Le Mentor moderne: Discours L.
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Nivel 1
Discours L. Lettre a l’Auteur.
Cita/Lema
Nihil legebat quod non
excerperet. Tout ce qu’il lisoit lui fournissoit
d’amples recueils.
Nivel 2
Nivel 3
Carta/Carta al director
« Monsieur. S’Il y a un sujet
au monde sur lequel les hommes raisonnent de travers,
c’est la Lecture ; &, quoique d’ordinaire on s’y
addonne sous prétexte d’augmenter par là ses lumieres,
il y a peu d’hommes, qui en tirent quelque avantage
réel. Certaines gens, qui se piquent d’aimer la Lecture,
changent d’Autheurs vingt fois par jour ; &
d’autres, qui se bornent à un seul volume, le parcourent
de page en page, avec tant d’impatience, & de
rapidité, qu’on diroit qu’ils s’attendent à trouver des
thrésors dans le dernier feuillet.
Mais, qu’y gagnent-ils les uns & les autres ? Ils
ressemblent à des gourmands, qui accablent leur estomac
d’une grande variété, ou d’une quantité excessive de
mets, qui mal digerez remplissent le corps de mauvaises
humeurs, au lieu de lui donner de l’embonpoint, & de
la force. Cette maniere de lire confuse & précipitée
nous accoutume a une maniere de penser, qui est du même
Caractere, & qui fatigue & accable l’imagination
par un desordre tumultueux d’idées, dont l’arrangement
produiroit des fruits inestimables, & la plus douce
satisfaction. On peut distinguer tous les bons livres,
en ceux qu’on doit estimer pour la matiere, & ceux
qu’on doit rechercher pour le stile. En lisant les
premiers, il ne suffit pas de peser chaque proposition,
chaque preuve ; il faut encore éxaminer le sisteme de
tout l’ouvrage, & la maniere dont un auteur a
disposé les differentes parties de son sujet, pour
répandre plus de lumiere sur le tout. Veut-on profiter
de ceux que j’ai rangé dans la seconde
classe ? il est nécessaire d’observer, comment certains
termes ordinaires liés à d’autres acquierrent une
nouvelle signification, & comment une Epithete
jointe à une expression, avec laquelle elle paroissoit
d’abord incompatible lui donne quelquefois toute la
force d’une Période entiere. Ce n’est pas tout : il faut
considérer chaque période, qui nous fait plaisir, dans
l’arrangement total de tous ses membres, éxaminer la
raison, pourquoi elle nous fait plaisir, & voir si
la moindre transposition ne seroit pas capable de lui
ôter tout son agrément. Toute cette utilité, tout ce
plaisir, échappe à un Lecteur rapide, qui ne songeant
qu’à dépécher un livre, ne fait qu’embrouiller sa
mémoire, & remplir son imagination, & son
entendement de Cruditez, s’il m’est permis de me servir
de ce terme. S’il vouloit s’y prendre d’une maniere plus
sage ; & se donner le loisir de rectifier, &
d’arranger les idées, & les régles du stile, avant
que les mettre à part dans sa mémoire, il se rendroit
insensiblement familier & propre la maniere de
penser, & le tour d’expression des meilleurs
Auteurs. On voit assez souvent quelqu’un
de ses Lecteurs précipitez, qui, assis commodement dans
son fauteuil, parcourt un livre d’un air grave &
sourcilleux. Il semble le dévorer, & se le rendre
propre par la méditation la plus suivie ; mais, si on
lui demande un précis de ce qu’il vient de lire, il ne
sait que vous répondre ; & son air vif &
appliqué devient tout à coup morne & stupide : ou
bien, s’il veut s’épargner cette honte, au lieu d’un
sistême, il vous donne un cahos parfait ; fruit naturel
de son inattention laborieuse. L’excuse ordinaire de ces
sortes de gens est qu’ils ne lisent que pour se
divertir ; mais le plaisir, qu’ils se proposent pour
but, ne seroit-il pas plus entier, & plus touchant,
s’ils savoient réfléchir sur ce qu’ils lisent, s’en
souvenir d’une maniere nette & distincte, &
joindre la satisfaction d’augmenter leurs connoissances
à la satisfaction passagere que produit dans l’ame une
succession variée d’un grand nombre d’Idées, &
d’images ? D’autres, plus présomtueux, alléguent pour
raison de leurs Lectures hatées la grande vivacité de
leur pénétration ; mais, ne se rend-on pas
coupable de la vanité la plus ridicule, quand on
s’imagine n’avoir besoin que de quelque momens de
réfléxion pour percer jusqu’à l’ame, & jusqu’au fond
des pensées les plus abstruses d’un Auteur habile, qui a
ramassé toutes ses forces, & employé toute sa vie,
pour faire un ouvrage digne de l’attention du public ?
Des livres, qui ne roulent pas sur quelque Science
particuliére, sont considérez ordinairement comme écrits
dans le seul but de nous amuser, & non pas dans le
dessein de nous instruire. Je croi qu’on se trompe
encore à cet égard. Des réflexions sur la morale, &
sur l’Histoire, demandent une attention aussi suivie,
& une méditation aussi forte, que les traittez les
plus profonds, qui roulent sur quelque science. Rien ne
nous est plus utile, que tout ce qui forme en general
notre raison, & donne de la netteté & de la
force à notre stile. Par là nous trouvons la Clef des
Sciences particulieres, & les moyens d’exprimer
d’une maniere convenable ce que nous en avons appris.
C’est un profit égal pour le Médecin, pour
le Jurisconsulte, & pour le Théologien. Voilà,
Monsieur, quelques réfléxions sur la Lecture, que j’ai
tirées de ma propre expérience, & vous en tirerez
peut être un plus grand nombre, du compte éxact, que je
vais vous rendre de ma maniere d’étudier. Le prémier
est une dissertation savante sur l’existence des
Griffons, dans laquelle j’espere de faire voir clair
comme le jour, que cet Animal composé de membres mal
assortis n’est qu’une Chimere, quoiqu’en puissent dire
Ælien, Solin, Mela, & Herodote. Mes preuves seront
tirées d’Albert le grand, de Pline,
d’Androvandus, & de Mathias Michovius, dont les deux
derniers sur tout on réüssi à effacer ce monstre
entiérement du Catalogue des choses créees. Mon second
Traitté roule sur l’Eternûment, & sur l’origine des
benedictions, qu’on donne à ceux dont le cerveau est
ébranlé par ce mouvement involontaire. J’y joindrai la
solution d’un probleme proposé par le fameux Aristote ;
& je ferai voir, pourquoi il n’est pas mal-sain
d’éternuer depuis le midi jusqu’au soir, & par
quelle raison il est extrémement dangereux, de le faire
depuis le soir jusqu’au Midi suivant. Je me flatte que
ce morceau sera assez curieux. Ma troisieme
dissertation, que je crois la plus digne de l’attention
du monde savant, a pour sujet la Nature du Lac
Asphaltide qu’on nomme aussi le Lac de Sodome. J’y fais
de profondes recherches sur les raisons, pourquoi les
plumes s’y précipitent, pendant que le fer y surnage,
comme l’asseurent Pline, & d’autres Auteurs dignes
de foi. J’espere, Monsieur, que la peine
que je me donne d’éclaircir tant de matieres aussi
importantes qu’embarassées, & de peser sans
prévention les differentes authoritez, que me
fournissent mes recœils, qui m’ont couté tant de
travaux, dedommagera le public abondamment, de tant
d’heures, que mon inconstance puérile à prodiguées à la
Bagatelle.
Retrato ajeno
Dans ma premiere jeunesse,
élevé chez un de mes Parens, qui avoit une
Bibliotheque assez nombreuse, j’étois obligé une
fois par sémaine de tirer chaque livre de sa niche
& d’en ôter la poussiere. En m’acquitant de ce
petit devoir, je ne croyois pas pouvoir mieux me
desennuyer dans le voyage, que j’avois à faire, par
le séjour étendu d’un si grand nombre d’Auteurs
qu’en faisant connoissance avec eux, & en
rendant à chacun une courte visite. Aussi, n’y
manquois-je jamais ; & je faisois ma Cour
régulierement à tous les habitans, depuis les in
Folio du prémier rang, jusqu’à la Populace des
Duodecimos. Par un exercice fréquent, je devins à la
fin si habile dans cette étude ambulatoire, qu’il
m’étoit aizé de tenir dans une seule main cinq ou
six petits livres ouverts : je savois
les saisir avec la même adresse, qu’on remarque à un
Cabaretier, dont tous les doits sont entrelassez de
verres ; &, qui plus est, mes yeux accoutumez à
cette fantaisie avoient appris à se fixer sur tous
ces auteurs à la fois. De cette maniere, je me
confirmai dans la légéreté, & dans
l’irrésolution, qui sont ordinaires à la jeunesse ;
& mon penchant pour cette Lecture déréglee,
soutenu par le peu de loisir que j’avois, me rendit
un veritable Chevalier errant dans l’Empire des
belles Lettres. Lorsqu’on m’eût envoyé à Oxford, mon
unique dépense consistoit en livres : j’en achetois
au poids & par tas, & l’on peut bien croire,
que j’en avois une collection aussi choisie,
qu’aucune Beuriere de l’Europe. La grande quantité
me tenoit lieu de tout ; & je songeois nuit
& jour à inventer un moyen pour la faire servir
à mon caprice d’une maniere aizée & commode.
Après plusieurs conférences avec un Menuisier
habile, je lui fis faire une Machine spherique, où
il y avoit des niches pour une douzaine de volumes
de toutes sortes de tailles, & que je pouvois
faire tourner sur son pivot, en y
touchant seulement du bout du doit : J’en changeois
les décorations trois fois par jour, & je
variois les langues aussi bien que les Auteurs.
J’étois occupé pendant tout le jour à faire
pirouetter cette machine, & j’avois si bien
accoutumé mes yeux à cette succession rapide
d’objets, que je savois arracher une sentence, ou un
bon mot à chaque Auteur, malgré la vitesse dont il
sembloit se dérobber à ma vue. C’est ainsi que les
heures, les jours, & même les années, rouloient
avec ma machine, sans m’apporter le moindre profit,
quoique la variété de mes amusements semblât étendre
pour moi la durée du tems. Je ne laissois pas d’être
fort content de ma figure, & je me félicitois
sans cesse d’être l’inventeur d’une machine, qui,
par mes méditations continuelles, parvenue à la fin
au plus haut degré de perfection, est le délice de
tous ceux qui aiment les Etudes vagabondes. Après
avoir passé à l’université le tems requis, pour
avoir le Privilege d’entrer dans la Bibliotheque
publique, j’étois dans mon veritable Elément, &
je me crus le plus heureux des
Mortels. C’étoit un monde nouveau d’Erudition, dans
lequel il m’étoit permis de voyager à mon aize. J’en
parcourois tous les Cantons, & tous les jours
j’avois le plaisir inexprimable de me trouver dans
un pais different, où je ne laissois pas de me
plaire, quoique fort souvent le langage des habitans
me fût entiérement inconnu. Quel charme pour moi,
d’aller chercher jusqu’au fond de sa Caverne obscure
quelque auteur Arabe, qui pendant long-tems ignoré
du reste des humains y avoit jouï d’un profond
repos. Au reste, ces courses m’exposoient
quelquefois à d’assez grands dangers. Un jour, par
éxemple, en tombant d’une hauteur, je me vis
suspendu dans la moyenne région de l’air, par le
moyen de plusieurs chaines 1attachées à
de gros in folio, qui m’avoient enveloppé de tous
cotez ; & j’aurois été long-tems dans cette
Posture comique, si l’ange Tutelaire de cet Empire
2n’étoit venu
promtement me tirer de cet Embaras.
Je me croyois dans ce tems là obligé en conscience
de lire dans les promenades publiques par
ostentation toute pure ; mais le moyen de trainer
avec moi toute une Bibliotheque ! Rien de plus
industrieux qu’une fantaisie, qui, à la faveur d’une
longue habitude nous impose la nécessité de la
suivre. Je me fis faire une espece de Vade mecum,
dont chaque feuillet étoit d’un Auteur différent,
& cette invention satisfaisoit mon caprice, dans
le même tems qu’elle le cachoit. Cette burlesque
imagination, qui sembloit me déclarer desespérement
ridicule, & m’interdire tout accès au bon-sens,
ne laissa pas, contre toutes les apparences
imaginables, de me tirer de mes égaremens. Accoutumé
à borner ma Lecture à un seul & même volume,
j’appris insensiblement à la fixer à un seul Auteur
à la fois. Il est vrai que je choisissois d’abord
ceux, dont les réflexions détachées roulent sur une
grande variété de matieres, & les Proverbes de
Salomon devinrent bientôt mon livre favori. C’est
là, que je trouvai les sentences les plus belles, & les plus utiles preceptes,
ramassez dans un desordre préférable au plan le
mieux lié ; & que mon amour pour la variété, en
se contentant de la maniere la plus agréable, fut
obligé, par l’importance du sujet, de se
familiariser avec l’attention. De là je suis parvenu
de dégré en dégré jusqu’à ce point de constance dans
mes études, que je suis capable à present de suivre
Ciceron, dans ses Periodes les plus étendues, &
d’accompagner l’Historien le plus prolixe dans tous
les detours de sa Narration. Je fais plus, je ne lis
que la plume à la main, & j’assemble les fruits
de ma Lecture dans de vastes recueils. Le public en
sera bientot convaincu, par les traittez suivans que
mes doctes veilles lui preparent.