Le Mentor moderne: Discours XLVI.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6482
Livello 1
Discours XLVI.
Citazione/Motto
Quid mentem traxisse polo, quid
prosuit altum Erexisse caput, pecudum si more
pererrant ? Que sert-il à l’homme d’avoir la tête
élevée vers le Ciel, & d’etre transporté par ses pensées
jusqu’aux Astres, s’il s’égare à tout hazard comme les animaux
privez de la raison ?
Livello 2
La nuit derniere, ne pouvant pas
dormir, je fixai à la fin mes pensées vagabondes, en portant mes
réflexions sur la noble figure, que naturellement l’homme
pouvoit faire parmi les Etres créez, & sur sa grande
superiorité sur tous les autres animaux. De l’idée de la
dignité, que devroit lui procurer l’excellence de sa Nature, je
descendis en suite, au triste état au quel il semble s’être
reduit de propos délibéré. Je me mis à considérer la bassesse de
ses penchants, le joug infame, que ses sens lui imposent, &
ses passions fougœuses, qui éxercent sur lui un empire si
honteux, qu’elles ôsent faire de sa raison leur Ministre, &
leur Avocat. En un mot, je le considérai comme
déchu de ce haut rang, qui lui avoit été assigné par la
Providence divine, & avili par des qualitez étrangeres, qui
ne sortent point de sa Nature, & dont il s’est rendu
l’Esclave volontaire. Ces Idées atterrantes firent naitre dans
mon cœur un mélange d’indignation, & de mépris, qui malgré
sa violence ne fut pas capable de me défendre contre le
sommeil ; Mais mon cerveau, troublé par les vapeurs qui
l’accabloient, ne laissoit pas de conserver les mêmes pensées,
quoique confuses & mélées d’images chimériques ; & je
m’endormis, en prononçant à l’insçu de ma raison les noms
odieux, d’étourdis, de foux, & d’extravagants.
Sogno
Allegoria
Mon imagination saisit cette
matiere dans le même endroit, ou mon esprit l’avoit
laissé : je crus me livrer à un soliloque passionné
& pathétique, dans lequel je m’emportois contre les
mortels, au desespoir d’être de la même espece, &
membre d’un corps pour lequel j’avois un si profond
mépris. Dans le tems, que je m’abandonnois à ces
invectives contre mon prochain, je me vis épié par deux
hommes, dont l’un se tenoit à mon côté droit, &
l’autre à mon côté gauche. Leurs traits me
parurent tellement ressemblans, qu’en les rencontrant
chacun à part on auroit pu les prendre l’un pour
l’autre ; mais, en les éxaminant tous deux ensemble, je
m’apperçus sans peine, que quoique un certain air de
sévérité régnât sur le visage de tous les deux, il
paroissoit chez l’un, mêlé de douceur & de bonté,
& chez l’autre, d’orgœuil & de malice. Je ne
pouvois pas m’imaginer la raison pourquoi ces Messieurs
m’étoient venus joindre d’une maniere si brusque, quand
celui, dont la Physionomie me déplaisoit le plus, dit à
l’autre, Venez, mon Frere, laissons-là ce misérable ;
abandonnons le à sa malignité : nous aurons bientôt le
plaisir de le voir changé en Tygre. A ces Paroles, mon
ame fut saisie d’horreur ; ce que remarquant celui des
Freres, qui me revenoit le plus, il eut pitié de mon
trouble. Il me prit la main, avec un souris, qui me
rassura. Ayez bon courage, Monsieur, me dit-il, vous
vous êtes emporté contre le genre humain, que vous
devriés tacher de réformer, au lieu de l’accabler
d’invectives inutiles ; & votre conduite précipitée
mérite quelque correction : mais prenez moi pour votre
guide, & je me fais fort de vous
garantir de tout danger. Ces parolles firent renaitre le
calme dans mon ame, & dans le tems que j’asseurois
mon Protecteur, de mon entiere soumission à ses
conseils, je vis son Frere qui nous quittoit d’une
maniere impétueuse, & l’indignation peinte sur le
visage. Son depart me fit beaucoup de plaisir, & me
trouvant tête à tête avec mon guide, je le suivis sans
balancer, dans l’espérance d’être instruit du sens des
parolles qui m’avoient donné tant de frayeur. En chemin
faisant, il m’addressa le Discours, que voici. Pendant qu’il me
parloit ainsi, nous vinmes à une espece de bois, où je
vis trois entrées sur une même ligne. Nous primes celle
du milieu, qui nous mena dans une belle allée de grands
arbres, mais qui n’étoient pas assez toufus, pour
exclure les rayons du Soleil, de ce lieu aussi agréable,
que régulier. A mesure, que j’avançois, je vis que le
sentier à ma gauche étoit tout rabotteux & couvert
de Rochers & de Precipices, à travers lesquels
Réproche donnoit la chasse, avec une espece de fureur, à
un grand nombre d’hommes vicieux & criminels. A ma
droite, j’apperçus de beaux jardins, qui sous leurs fleurs cachoient plusieurs serpents ;
&, au bout d’un de ces parterres, je découvris la
Flatterie occupée à faire un agréable Berceau, qui
sembloit inviter les malheureux mortels à un sommeil
enchanteur. Je continuai toujours à suivre la route du
milieu, jusqu’à ce que je vinsse à un batiment antique,
où elle conduisoit directement. C’étoit une espece de
Tour, qu’autrefois la Vérité avoit fait construire,
& où elle montoit souvent pour s’instruire de ce qui
se passoit dans l’Univers, & pour savoir quel de ces
deux fils elle devoit y envoyer pour réformer les mœurs
des humains. A peine eus-je mis le pied sur le sœuil de
cet Edifice, que j’y rencontrai la candeur & la
complaisance, qui pendant long-tems s’étoient regardées
comme ennemies, mais qui reconciliées à la fin par mon
sage Guide vivoient dans une charmante intelligence,
& se prêtoient des secours mutuels. Avant qu’on me
permît de monter les degrez de cette tour, on frotta mes
yeux d’une liqueur, qui les rendit extremement
clairvoyans. C’étoit, à ce qu’on m’assura, de l’eau
tirée de ce Puis, où, selon le rapport de Démocrite, la
vérité a été autrefois si longtems cachée.
Aprez cette espece de Purification, on me conduisit
jusqu’à l’appartement le plus élevé de la tour, appellé
la connoissance du cœur humain : &, à peine en
eut-on ouvert les fenetres, que je vis les nuages
s’enfuir devant moi, & tout le genre-humain
dépouillé de l’apparence, & du déguisement offrir à
mes yeux un spectacle aussi triste que varié. Quelle
difference entre les hommes, que je voyois alors, &
ceux qui remplissent nos villes. Je ne découvris chez la
plus part d’entre eux que quelques traces de la figure
humaine : j’en vis avec des têtes de Chien, d’autres
avec des têtes de Singe, & d’autres avec des têtes
de Perroquet. Chaque mortel avoit pris l’air de
l’animal, dont il s’étoit rendu le caractere propre,
& dans sa Phisionomie on lisoit l’abatardissement de
son ame. C’est là que l’orgœil farouche d’un prêtendu
Brave, qui mésure son courage à sa brutalité, allonge
son visage, & lui donne la forme d’une tête de
Cheval : ses yeux sortent de son front, ses Narines
s’ouvrent, & sa perruque détachée tombant sur une de
ses épaules forme une criniere flottante ; c’est là que
le babil des personnes, qui trouvent la
conversation vive & brillante, quand elle est
assaisonnée par la malignité, les metamorphose en oyes
bruiantes : elles marchent toujours par troupes ; &
par leurs cris elles paroissent insulter à tous les
passants : ce qui accompagnoit autrefois la main sous le
nom d’Engageantes rebattu sur le bras se change en
ailes, & sert le penchant naturel, qu’elles ont, de
promener leur caquet de troupe en troupe. Enfin, leurs
levres, à force de servir, contractent un Calus, &
s’allongent dans la forme d’un long bec d’oizeau. C’est
là, qu’on voit toutes sortes d’Envieux ramper à terre,
avec différentes têtes de serpens ; ils semblent méditer
l’un contre l’autre quelque noir dessein ; ils succent
leur venin de la Terre, qui pour les autres produit des
flœurs & des fruits ; &, à force d’aiguiser
leurs langues, ils y font une pointe, capable de percer
le cœur d’un ennemi d’un seul coup. Ceux, qui cachent
leurs mauvaises inclinations sous le voile de
l’Hypocrisie, avoient des Têtes de Crocodiles, la
eruauté logeoit dans leur bouche, & l’imposture dans
leurs yeux : ils faisoient mille crimes,
dans le tems qu’ils déclamoient contre la corruption du
siecle ; ils versoient des larmes sur les cadavres des
malheureux, qu’ils avoient dévorez. Les avares, à force
de tirer tout à eux, avoient rendus leurs doits si
crochus, qu’ils ne formoient plus qu’une Griffe de
Harpie, capable de prendre encore, mais incapable de
lacher prise. Le Chevalier d’industrie avoit la figure
d’un Cameleon : il changeoit de couleur à chaque
instant, & ne se nourrissoit que de mouches, qui
voltigeoient à l’entour de lui, & qui sembloient
méditer un sur moyen de devenir sa proye. Le Breteur
avoit la tête d’un cocq avec une grande Crête : toujours
battu, il célébroit toujours ses victoires par son
propre chant ; & l’on ne voyoit que les Poltrons du
plus bas ordre prendre des oreilles de lievre, &
fuir à son approche. Enfin les Gricharts de profession
étoient metamorphosez en chats, qui en grondant
témoignent leur satisfaction ; les petits-maitres en
singes, les flatteurs en Espagneuls, les paresseux en
anes, les gens sanguinaires en Loups, les fourbes en
Renards, les Rustres en Ours, les Voluptueux en Boucs,
& les Gourmands en Cochons ; Les seuls ivrognes, par un triste privilege, conservoient
leur propre figure ; non seulement par ce que ce Vice
les enlaidit assez ; mais sur-tout par ce qu’il n’y a,
parmi les Brutes aucune espece, qui se rende coupable
d’une intempérance si brutale. Pendant que cette scene
mortifiante s’ouvroit devant mes yeux avec ce desordre,
qu’on remarque d’ordinaire dans les Rêves, & qui ne
représente pas mal la confusion qui regne dans les
affaires du monde, la tristesse s’empara insensiblement
de mon cœur, & me força à répandre quelques larmes ;
Cette humeur qui a sa source dans une passion, détruisit
apparemment la Vertu de cette eau, avec laquelle mes
yeux avoient été purifiés. A mesure que je pleurois le
sort de mon prochain, le ciel s’obscurcit de nouveau,
couvert de tout cotez par des nuages, pareils à ceux qui
s’étoient dissipez d’abord à ma vue ; & ce triste
spectacle disparut entierement. Au changement de
Décoration je tournai mes yeux humides vers mon
Conducteur, qui voyant mon trouble m’addressa le
discours suivant.
Livello 3
Pour achever de dissiper
vos allarmes, il est bon de vous tracer le Caractere
de mon Frere, & le mien. Mon nom est Réprimende,
& le sien Reproche. Nous sommes tous deux de la
même Mere, mais de Peres differens. Celle, qui nous
a mis au monde s’appelle Vérité. Dès que l’Amour la
vit, il conçut une forte tendresse pour elle, elle y
répondit bientôt, ils se mariérent, & je suis le
fruit de cette heureuse union. Quelque tems après
ses charmes donnerent dans la vue à un génie, qu’on
appelle Mauvais naturel ; il la ravit, & ce Rapt
fut cause de la naissance de celui, que vous venez
de voir. Le penchant que nous avons hérité l’un
& l’autre de notre Mere, nous
porte à informer le genre humain de ses défauts ;
mais, le génie different de nos Peres nous fait
éxecuter le même dessein dans des vues directement
opposées. J’ai dans le cœur une certaine bonté
naturelle, qui m’engage à considerer tous les hommes
comme mes amis ; au lieu que la fougue &
l’orgœuil de mon Frere le jettent au milieu du
Genre-humain comme une armée ennemie. Quoique vous
veniéz d’agir selon son humeur, vous vous êtes
attiré sa colere, par ce qu’il pretend agir par les
mêmes principes, que moi.
Livello 3
Vous
venez de voir le triste Etat, où tombe
l’homme, quand il s’abaisse lui-même au dessous de
sa dignité naturelle. Songez à vous garantir vous
même d’une chute semblable, par une grandeur d’ame
accompagnée de modestie, & par une généreuse
honte. Faites aussi tous vos efforts pour dessiller
les yeux des autres : par un noble principe de
bonté ; afin de les détourner de cet afreux
Précipice. Accommodez vos leçons aux Caracteres de
ceux à qui vous les addresserez, severe, quand il le
faut, Doux quand l’occasion le demande, & même
Badin quelquefois, quand le précepte ne peut entrer
dans le cœur, qu’à la faveur du plaisir. Dépeignez
tantôt le triste abatardissement de l’homme, avec
les couleurs les plus fortes, & en même tems les
plus vrayes & les plus naturelles ; &
menacez tantot vos contemporains incorrigibles de
leur prochaine Métamorphose. Ne renfermez pas vos
utiles instructions dans la sphere étroite de vos
amis : étendez les à tous ceux que vous connoissez,
& qui donnent la moindre espérance de docilité.
Quand vous aurez vos raisons, pour ne pas vous
addresser directement aux Personnes
mêmes, parlez aux animaux, dont ils ambitionnent le
Caractere, & qu’ils se voyent dans les brutes,
comme dans des miroirs fidelles. Cette méthode a
produit de tout tems d’heureux effets : les
Egyptiens exprimoient leurs pensées, par la figure
des animaux ; & le fameux Esope prêta notre
langage aux Brutes, pour les rendre capables de
précher aux hommes la raison, & la vertu.