Le Mentor moderne: Discours LV.

Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6491

Level 1

Discours LV.

Citation/Motto

Sæpe tribus lectis videas cœnare quaternos
E quibus unus avet quavis aspergere cunctis
Præter eum qui præbet aquam, post hunc quoque.

Horat.

Souvent vous voyez à une table entourée de Convives, un homme qui déchire tout le monde, excepte celui qui l’abbreuve ; &, dez que le vin l’étourdit, il n’épargne pas meme d’hôte de la maison.

Level 2

Metatextuality

La lettre suivante est pleine d’une heureuse imagination ; &, dans une allegorie juste & suivie, elle unit des objets & des Caracteres, qui paroissent presque incompatibles aux esprits du commun. Comme je crois y connoitre le stile d’un de nos plus beaux génies, je donnerai cette piece sans autre préambule.

Lettre a l’Auteur.

Level 3

Letter/Letter to the editor

« Monsieur. Il y a une espece de gens, qui s’occupe entiérement de l’emploi dénaturé de recueillir certains bruits sourds, qui courent dans le monde, & de leur donner plus de force & d’étendue. Plus ces bruits sont injurieux aux honnestes-gens, & plus ces personnes se font un délice de les répandre au long & au large, avec les additions nécessaires. L’indiscretion, qui nous porte à nous mêler des affaires d’autrui, peut se défendre par certaines raisons plausibles. Ce peut n’être qu’une curiosité, qui n’est pas mal intentionnée ; ou bien un desir naturel d’être informé des actions de ceux, dont il est de notre intérêt de connoitre le Caractere, parce qu’il faut de nécessité que nous ayons quelque commerce avec eux : il n’est pas impossible même que ce soit une envie raisonnable de profiter des fautes & des égaremens du prochain, & d’éviter les écueils sur lesquels il a fait naufrage. Il faut avouër que cette derniere raison, quand ce n’est pas un voile spécieux dont la malice se couvre, fait une vertu, de ce qu’on avoit consideré comme une indiscrétion odieuse ; mais, dès qu’on va plus loin, il n’y a plus de voile, qui ne soit transparent, & incapable de cacher un cœur destitué de charité & rempli de la malice la plus noire. Il n’est pas possible de trouver la moindre excuse, pour un homme, qui peu content d’avoir découvert les maux spirituels de son prochain, déchire le bandage qui les couvroit, les expose à l’air, & y fait naitre la gangrêne par le venin de ses railleries. Quelque inhumanité, qu’il y ait dans cette conduite, il y en a une autre qui avilit bien d’avantage la dignité de notre nature. C’est peu de répandre par tout les foiblesses, les extravagances, & les crimes des hommes : on se plait à en charger les tableaux, & à suppléer à la vérité par l’invention. On enfante des caracteres afreux, afin de rompre les liens de la charité, & de nous rendre odieux les uns aux autres. C’est par ce noir procedé, que plusieurs membres de la société gémissent sous les chagrins, qui les accablent ; & que d’autres, agitez du démon de la vangeance, méditent contre des innocents les projets les plus terribles. C’est à cette malignité Diabolique, qu’on doit tant de Calomnies, qui courent de bouche en bouche, & qu’on débite souvent de la meilleure foi du monde. Elle est la source de mille querelles, qui tirant leur origine d’une source chimérique roulent peu à peu dans un triste cercle de réalitez, & se perpétuent par des offenses mutuelles. J’ai réflechi souvent sur cette abominable difformité du cœur humain, avec une profonde tristesse, & avec un desir aussi ardent que sincere d’en découvrir les causes, afin de pouvoir appliquer les remedes convenables à cette maladie de l’ame. Un jour occupé de ces pensées, enséveli dans cette mortifiante méditation, je tombai dans une espece d’extaze : je me crus transporté dans le monde des idées, & j’y vis différentes qualitez de l’esprit humain sous une forme visible, & convenable à leur nature.

Level 4

Allegory

L’endroit où mon imagination me plaça retentissoit du plus grand bruit que j’eusse jamais entendu. Le siflement du vent, le murmure des fontaines, le tremblement des feuilles, & le gazouillement des oizeaux, y étoient melez avec les sons d’un grand nombre de langues humaines. L’écho repétoit quelque chose de tout ces bruits différents, & les rassembloit tous dans un tintamare aussi confus que desagréable. Ce cachos de sons devenoit fatiguant de plus en plus & j’étois sur le point de me boucher les oreilles, quand je vis paroitre un homme habillé en Héraut. On l’appelloit Nouveauté, & il s’avança d’une démarche grave, pour annoncer une fête, qui devoit se donner dans le palais de la Renommée. Il avoit à sa suite trois Nymphes d’une figure très irréguliere. L’une nommée Curiosité étoit habillée en Vierge, & elle avoit autour de sa tête monstrueuse cent oreilles, qui suffisoient encore à peine à satisfaire à son penchant naturel. L’autre, qui paroissoit d’un âge plus mûr & qu’on nommoit Babil, avoit l’air d’une jeune femme : sa bouche étoit armée de cent langues continuellement occupées à répandre autour d’elle les avantures les plus merveilleuses. La troisieme étoit la Satyre : elle paroissoit sous un habit de veuve ; sa tête étoit remplie d’autant d’yeux, qu’en eut autrefois Argus, & elle étoit tellement louche de chaque œil, qu’il étoit impossible de voir, par le secours du quel elle s’instruisoit de chaque sujet, qui donnoit de la matiere à ses malignes Censures. Ces Dames à ce que j’appris, avoient rendu autrefois un important service à la Déesse Renommée, quand au milieu d’une fête qu’elle donnoit elle fut obligée de se cacher dans la foule de ses adorateurs pour échapper aux recherches de la Vérité. Elle fut retrouvée d’abord par Curiosité sa bonne amie. Babil la sauva du danger, & la conduisit par des routes détournées chez Satyre, qui lui prodigua tellement toutes sortes de nourritures les plus friandes, qu’en peu de temps la Déesse parvint à une santé d’Athlête, à une figure Gigantesque, & à l’empire de l’univers. Elevée à ce haut degré de gloire, elle n’a pas oublié ses bienfaitrices, & elle les a honorées des charges les plus considérables. Derriere elles, marchoit d’un petit air étourdi une jeune fille d’une Phisionomie ouverte, mais stupide. Son nom étoit Crédulité. Elle portoit un vaisseau1d’argent avec une Cuillere du même metail, & une Lampe dont la lumiere étoit pénétrante, quoiqu’un peu sombre, & bleuatre. Elle s’étoit mise au service de ces trois Dames, parce qu’à cause du nombre de leurs oreilles, de leurs langues, & de leurs yeux, elle les avoit prises pour les fées de l’attention, de la conversation, & de l’Evidence. Cette espece de procession étoit fermée par quelques personnes, couvertes, de la tête jusqu’aux pieds, de grandes robbes, qui m’empechoient de les connoitre. Celle, qui étoit la plus avancée, m’appella tout doucement par mon nom ; &, s’approchant de mon oreille, Je suis bien aize, me dit-elle, de vous voir ici : tenez vous toujours auprez de moi, & remarquez bien chaque particularité de tout ce qui va se passer à nos yeux. La voix de cette personne étoit agréable ; il me sembloit l’avoir entendue quelque part : la persuasion sembloit couler de ses levres, & il me paroissoit impossible de ne se pas soumettre avec plaisir à l’aimable autorité de ses ordres. Je lui obéis ponctuellement, & & <sic> j’appris d’elle le but de tous les Misteres, dont je vais faire mention. Nous avançions toujours au milieu d’un bruit sourd de Rumeurs trompeuses, qui sembloit s’augmenter à chaque pas, & enfin nous arrivames tous ensemble au temple de la Renommée, devant les autels de laquelle devoit tomber ce jour là une Hécatombe de réputations saines & sans tache. Ce batiment étoit placé sur une éminence : il y avoit mille entrées, & autant de souterrains artistement construits, pour conduire au long & au large des parolles dites à l’oreille : & la salle, où je fus conduit par la procession, étoit voutée comme un théatre d’Opera ; ce qui augmentoit extrémement la force de toutes sortes de sons. De ce lieu sont bannis le répos & le silence. Des contes de différentes natures s’y meuvent, comme des nuages légers dans la moyenne région de l’air. Tantôt on y voit des véritez se heurter contre des mensonges, tantôt des faussetez choquer d’autres faussetez, & tantôt un nuage de mensonges se détruire, & tomber par sa propre pesanteur. Au milieu du temps, on appercevoit nne <sic> table ornée de figures grotesques, à la mode des pais de l’Asie les plus éloignez. C’est là que Crédulité placa le Vaisseau d’argent, la Lampe, & un bon nombre de petits Vases d’une terre blanche & transparente. Ensuite, elle apporta certaines Herbes seches, qu’on avoit cueillies au Clair de Lune, aprez avoir imploré le pouvoir de la terrible Hécate. On répandit de l’eau bouillante sur ces herbes magiques ; & bientôt après on répandit, du vaze d’argent, dans les coupes blanches, une liqueur odorante de couleur d’ambre. On y ajouta de la crème douce, avec l’extrait de certaines cannes d’Amérique ; & de ce composé on fit une libation solemnelle aux puissances infernales, qui président à la malignité. A peine se fut-on acquitté de ce devoir mistérieux, que Curiosité se retira dans un autre appartement du temple, dont bientôt apprès elle revint en apportant avec elle les Victimes, qui ne paroissoient à mes yeux que de petites images de cire de toutes sortes de grandeur. A mesure qu’elle les posoit sur la table l’une après l’autre, Babil leur imposoit le nom de quelque personne, qu’elles devoient réprésenter pendant le sacrifice ; & Satire leur donnoit des coups d’eguille au travers du corps, en chargeant d’injures, & de malédictions, ceux dont on leur faisoit faire le personnage. Dès qu’elle eut immolé de de <sic> cette maniere barbare, toutes ces pauvres Victimes, on entendit dans les airs une trompette parlante, qui annonçoit à ces Prêtresses, que leur sacrifice étoit agréable à la Divinité du lieu, & qui leur en promettoit la protection, & les faveurs. Là dessus d’afreuses tenebres s’etendent dans tout le temple ; & il s’y leve une tempête horrible, dont le bruit ressembloit è des soupirs, & à des gémissements mêlez de cris, & de menaces. Les trois Prêtresses comprennent aussi tôt, par ce son effrayant pour tout autre, que ceux, dont elles avoient donné, les noms aux images de cire, soufrent une douleur réelle, par les maux, dont ils viennent d’être accablez en effigie. Cette nouvelle les charme : elles la reçoivent, avec de longs éclats de rire ; & elles se félicitent mutuellement de leur pouvoir, & de leur habileté. Mais la joye, qui semble inonder leur cœur, n’est pas de longue Durée. La Personne, dont je ne m’étois point écarté d’un seul pas, ne pouvant plus supporter un procédé si inhumain, jette la robbe, dont la prudence la couvre souvent, & se fait connoitre tout-à-coup pour la Verité. Dans le moment, la trompette parlante arrête ses sons afreux, l’air s’éclaircit, l’orage se dissipe, les gemissements ne se font plus entendre, les ris insultants font place à la frayeur ; & une lumiere pure, jusque là inconnue dans ces lieux, se répand par tout le Temple. En vain les trois Enchanteresses veulent s’échapper dans un nuage qu’elles s’efforcent de lever autour d’elles : un seul regard de la Vérité le fait disparoitre, leurs charmes sont impuissans, contre la force de cette Divinité supérieure. J’étois ravi d’un changement si inopiné ; j’attendois avec impatience les punitions, qui devoient suivre naturellement des crimes si noirs ; & je donnois carriere à mon imagination sur la nature des supplices, qui pouvoient être infligés aux coupables. Si j’avois été à la place de la Verité, je n’aurois pas manqué d’arracher à la Curiosité ses cent oreilles, pour en faire autant de girouettes : j’aurois attaché à des tables de la Chine les Langues de Babil, comme on cloue les oizeaux de proye aux portes d’un chateau, afin de faire peur à leurs camarades ; enfin j’aurois métamorphosé les yeux de la Satyre en feux folets. Pour la pauvre Crédulité, je ne l’aurois pas punie si sévérement : peut-être qu’elle en auroit été quitte à bon marché, & que je ne lui aurois donné pour tout supplice, qu’une réprimende des plus fortes. Mais, mes idées n’étoient pas celles de la Verité, que la passion ne gouverne jamais. Elle savoit que ses cruelles ennemies ne pouvoient pas être détruites absolument, pendant que le genre humain subsisteroit ; mais, elle savoit en même tems, qu’il étoit nécessaire de leur imprimer une marque d’infamie ; propre à les faire connoitre, & à nous inspirer de l’horreur, pour elles. Elle se plaça d’abord dans un tribunal, & ordonna que les Criminelles fussent conduites devant le throne de sa justice. Cet ordre fut d’abord éxécuté par les deux personnages, qui l’avoient suivie, & qui avoient été deguisés pendant quelque tems, à son éxemple. C’étoit les deux fidelles executeurs de ses ordres sacrez, la Honte, & le Rémords, qui, armez de fouets déchirants, forcérent les trois enchanteresses d’approcher du tribunal de la Verité outragée. Là, ils s’arretérent, tout prêts à executer sa sentence. Elle ordonna d’abord, que Curiosité seroit attachée au Babil, par des liens indissolubles, afin que la premiere ne laissât jamais un moment de repos à la seconde, & que la seconde fût toujours prête à decouvrir la premiere. Pour la Crédulité étourdie elle la fit lier au génie de la honte un de ses ministres, qui le demanda lui-même, afin de pouvoir être sûr de sa prisonniere, dont il craignoit fortement l’évasion. La Vérité y consentit, en partie pour punir cette extravagante, & en partie pour la retirer de ses égaremens. Le Rémords demanda, à l’imitation de son Collegue, de pouvoir être enchainé à Satyre, afin d’en être le compagnon éternel. Dès que ces sentences furent mises en éxécution, la Déesse chassa les coupables de sa présence, & leur ordonna de se promener par tout le monde, avec leur Hérault de Caractere équivoque nommé Nouveauté, qu’elle a condamné à leur frayer par tout le chemin. La Verité s’étant vangée avec tant de modération de ces ennemies communes du Genre humain, duquel elle a été toujours la Protectrice déclarée, se retira dans le séjour de sa Gloire. La lumiere, qu’elle avoit ammenée avec elle, dans ce temple funeste, la suivit, & aussitôt les sons confus recommencérent à se faire entendre, dans ces lieux, qui étoient leur sejour ordinaire.
Rien de distinct n’excita plus ma curiosité, & je trouvai à propos de revenir du monde des idées, bien mortifié d’être forcé de vivre encore quelque temps, environné des réalitez, dont elles ne sont que les images. »
Fin du premier Tome.

1Tout l’attirail necessaire au Thé.