Le Mentor moderne: Discours XLVII.
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Discours XLVII.
Citation/Motto
Quam multa injusta ac prava fiunt
moribus ! Que de choses mauvaises & injustes sont
sauvées par la Coutume !
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Ce n’est pas une petite mortification
pour moi, de voir que la vertu est supplantée dans ce Royaume
par la coutume, & par un dévouement, pour des choses
indifférentes au moins, si elles ne sont pas absolument
mauvaises. C’est par là que la mode donne un passeport à ce
qu’il y a de plus ridicule, & de plus contraire au sens
commun. Personne n’a honte de faire ce qu’il voit
faire à tout le monde. Les gens sensez se font à cet égard un
honneur de se confondre avec les plus extravagants, quoiqu’ils
soient persuadez dans leur propre conscience de la sottise de la
coutume, dont ils se rendent esclaves volontaires. L’ami, qui
m’écrit la lettre suivante, y a rassemblé un bon-nombre de
sujets, qui méritent bien d’être examiné avec l’attention, qu’on
a d’ordinaire pour des matieres plus graves en apparence, mais
qui n’ont pas pourtant de plus grandes influences sur le bonheur
du genre-humain. Il s’attache sur-tout à un grand nombre de
petits artifices d’une extrême bassesse, dont se servent le Pere
& la Mere d’une fille, quand il est question de la marier.
Il n’y a rien de plus commun, par éxemple, parmi des gens bien
elevez d’ailleurs, & d’un bon Caractere, que de négliger les
Loix severes de la reconnoissance, & de demander pour leurs
filles des avantages extraordinaires fondez sur l’amour
desinteressé d’un amant, dont l’imprudente generosité leur
devroit faire prendre justement le parti opposé. C’est ce que la
Lettre de mon Correspondant éclaircira à merveilles, &
peutêtre me donnera-t-elle de quoi remplir
dans la suite plusieurs feuilles volantes.
Lettre a l’Auteur.
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Letter/Letter to the editor
« Monsieur. Je me suis retiré,
il y a quelque tems, de la ville, & des affaires, à
une petite maison de campagne, ou de beaux environs, des
chemins très pratiquables, & un excellent air,
m’attirent toujours à la promenade. Par là je me suis
fait un plus grand nombre de connoissances qu’il n’en
faut pour un homme de mon âge qui n’a choisi un séjour
champêtre, que pour gouter à son aize les plaisirs de la
retraitte. Dans toute cette
Histoire, dont je ne vous donne ici qu’un abregé, il
paroit de la part de mon voisin un amour si
desintéressé, si sincere, & si violent, que s’il
parvient à la fin au but de ses desirs, & s’il
épouze sa maitresse, je crains bien qu’ils ne soient
malheureux l’un & l’autre. Aussi-tôt
qu’il m’eut communiqué tout le détail de son avanture,
je crus devoir vous en écrire, parce qu’en qualité de
Mentor moderne, il est de votre devoir de remedier à de
pareils abus dans une Nation que vous avez prise pour
votre Eleve. Je vous supplie, Monsieur, de vouloir bien,
dans une occasion si importante, étendre vos
instructions sur toutes les personnes, qui peuvent être
intéressées dans les traittez matrimoniaux, qui ont une
liaison si étroite avec le bonheur du genre-humain.
Embrassez, s’il vous plait, dans vos réfléxions sur
cette matiere, les Peres, les Meres, les filles, &
les amans ; & n’oubliez pas les confidens qui
assistent les deux parties de leurs conseils. Sans
pretendre vous prescrire un plan, je prendrai la liberté
de vous dire, que je remarque dans toute cette intrigue,
quatre causes principales, qui ont fait échouer ce
mariage, qui auroit pu être très-heureux. Premierement,
les expressions équivoques du Pere pour se ménager une
retraite honorable en cas que l’affaire prit un tour
desagreable pour lui. 2°. Les ruses de la
Mere, qu’elle n’a pas daigné cacher seulement, afin que
l’amant se livrât à sa fille pieds & poigns liez,
sans faire aucune attention à sa fortune. 3°. La vanité
de la Demoiselle, d’ailleurs fille de mérite, &
l’idée qu’elle s’est fourrée dans l’imagination, qu’un
homme n’aime pas véritablement, si sans réfléxion il ne
sacrifie pas tout à l’objet de sa tendresse. 4°. La
maniere de ménager l’affaire de coté & d’autre, par
le moyen de lettres, & de confidens, sans permettre
aux parties traittantes la liberté de conferer ensemble
de bouche. Il me semble qu’en rectifiant nos idées sur
les traittez de cette nature, vous ne sauriez qu’obliger
sensiblement toutes les familles du Royaume, où il y a
des Enfants & du bien. Mon jeune Voisin sur-tout
vous en aura une obligation sensible. Il joint ses
prieres aux miennes, pour vous conjurer de vouloir bien
décider sur les points suivans. Si la déclaration d’un
amour, qui a un but légitime doit être adressée d’abord
à la Demoiselle, ou bien à ses Parens ?
S’il faut commencer par s’ouvrir à la Demoiselle, le
jeune-homme doit-il être forcé, ou de rompre dans la
suite d’une maniere qui ne lui fait pas honneur ; ou
d’accorder aux parens de sa maitresse toutes les
conditions qu’ils osent exiger de lui ? Supposé qu’il
faille d’abord s’adresser aux parens, est-il permis au
jeune-homme de disputer sur la Dot, & de songer aux
moyens de s’établir avantageusement dans le monde ? Ou
bien, doit-il se piquer d’une générosité ruineuse, de
peur de passer pour un cœur mercenaire, qui ne songe
qu’à survivre à son épouse future d’une maniere agréable
& aizée ? Quelles instructions faut-il qu’une Mere
donne à sa fille dans une pareille occasion ; &
jusqu’à quel point doit-elle se mêler d’un traitté de la
sorte, pendant que son Epoux est encore en vie ?
Jusqu’où s’étend le devoir d’une fille qu’on veut
obliger de suivre en tout les conseils de sa mere, &
de lui communiquer toutes les lettres de l’amant, aussi
bien que les réponses ? Quelles sont les
bornes, où une Demoiselle doit enfermer l’exercice du
pouvoir qu’elle a sur son Amant ? Doit-elle étendre ce
pouvoir aussi loin qu’elle peut, pour procurer des
avantages à son Pere ; & ne lui est-il pas permis de
songer un peu aux intérêts de la famille où elle doit
entrer ? Quelles limites est-il juste de prescrire à
l’usage des lettres & des confidens, & dans
quelles occasions est-il naturel que les amans ayent la
liberté de se voir, & d’agir par eux-mêmes ? Si la
maitresse remplit ses lettres des affaires d’intérêt,
& qui concernent le contract de mariage, l’amant
agit-il d’une maniere peu noble en répondant à chaque
article, tout comme s’ils avoient été dressez, par le
Pere, ou par la Mere mêmes ? Enfin, ce que j’exige
sur-tout de votre amour pour la Nation, c’est que vous
fassiez tous vos efforts, pour remedier à un abus qui
n’est que trop envogue : je veux parler de la coutume
qu’ont la plupart des Peres, de publier dans le monde,
qu’ils donneront à leur filles le double
de ce qu’ils ont réellement intention de leur donner.
Par là on attire les jeunes gens, qui, flattez par ces
espérances trompeuses, commencent par engager leur
cœur ; mais, détrompez dans la suite, ils sont réduits,
s’ils ne sont pas fort riches eux-mêmes, à choisir entre
deux partis également facheux : ils doivent arracher de
leur ame une passion, qui y a jetté déjà de profondes
racines, ou contracter étourdiment un mariage, qui les
menace d’une ruine prochaine. Voilà, Monsieur, tous les
problêmes que j’ai pour aujourd’hui à proposer à vos
lumieres, au sujet du mariage. Avant pourtant que je
ferme ma lettre, je crois devoir vous prier encore de
nous dire jusqu’à quel point les traitez en question
sont de la même nature que les contracts ordinaires
d’Achat, & de Vente, & s’il n’y a pas moyen
d’empecher que certaines gens ne fassent pas ce commerce
sous main. Rien n’est plus pernicieux pour ce négoce,
que certains Revendeurs & revendeuses, qui ramassent
un Magazin de tous les bons partis de l’un & de
l’autre sexe ; & qui, ne donnant pas
aux Acheteurs le loisir de bien éxaminer la valeur
intrinseque des marchandises, font des profits très
considerables par ce commerce clandestin. Faites-moi la
grace, Monsieur, de me répondre au plus vîte. La
conduite des femmes, sur-tout, a un besoin pressant
d’être redressée par la sagesse de vos préceptes. Je
suis, &c. »
General account
Je vois fort
souvent, entre autres, un jeune-homme qui vient de
me communiquer, tout le détail de son amour sincere,
passionné, & constant, pour une jeune Demoiselle
du voisinage, qui, à ce qu’il croit, est fort
éloignée d’avoir de l’aversion pour lui. Cependant,
l’intrigue a été si bien menagée de la part de la
belle, qu’il n’a jamais pu savoir ses veritables
sentimens, que par conjecture. Quand
il commença à la voir, il y alloit aussi librement,
& d’une maniere aussi familiaire, que les
autres ; mais, depuis qu’il lui a fait une
déclaration d’amour, il ne lui a jamais été possible
de lui dire deux mots en particulier. Lorsqu’il la
demandoit chez elle, elle étoit toujours occupée, ou
malade : on le laissoit attendre deux heures, dans
une antichambre ; &, quand à la fin on le
faisoit entrer, comme par grace, il étoit reçu du
Pere & de la Mere, comme un facheux, qu’on
recevoit à contrecœur. Quand il demandoit au Pere la
permission de rendre de tems en tems une visite à sa
maitresse, le bon vieillard faisoit semblant de ne
le pas entendre. Me le refusez vous donc absolument,
Monsieur ? lui disoit mon ami quelque fois ; mais,
toute la réponse qu’il pouvoit obtenir c’étoit, Eh,
mais, Monsieur, je ne vous dis pas cela. Lorsque la
conversation rouloit sur le bien, le prudent
vieillard ne manquoit jamais de dire que ses
affaires alloient toujours à reculons, & qu’au
contraire celles du Pere du jeune homme passoient
pour être dans l’état le plus florissant. Si le pauvre Garçon s’addressoit à la
Mere, elle paroissoit extrémement portée pour le
mariage en question ; mais, elle ne négligeoit rien
pour embrouiller les choses, au lieu de les
débarasser de toute difficulté. Elle ne le faisoit
pas même en cachette, & elle affectoit de la
sincerité. Plusieurs fois l’affaire a paru
entiérement rompue ; mais, l’amour de mon jeune
voisin étoit si violent, que la moindre lueur
d’espérance le forçoit à renouër. Enfin, fatigué
d’écrire lettre sur lettre, & de ne recevoir de
sa maitresse que des réponses ambigues ; renonçant à
tout espoir, il trouva à propos de prendre congé
d’elle dans les formes. Mais, peu de tems après, on
lui procura, comme par hazard, l’occasion attendue
long-tems, en vain, de voir la belle en particulier,
& éloignée de ses surveillans. Cette bonne
nouvelle rechauffe d’abord sa passion & la rend
plus violente que jamais. Résolu de sacrifier plutôt
tout, que d’abandonner son entreprise, il prend la
poste, court, vole ; &, sans attendre le secours
de quelque Médiateur, pour le raccommoder avec sa
maitresse, il entre brusquement chez
elle. Elle le reçoit aussi mal qu’il est possible,
pour lui faire voir, jusqu’à quel point elle étoit
irritée par sa derniere lettre. Il en est au
desespoir ; &, perdant entierement l’usage de
son bon-sens, il tire la colere & la rage du
sein même de son amour. C’est un frénétique, il
accable sa maitresse d’injures, &
d’imprécations. Quelques momens après, il revient à
lui, il se jette à ses pieds, plein de repentir ;
&, honteux de ses extravagances, il exprime de
la maniere du monde la plus pathétique le desordre
de ses sentimens. Il lui demande pardon, il rempe à
terre, il verse des larmes ; mais, tous ses efforts
son vains : la belle reste inexorable, & ils se
quittent d’une maniere, qui paroit rendre un nouveau
renouement impraticable.