéra qu’elle n’ait donné un torrent de
larmes à la fatale catastrophe de quelque Amante
infortunée : tout cela dispose à l’Amour une entrée facile dans le cœur de Plotine. Un
Chevalier savant dans le Commerce amoureux, lit dans les
yeux de Plotine le combat de sa passion & de sa
pudeur ; il veut être le Héros qui triomphera de sa
Vertu, il a recours à tous les moïens qui sont d’usage
dans de pareilles ocasions ; l’innocence de Plotine
succombe à l’idée de mille charmans plaisirs, dans
lesquels elle s’imagine que la vie de la Comtesse
Antiqua son Amie est toute plongée ; enfin ; elle
sacrifie l’austérité de sa Vertu aux charmes d’un doux
Commerce avec le Chevalier Monidor. Quand une Femme en
est venuë là, tout change chez elle, le soin de mille
colifichets, de mille ajustemens, en un mot, de tout ce
que les Latins ont apellé si énergiquement Mundus
muliebris, prend la place de celui qu’elle avoit de sa
Famille & de son ménage ; l’atention à copier toutes
celles qu’elle fréquente, & dans les passe-tems
desquelles elle trouve quelques plaisirs, banit toute
celle qu’elle aportoit ordinairement à étudier tout ce
qui pouvoit faire plaisir à un Epoux. Alors on se met au
dessus & du qu’en-dira-t-on, & des remontrances
d’un Mari ; il semble même qu’on afecte de le chagriner.
On ne le laisse point en repos, ou il faut
que son cofre soit toûjours ouvert. Nanticour est dans
cette situation ; il est vrai qu’il voudroit de bon cœur
fournir à toutes les dépenses de Plotine, lui donner
toutes les semaines de nouveaux habits, lui entretenir
un Carosse particulier & des Laquais pour elle
seule ; il voudroit lui entretenir toûjours la bourse
d’or en poche pour fournir au Jeu : mais Nanticour, qui
pouvoit faire figure avec ses Revenus dans sa Province,
se voit ruiné à la Cour, en quinze jours ; Plotine
n’entre pas là dedans, il lui faut tout ce qu’elle veut,
& si son Mari n’y peut fournir, il ne faloit pas
qu’il l’amenât à la Cour, ainsi elle cherche dans la
Bourse du Chévalier Monidor, ce qu’elle ne trouve point
dans celle de son Mari. Elle l’y trouve, & elle
donne à celui qui satisfait à toutes ses inclinations,
toute l’estime qu’elle doit à celui qui auroit dû y
satisfaire. Il y a trois choses, dit Salomon, qui ne
disent jamais c’est assez, la Femme est une des trois :
le Chevalier Monidor l’éprouve à son grand regrèt.
Plotine ne cesse de souhaiter tous les jours quelque
nouveauté, & le pauvre Chevalier est bientôt réduit
au même poinct d’indigence que le Mari. Un
Poëte Moderne prêtant à la Lyre d’Anacréon les accens
François, lui fait dire, Le Chevalier éprouva
bien-tôt que c’est aujourd’hui comme du tems d’Anacréon.
L’Or ne lui manqua pas plûtôt qu’il reçût son congé. Un
riche Financier prit sa place. Pourquoi puiser à pleine
main dans la source intarissable de ses Cofres, Plotine
s’abandonna toute entiére au Lansquenet & à la
Bassete, où elle perdit des sommes immenses que chacun
savoit son Mari incapable de lui fournir. Le Fermier
creva dans une débauche où Plotine & la Comtesse
Antiqua avoient eu quelque part. Il falut chercher un
autre Pactole : c’est ainsi que Plotine eut une
vingtaine d’Amans en moins de trois ans.
Ce sont-là, pour l’infortuné Nanticour,
autant de justes sujets de plainte. Votre sort est
triste, mon cher Comte, mais qui voulez-vous en acuser ?
n’êtes-vous point la cause de tous vos malheurs ? Que ne
vous contentiez-vous de l’honneur dont vous jouïssiez
dans votre Province ? Ignoriez-vous que vous ne pouviez
éxercer l’Emploi que vous briguiez, sans résider à la
Cour ; par conséquent, sans y conduire votre Famille ?
Pourquoi mettre une Epouse jeune & jolie dans
l’ocasion de faire comme toutes celles qui
l’environnent ? Ne saviez-vous donc pas que rien n’est
plus contagieux que l’éxemple, & que nous imitions
les bonnes actions par émulation, & les mauvaises
par la malignité de notre nature, que la honte retenoit
prisonniére, & que l’éxemple met en liberté. Le
reméde à vos chagrins, infortuné Nanticour, c’est de
renoncer à votre ambition & de reconduire votre
Epouse en Province.
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C’est un mal d’être insensible. C’est un mal d’être
amoureux.
Mais des maux le plus terrible,
C’est d’aimer sans être hûreux.
L’Esprit, ni la Politesse ;
Ni même la Qualité,
Ne peuvent sans la richesse
Triompher d’une Beauté,
L’or seul aujourd’hui nous guide
Vers les faveurs de l’Amour, &c.
Mais des maux le plus terrible,
C’est d’aimer sans être hûreux.
L’Esprit, ni la Politesse ;
Ni même la Qualité,
Ne peuvent sans la richesse
Triompher d’une Beauté,
L’or seul aujourd’hui nous guide
Vers les faveurs de l’Amour, &c.
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C’est pour eux qu’on étale
& l’Or & le Brocard ; C’est pour eux qu’on
prodigue & le Rouge & le Fard ;
Il faut, Mari patient, voir d’un esprit tranquile,
Chez sa Femme aborder & la Cour & la Ville,
Tout hormi lui, chez lui rencontre un doux acueil,
L’un est païé d’un mot, & l’autre d’un coup d’œil,
Ce n’est que pour lui seul qu’elle est fiére & chagrine ;
Aux autres elle est douce, agréable & badine.
Il faut, Mari patient, voir d’un esprit tranquile,
Chez sa Femme aborder & la Cour & la Ville,
Tout hormi lui, chez lui rencontre un doux acueil,
L’un est païé d’un mot, & l’autre d’un coup d’œil,
Ce n’est que pour lui seul qu’elle est fiére & chagrine ;
Aux autres elle est douce, agréable & badine.