Zitiervorschlag: Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] (Hrsg.): "Discours L.", in: Le Mentor moderne, Vol.1\050 (1723), S. 494-506, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4081 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Discours L.

Zitat/Motto► Nihil legebat quod non excerperet.

Tout ce qu’il lisoit lui fournissoit d’amples recueils. ◀Zitat/Motto

Lettre a l’Auteur.

Ebene 2► Ebene 3► Brief/Leserbrief► « Monsieur.

S’Il y a un sujet au monde sur lequel les hommes raisonnent de travers, c’est la Lecture ; &, quoique d’ordinaire on s’y addonne sous prétexte d’augmenter par là ses lumieres, il y a peu d’hommes, qui en tirent quelque avantage réel.

Certaines gens, qui se piquent d’aimer la Lecture, changent d’Autheurs vingt fois par jour ; & d’autres, qui se bornent à un seul volume, le parcourent de page en page, avec tant d’impatience, & de rapidité, qu’on diroit qu’ils s’attendent à trouver des thré-[495]sors dans le dernier feuillet. Mais, qu’y gagnent-ils les uns & les autres ? Ils ressemblent à des gourmands, qui accablent leur estomac d’une grande variété, ou d’une quantité excessive de mets, qui mal digerez remplissent le corps de mauvaises humeurs, au lieu de lui donner de l’embonpoint, & de la force.

Cette maniere de lire confuse & précipitée nous accoutume a une maniere de penser, qui est du même Caractere, & qui fatigue & accable l’imagination par un desordre tumultueux d’idées, dont l’arrangement produiroit des fruits inestimables, & la plus douce satisfaction.

On peut distinguer tous les bons livres, en ceux qu’on doit estimer pour la matiere, & ceux qu’on doit rechercher pour le stile. En lisant les premiers, il ne suffit pas de peser chaque proposition, chaque preuve ; il faut encore éxaminer le sisteme de tout l’ouvrage, & la maniere dont un auteur a disposé les differentes parties de son sujet, pour répandre plus de lumiere sur le tout. Veut-on profiter de ceux que j’ai rangé dans la seconde [496] classe ? il est nécessaire d’observer, comment certains termes ordinaires liés à d’autres acquierrent une nouvelle signification, & comment une Epithete jointe à une expression, avec laquelle elle paroissoit d’abord incompatible lui donne quelquefois toute la force d’une Période entiere. Ce n’est pas tout : il faut considérer chaque période, qui nous fait plaisir, dans l’arrangement total de tous ses membres, éxaminer la raison, pourquoi elle nous fait plaisir, & voir si la moindre transposition ne seroit pas capable de lui ôter tout son agrément.

Toute cette utilité, tout ce plaisir, échappe à un Lecteur rapide, qui ne songeant qu’à dépécher un livre, ne fait qu’embrouiller sa mémoire, & remplir son imagination, & son entendement de Cruditez, s’il m’est permis de me servir de ce terme. S’il vouloit s’y prendre d’une maniere plus sage ; & se donner le loisir de rectifier, & d’arranger les idées, & les régles du stile, avant que les mettre à part dans sa mémoire, il se rendroit insensiblement familier & propre la maniere de penser, & le tour d’expression des meilleurs Auteurs.

[497] On voit assez souvent quelqu’un de ses Lecteurs précipitez, qui, assis commodement dans son fauteuil, parcourt un livre d’un air grave & sourcilleux. Il semble le dévorer, & se le rendre propre par la méditation la plus suivie ; mais, si on lui demande un précis de ce qu’il vient de lire, il ne sait que vous répondre ; & son air vif & appliqué devient tout à coup morne & stupide : ou bien, s’il veut s’épargner cette honte, au lieu d’un sistême, il vous donne un cahos parfait ; fruit naturel de son inattention laborieuse. L’excuse ordinaire de ces sortes de gens est qu’ils ne lisent que pour se divertir ; mais le plaisir, qu’ils se proposent pour but, ne seroit-il pas plus entier, & plus touchant, s’ils savoient réfléchir sur ce qu’ils lisent, s’en souvenir d’une maniere nette & distincte, & joindre la satisfaction d’augmenter leurs connoissances à la satisfaction passagere que produit dans l’ame une succession variée d’un grand nombre d’Idées, & d’images ?

D’autres, plus présomtueux, alléguent pour raison de leurs Lectures hatées la grande vivacité de leur péné-[498]tration ; mais, ne se rend-on pas coupable de la vanité la plus ridicule, quand on s’imagine n’avoir besoin que de quelque momens de réfléxion pour percer jusqu’à l’ame, & jusqu’au fond des pensées les plus abstruses d’un Auteur habile, qui a ramassé toutes ses forces, & employé toute sa vie, pour faire un ouvrage digne de l’attention du public ?

Des livres, qui ne roulent pas sur quelque Science particuliére, sont considérez ordinairement comme écrits dans le seul but de nous amuser, & non pas dans le dessein de nous instruire. Je croi qu’on se trompe encore à cet égard. Des réflexions sur la morale, & sur l’Histoire, demandent une attention aussi suivie, & une méditation aussi forte, que les traittez les plus profonds, qui roulent sur quelque science. Rien ne nous est plus utile, que tout ce qui forme en general notre raison, & donne de la netteté & de la force à notre stile. Par là nous trouvons la Clef des Sciences particulieres, & les moyens d’exprimer d’une maniere convenable ce que nous en avons appris. C’est un profit égal pour le [499] Médecin, pour le Jurisconsulte, & pour le Théologien.

Voilà, Monsieur, quelques réfléxions sur la Lecture, que j’ai tirées de ma propre expérience, & vous en tirerez peut être un plus grand nombre, du compte éxact, que je vais vous rendre de ma maniere d’étudier.

Fremdportrait► Dans ma premiere jeunesse, élevé chez un de mes Parens, qui avoit une Bibliotheque assez nombreuse, j’étois obligé une fois par sémaine de tirer chaque livre de sa niche & d’en ôter la poussiere. En m’acquitant de ce petit devoir, je ne croyois pas pouvoir mieux me desennuyer dans le voyage, que j’avois à faire, par le séjour étendu d’un si grand nombre d’Auteurs qu’en faisant connoissance avec eux, & en rendant à chacun une courte visite. Aussi, n’y manquois-je jamais ; & je faisois ma Cour régulierement à tous les habitans, depuis les in Folio du prémier rang, jusqu’à la Populace des Duodecimos.

Par un exercice fréquent, je devins à la fin si habile dans cette étude ambulatoire, qu’il m’étoit aizé de tenir dans une seule main cinq ou six petits [500] livres ouverts : je savois les saisir avec la même adresse, qu’on remarque à un Cabaretier, dont tous les doits sont entrelassez de verres ; &, qui plus est, mes yeux accoutumez à cette fantaisie avoient appris à se fixer sur tous ces auteurs à la fois. De cette maniere, je me confirmai dans la légéreté, & dans l’irrésolution, qui sont ordinaires à la jeunesse ; & mon penchant pour cette Lecture déréglee, soutenu par le peu de loisir que j’avois, me rendit un veritable Chevalier errant dans l’Empire des belles Lettres.

Lorsqu’on m’eût envoyé à Oxford, mon unique dépense consistoit en livres : j’en achetois au poids & par tas, & l’on peut bien croire, que j’en avois une collection aussi choisie, qu’aucune Beuriere de l’Europe. La grande quantité me tenoit lieu de tout ; & je songeois nuit & jour à inventer un moyen pour la faire servir à mon caprice d’une maniere aizée & commode. Après plusieurs conférences avec un Menuisier habile, je lui fis faire une Machine spherique, où il y avoit des niches pour une douzaine de volumes de toutes sortes de tailles, & que je pouvois [501] faire tourner sur son pivot, en y touchant seulement du bout du doit : J’en changeois les décorations trois fois par jour, & je variois les langues aussi bien que les Auteurs. J’étois occupé pendant tout le jour à faire pirouetter cette machine, & j’avois si bien accoutumé mes yeux à cette succession rapide d’objets, que je savois arracher une sentence, ou un bon mot à chaque Auteur, malgré la vitesse dont il sembloit se dérobber à ma vue.

C’est ainsi que les heures, les jours, & même les années, rouloient avec ma machine, sans m’apporter le moindre profit, quoique la variété de mes amusements semblât étendre pour moi la durée du tems. Je ne laissois pas d’être fort content de ma figure, & je me félicitois sans cesse d’être l’inventeur d’une machine, qui, par mes méditations continuelles, parvenue à la fin au plus haut degré de perfection, est le délice de tous ceux qui aiment les Etudes vagabondes.

Après avoir passé à l’université le tems requis, pour avoir le Privilege d’entrer dans la Bibliotheque publique, j’étois dans mon veritable Elément, & [502] je me crus le plus heureux des Mortels. C’étoit un monde nouveau d’Erudition, dans lequel il m’étoit permis de voyager à mon aize. J’en parcourois tous les Cantons, & tous les jours j’avois le plaisir inexprimable de me trouver dans un pais different, où je ne laissois pas de me plaire, quoique fort souvent le langage des habitans me fût entiérement inconnu. Quel charme pour moi, d’aller chercher jusqu’au fond de sa Caverne obscure quelque auteur Arabe, qui pendant long-tems ignoré du reste des humains y avoit jouï d’un profond repos. Au reste, ces courses m’exposoient quelquefois à d’assez grands dangers. Un jour, par éxemple, en tombant d’une hauteur, je me vis suspendu dans la moyenne région de l’air, par le moyen de plusieurs chaines 1 attachées à de gros in folio, qui m’avoient enveloppé de tous cotez ; & j’aurois été long-tems dans cette Posture comique, si l’ange Tutelaire de cet Empire 2 n’étoit venu promte-[503]ment me tirer de cet Embaras.

Je me croyois dans ce tems là obligé en conscience de lire dans les promenades publiques par ostentation toute pure ; mais le moyen de trainer avec moi toute une Bibliotheque ! Rien de plus industrieux qu’une fantaisie, qui, à la faveur d’une longue habitude nous impose la nécessité de la suivre. Je me fis faire une espece de Vade mecum, dont chaque feuillet étoit d’un Auteur différent, & cette invention satisfaisoit mon caprice, dans le même tems qu’elle le cachoit.

Cette burlesque imagination, qui sembloit me déclarer desespérement ridicule, & m’interdire tout accès au bon-sens, ne laissa pas, contre toutes les apparences imaginables, de me tirer de mes égaremens. Accoutumé à borner ma Lecture à un seul & même volume, j’appris insensiblement à la fixer à un seul Auteur à la fois. Il est vrai que je choisissois d’abord ceux, dont les réflexions détachées roulent sur une grande variété de matieres, & les Proverbes de Salomon devinrent bientôt mon livre favori. C’est là, que je trouvai les sentences les plus [504] belles, & les plus utiles preceptes, ramassez dans un desordre préférable au plan le mieux lié ; & que mon amour pour la variété, en se contentant de la maniere la plus agréable, fut obligé, par l’importance du sujet, de se familiariser avec l’attention.

De là je suis parvenu de dégré en dégré jusqu’à ce point de constance dans mes études, que je suis capable à present de suivre Ciceron, dans ses Periodes les plus étendues, & d’accompagner l’Historien le plus prolixe dans tous les detours de sa Narration. Je fais plus, je ne lis que la plume à la main, & j’assemble les fruits de ma Lecture dans de vastes recueils. Le public en sera bientot convaincu, par les traittez suivans que mes doctes veilles lui preparent. ◀Fremdportrait

Le prémier est une dissertation savante sur l’existence des Griffons, dans laquelle j’espere de faire voir clair comme le jour, que cet Animal composé de membres mal assortis n’est qu’une Chimere, quoiqu’en puissent dire Ælien, Solin, Mela, & Herodote. Mes preuves seront tirées d’Albert le grand, [505] de Pline, d’Androvandus, & de Mathias Michovius, dont les deux derniers sur tout on réüssi à effacer ce monstre entiérement du Catalogue des choses créees.

Mon second Traitté roule sur l’Eternûment, & sur l’origine des benedictions, qu’on donne à ceux dont le cerveau est ébranlé par ce mouvement involontaire. J’y joindrai la solution d’un probleme proposé par le fameux Aristote ; & je ferai voir, pourquoi il n’est pas mal-sain d’éternuer depuis le midi jusqu’au soir, & par quelle raison il est extrémement dangereux, de le faire depuis le soir jusqu’au Midi suivant. Je me flatte que ce morceau sera assez curieux.

Ma troisieme dissertation, que je crois la plus digne de l’attention du monde savant, a pour sujet la Nature du Lac Asphaltide qu’on nomme aussi le Lac de Sodome. J’y fais de profondes recherches sur les raisons, pourquoi les plumes s’y précipitent, pendant que le fer y surnage, comme l’asseurent Pline, & d’autres Auteurs dignes de foi.

J’espere, Monsieur, que la peine [506] que je me donne d’éclaircir tant de matieres aussi importantes qu’embarassées, & de peser sans prévention les differentes authoritez, que me fournissent mes recœils, qui m’ont couté tant de travaux, dedommagera le public abondamment, de tant d’heures, que mon inconstance puérile à prodiguées à la Bagatelle. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Dans les Bibliothéques Angloises tous les livres sont attachez à des chaines de fer.

2Le Bibliothécaire.