Le Mentor moderne: Discours XLVIII.
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Discours XLVIII.
Citation/Motto
Nec tibi sed toti genitum se
credere Mundo
Lucain.
Nous ne sommes pas nez pour nous seuls, mais pour tout le genre humain.Level 2
L’Amour du bien public, est une
disposition si aimable que la plupart des hommes font profession
d’être conduits par un si noble motif, jusques dans les actions
les plus ordinaires. Mademoiselle Cornelie Lizard se fait toute
une Bibliotheque des Romans, simplement pour contribuer à
l’avancement des belles lettres, & à la susistance
<sic> des Beaux-esprits ; & Annabelle met tout son
argent en habits magnifiques, pour soutenir nos Manufactures, & pour donner moyen aux artizans de gagner
honnêtement leur vie. Je connois encore un noble Campagnard, qui
avale une horrible quantité de biere forte, pour l’amour des
brasseurs Anglois ; & un jeune Cavalier de Londres, qui boit
tous les soirs regulierement ses trois bouteilles de vin de
France, dans le seul but d’augmenter les revenus de la Couronne.
La seconde lettre est d’un vieux Gentilhomme campagnard,
qui croit n’avoir rien tant à cœur, que le bien public, parce
qu’il ne sauroit vivre sans boire.
En voilà encore une autre d’une Dame qui se ruine en
équipages & en livrées, par pure compassion
pour nous autres pauvres gens, qui n’avons pas de-quoi briller
nous mêmes.
Metatextuality
Je suis entrainé dans ce sujet
par plusieurs lettres, qu’on m’a écrit, sur un de mes
derniers discours, où je fais savoir au public, que par une
force d’esprit que m’ont acquise mes réfléxions j’ai su
m’approprier une infinité de thrésors, que mes Concitoyens
étalent avec beaucoup d’ostentation, comme un bien dont ils
sont légitimes possesseurs. Cette idée a fait plaisir à un
grand nombre de gens, qui se sont mis dans l’esprit, qu’en
conséquence de mes principes, ils sont les Bienfaiteurs de
toute la Nation, dans le tems qu’ils ne songent qu’à
satisfaire à leur ridicule vanité, ou bien à subvenir à
leurs besoins pressans. C’est dans le dernier cas que se
trouve un bel-esprit de mes amis, tendre amateur de sa
patrie, à cause qu’il se procure par la de quoi manger, & de quoi se vêtir. Voici la lettre.
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Letter/Letter to the editor
« Monsieur, De tous les
discours que vous avez addressez à vos compatriotes, par
un principe de tendresse pour le Genre-humain, il n’y en
a point qui me plaise d’avantage, que celui qui roule
sur les plaisirs réels & imaginaires. Je vous
asseure que je l’ai lu avec une satisfaction
inexprimable, par ce que les maximes que vous y débitez
s’accordent parfaitement bien avec ma maniere de vivre.
Si vous puisez des plaisirs réels dans tout ce qui ne
procure aux autres, que des délices imaginaires, j’ai le
talent d’amuser & de nourir l’imagination de mon
prochain, & par là je sai me mettre réellement en
possession de tout ce qu’il me faut pour subsister
honorablement. La Nation languit souvent, comme vous
savez, dans une Cherté de nouvelles étrangeres. C’est
alors, Monsieur, que je brille ; &, quoique je ne
sois point du tout sujet aux maux de
Ratte, je ne me trouve jamais si bien que pendant que le
Vent est à l’Ouest. 1On peut
nous appeller alors, pour plus d’une raison, ----Penitus
toto divisos orbe Britannos. Les Bretons séparez du
reste des humains ; & je profite de cette affliction
générale, en la soulageant. L’ennui est certainement la
situation du monde la plus triste ; & je dissipe
celui de mes compatriotes, en effrayant leurs esprits
superstitieux, par des contes de meurtres, de Spectres,
de Monstres, & de prodiges. Mes Rélations imprimées
courent tout le pais, & vont lever des contributions
pour moi sur toutes les familles, que la frayeur force,
pour ainsi dire, le couteau sur la gorge, à me donner de
quoi vivre. L’Eté dernier, la description d’un Dragon
afreux m’acquita d’une grande dette chez le marchand de
Tabac & d’eau de vie ; & j’ai vécu dix jours de suite aux dépens d’une Baleine &
d’un homme Marin, que dans ma Relation chacun pouvoit
voir sur nos côtes. Quand l’Hyver approche, je commence
à conjurer tous les esprits qui m’obéїssent, & je
prépare un magazin d’apparitions, pour les longues,
& obscures soirées qu’on passe en se faisant des
contes borgnes au coin du feu. Quand ce Magazin est
vuide, mon cerveau ne l’est pas encore, & je sai
tirer d’une Peste & d’une famine de quoi m’empêcher
de mourir de faim, ou à l’Hopital. Pendant le dernier
Carême, j’ai obligé le Pape lui-même à me fournir de la
viande, simplement pour faire la nargue â ses Bulles
& à ses constitutions. Malgré son triple Diademe, je
lui fais jouer tous les Rolles, que je veux, & j’en
suis toujours très bien payé. A présent, je me vois un
habit neuf sur le corps, graces à mon bon ami le Roi de
Suede ; & le Mufti me fait avoir crédit au Cabaret.
D’ordinaire, j’accompagne le merveilleux de mes
Rélations de quelque taille-douce ; ce qui fait de fort
profondes impressions sur les esprits : & je les assaisonne presque toujours de
quelques préceptes moraux. Si vous voulez bien prendre
garde à tout cet assemblage, vous verrez sans peine, que
non seulement mes productions détournent les Esprits
inquiets des affaires du Gouvernement, mais qu’elles
contribuent encore à l’avancement de la vertu & de
la Réligion. Pour ces raisons & pour plusieurs
autres, je puis croire sans me flatter, que je ne suis
pas un fardeau inutile sur cette Terre, & que mes
contemporains m’ont quelque obligation. Pour faire
encore plus de bien à la génération présente, je
travaille à l’Histoire de ma propre vie, où l’on verra
un détail de mes études, de mes ouvrages, & de mes
Maximes. Je la donnerai bientôt au public, pourvû que
mon libraire veuille bien m’avancer une bonne somme
d’argent dont j’ai besoin pour payer le loyer de ma
chambre. »
Lettre a l’Auteur.
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Letter/Letter to the editor
« Tu sauras, vieux Rénard, que
nous avons tous tes papiers ici, & que nous les
lisons dans un endroit où les Gentilshommes du voisinage
s’assemblent tous les mardis pour jouer à la boule ;
& nous te regardons tous comme un drolle de corps.
Le Chevalier Henri aime fort ton invention de se faire
riche aux dépens des autres ; & pour moi je suis
fort content de ma maniere de vivre, depuis que je sai,
que je fais autant de bien à tout le voisinage, qu’à
moi-même. Je fume ma pipe avec d’autant plus de plaisir,
que ma femme dit qu’elle aime assez le tabac de la
seconde main, & je bois de ma forte bierre de
meilleur cœur que jamais, parce que je vois bien que
ceux qui viennent me voir ne boiroient pas, si je ne
leur donnois bon éxemple. J’ai même dessein de briguer
les voix de notre bourg à la prochaine Election2: non pas que je me
soucie d’être dans le Parlement ; c’est uniquement pour
forcer le Gentilhomme, qui sera élu, à vuider toute sa
cave pour le bien public. Je te dirai de plus, que j’ai
envie de me faire faire Chevalier, seulement parce que
les Voisins se font un honneur & un plaisir de boire
avec Monsieur le Chevalier un tel. Si tu veux venir nous
voir ici, tu trouveras de bons chiens à ton service,
& je ferai couper la gorge à la biche que j’ai fait
engraisser. Tu t’amuses là bas à devorer des yeux les
Carosses dorez, & à dérobber par tes regards des
tours de perles, & des croix de Diamans. Ne
voilà-t-il pas une belle occupation pour un homme
d’esprit ? Vien-t-en ici, te dis-je ; trois pintes de ma
biere d’Octobre te feront plus de bien, que tout ce que
tu peux gagner à Londres par la vue de tant de belles
choses. Tu en és bien plus gras, n’est-ce pas ? C’est
tout ce que j’ai à t’écrire pour l’heure. Adieu l’ami. »
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Letter/Letter to the editor
« Monsieur, J’ai de la
naissance & du bien, & cependant je n’ai jamais
eu le cœur entiérement en repos jusqu’à Mardi passé,
quand j’ai appris de vous que mon équipage brillant
marque mon amour pour la patrie. Autrefois, je vous
l’avoue, je n’étois magnifique que par orgueil ; mais, à
présent, j’ai la conscience tranquille, & je
considere en moi, comme une vertu, ce que certains
Misantropes appellent Mondanité. Fortement persuadée,
que mon air & mes habits apartiennent à mon
prochain, je ne crois plus, que de m’occuper à embellir
ma figure pendant trois ou quatre heures, soit au
dessous de la dignité d’une ame raisonnable. Je veux
bien même être la victime du bien public, & je
soufre avec constance la dôuleur que me donne un Corps
fort étoit <sic>, dans la seule intention de faire
present à mon prochain d’une taille fine. Je vais plus
loin, & je mortifie ma chair par
des jeunes fréquents, pour ne pas choquer les yeux de
mes Compatriotes, par un embonpoint excessif. Je me fais
faire un habit de brocard d’or, par un principe de
charité pour toute la ville ; &, dans la même vue,
j’ai fait dorer mon carosse très magnifiquement. J’ai
dit tant de bien de vous à mon mari, qu’il vous fera
bientôt present de deux belles Cavalles de Frise ;
&, tous les soirs, vous pourrez vous en venir mettre
en possession aux Cours. Ce n’est pas tout, j’aurai au
premier jour pour plus de dix mille florins en joyaux,
boucles d’oreilles croix de Diamants, bagues
magnifiques. Tout cela va parer mes oreilles, mon cou,
mes mains ; & je ne veux pas qu’une seule partie de
mon corps exposée à la vue démente mon amour pour le
genre humain. Mon cher époux ne me refusera pas ces
bagatelles, depuis que je lui ai prouvé clair comme le
jour, par vos principes, que l’argent mignon des Dames
n’est employé réellement qu’à des œuvres pieuses. Vous
voyez, Monsieur, ce qui m’en coute pour vous enrichir.
Je me flatte qu’au moins je
m’attirerai par là votre estime, & que vous voudrez
bien me croire, aussi loin que votre vue peut porter
Tout à vous. »