Discours XLVI. Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Hannah Bakanitsch Mitarbeiter Lilith Burger Mitarbeiter Elisabeth Hobisch Herausgeber Veronika Mussner Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 19.04.2017 o:mws.6482 Justus Van Effen : Le Mentor moderne ou Discours sur les mœurs du siècle ; traduit de l'Anglois du Guardian de Mrs Addisson, Steele, et autres Auteurs du Spectateur. La Haye : Frères Vaillant et N. Prévost, Tome I, 451-462 Le Mentor moderne 1 046 1723 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité France 2.0,46.0

Discours XLVI.

Quid mentem traxisse polo, quid prosuit altum Erexisse caput, pecudum si more pererrant ?

Que sert-il à l’homme d’avoir la tête élevée vers le Ciel, & d’etre transporté par ses pensées jusqu’aux Astres, s’il s’égare à tout hazard comme les animaux privez de la raison ?

La nuit derniere, ne pouvant pas dormir, je fixai à la fin mes pensées vagabondes, en portant mes réflexions sur la noble figure, que naturellement l’homme pouvoit faire parmi les Etres créez, & sur sa grande superiorité sur tous les autres animaux. De l’idée de la dignité, que devroit lui procurer l’excellence de sa Nature, je descendis en suite, au triste état au quel il semble s’être reduit de propos délibéré. Je me mis à considérer la bassesse de ses penchants, le joug infame, que ses sens lui imposent, & ses passions fougœuses, qui éxercent sur lui un empire si honteux, qu’elles ôsent faire de sa raison leur Ministre, & leur Avocat. En un mot, je le considérai comme déchu de ce haut rang, qui lui avoit été assigné par la Providence divine, & avili par des qualitez étrangeres, qui ne sortent point de sa Nature, & dont il s’est rendu l’Esclave volontaire. Ces Idées atterrantes firent naitre dans mon cœur un mélange d’indignation, & de mépris, qui malgré sa violence ne fut pas capable de me défendre contre le sommeil ; Mais mon cerveau, troublé par les vapeurs qui l’accabloient, ne laissoit pas de conserver les mêmes pensées, quoique confuses & mélées d’images chimériques ; & je m’endormis, en prononçant à l’insçu de ma raison les noms odieux, d’étourdis, de foux, & d’extravagants.

Mon imagination saisit cette matiere dans le même endroit, ou mon esprit l’avoit laissé : je crus me livrer à un soliloque passionné & pathétique, dans lequel je m’emportois contre les mortels, au desespoir d’être de la même espece, & membre d’un corps pour lequel j’avois un si profond mépris. Dans le tems, que je m’abandonnois à ces invectives contre mon prochain, je me vis épié par deux hommes, dont l’un se tenoit à mon côté droit, & l’autre à mon côté gau-che. Leurs traits me parurent tellement ressemblans, qu’en les rencontrant chacun à part on auroit pu les prendre l’un pour l’autre ; mais, en les éxaminant tous deux ensemble, je m’apperçus sans peine, que quoique un certain air de sévérité régnât sur le visage de tous les deux, il paroissoit chez l’un, mêlé de douceur & de bonté, & chez l’autre, d’orgœuil & de malice.

Je ne pouvois pas m’imaginer la raison pourquoi ces Messieurs m’étoient venus joindre d’une maniere si brusque, quand celui, dont la Physionomie me déplaisoit le plus, dit à l’autre, Venez, mon Frere, laissons-là ce misérable ; abandonnons le à sa malignité : nous aurons bientôt le plaisir de le voir changé en Tygre. A ces Paroles, mon ame fut saisie d’horreur ; ce que remarquant celui des Freres, qui me revenoit le plus, il eut pitié de mon trouble. Il me prit la main, avec un souris, qui me rassura. Ayez bon courage, Monsieur, me dit-il, vous vous êtes emporté contre le genre humain, que vous devriés tacher de réformer, au lieu de l’accabler d’invectives inutiles ; & votre conduite précipitée mérite quelque correction : mais prenez moi pour votre guide, & je me fais fort de vous garantir de tout danger. Ces parolles firent renaitre le calme dans mon ame, & dans le tems que j’asseurois mon Protecteur, de mon entiere soumission à ses conseils, je vis son Frere qui nous quittoit d’une maniere impétueuse, & l’indignation peinte sur le visage. Son depart me fit beaucoup de plaisir, & me trouvant tête à tête avec mon guide, je le suivis sans balancer, dans l’espérance d’être instruit du sens des parolles qui m’avoient donné tant de frayeur.

En chemin faisant, il m’addressa le Discours, que voici. Pour achever de dissiper vos allarmes, il est bon de vous tracer le Caractere de mon Frere, & le mien. Mon nom est Réprimende, & le sien Reproche. Nous sommes tous deux de la même Mere, mais de Peres differens. Celle, qui nous a mis au monde s’appelle Vérité. Dès que l’Amour la vit, il conçut une forte tendresse pour elle, elle y répondit bientôt, ils se mariérent, & je suis le fruit de cette heureuse union. Quelque tems après ses charmes donnerent dans la vue à un génie, qu’on appelle Mauvais naturel ; il la ravit, & ce Rapt fut cause de la naissance de celui, que vous venez de voir. Le penchant que nous avons hérité l’un & l’autre de notre Mere, nous porte à informer le genre humain de ses défauts ; mais, le génie different de nos Peres nous fait éxecuter le même dessein dans des vues directement opposées. J’ai dans le cœur une certaine bonté naturelle, qui m’engage à considerer tous les hommes comme mes amis ; au lieu que la fougue & l’orgœuil de mon Frere le jettent au milieu du Genre-humain comme une armée ennemie. Quoique vous veniéz d’agir selon son humeur, vous vous êtes attiré sa colere, par ce qu’il pretend agir par les mêmes principes, que moi.

Pendant qu’il me parloit ainsi, nous vinmes à une espece de bois, où je vis trois entrées sur une même ligne. Nous primes celle du milieu, qui nous mena dans une belle allée de grands arbres, mais qui n’étoient pas assez toufus, pour exclure les rayons du Soleil, de ce lieu aussi agréable, que régulier.

A mesure, que j’avançois, je vis que le sentier à ma gauche étoit tout rabotteux & couvert de Rochers & de Precipices, à travers lesquels Réproche donnoit la chasse, avec une espece de fureur, à un grand nombre d’hommes vicieux & criminels. A ma droite, j’apperçus de beaux jardins, qui sous leurs fleurs cachoient plusieurs serpents ; &, au bout d’un de ces parterres, je découvris la Flatterie occupée à faire un agréable Berceau, qui sembloit inviter les malheureux mortels à un sommeil enchanteur.

Je continuai toujours à suivre la route du milieu, jusqu’à ce que je vinsse à un batiment antique, où elle conduisoit directement. C’étoit une espece de Tour, qu’autrefois la Vérité avoit fait construire, & où elle montoit souvent pour s’instruire de ce qui se passoit dans l’Univers, & pour savoir quel de ces deux fils elle devoit y envoyer pour réformer les mœurs des humains. A peine eus-je mis le pied sur le sœuil de cet Edifice, que j’y rencontrai la candeur & la complaisance, qui pendant long-tems s’étoient regardées comme ennemies, mais qui reconciliées à la fin par mon sage Guide vivoient dans une charmante intelligence, & se prêtoient des secours mutuels.

Avant qu’on me permît de monter les degrez de cette tour, on frotta mes yeux d’une liqueur, qui les rendit extremement clairvoyans. C’étoit, à ce qu’on m’assura, de l’eau tirée de ce Puis, où, selon le rapport de Démocrite, la vérité a été autrefois si longtems cachée. Aprez cette espece de Purification, on me conduisit jusqu’à l’appartement le plus élevé de la tour, appellé la connoissance du cœur humain : &, à peine en eut-on ouvert les fenetres, que je vis les nuages s’enfuir devant moi, & tout le genre-humain dépouillé de l’apparence, & du déguisement offrir à mes yeux un spectacle aussi triste que varié.

Quelle difference entre les hommes, que je voyois alors, & ceux qui remplissent nos villes. Je ne découvris chez la plus part d’entre eux que quelques traces de la figure humaine : j’en vis avec des têtes de Chien, d’autres avec des têtes de Singe, & d’autres avec des têtes de Perroquet. Chaque mortel avoit pris l’air de l’animal, dont il s’étoit rendu le caractere propre, & dans sa Phisionomie on lisoit l’abatardissement de son ame.

C’est là que l’orgœil farouche d’un prêtendu Brave, qui mésure son courage à sa brutalité, allonge son visage, & lui donne la forme d’une tête de Cheval : ses yeux sortent de son front, ses Narines s’ouvrent, & sa perruque détachée tombant sur une de ses épaules forme une criniere flottante ; c’est là que le babil des personnes, qui trouvent la conversation vive & brillante, quand elle est assaisonnée par la malignité, les metamorphose en oyes bruiantes : elles marchent toujours par troupes ; & par leurs cris elles paroissent insulter à tous les passants : ce qui accompagnoit autrefois la main sous le nom d’Engageantes rebattu sur le bras se change en ailes, & sert le penchant naturel, qu’elles ont, de promener leur caquet de troupe en troupe. Enfin, leurs levres, à force de servir, contractent un Calus, & s’allongent dans la forme d’un long bec d’oizeau. C’est là, qu’on voit toutes sortes d’Envieux ramper à terre, avec différentes têtes de serpens ; ils semblent méditer l’un contre l’autre quelque noir dessein ; ils succent leur venin de la Terre, qui pour les autres produit des flœurs & des fruits ; &, à force d’aiguiser leurs langues, ils y font une pointe, capable de percer le cœur d’un ennemi d’un seul coup.

Ceux, qui cachent leurs mauvaises inclinations sous le voile de l’Hypocrisie, avoient des Têtes de Crocodiles, la eruauté logeoit dans leur bouche, & l’imposture dans leurs yeux : ils faisoient mille crimes, dans le tems qu’ils déclamoient contre la corruption du siecle ; ils versoient des larmes sur les cadavres des malheureux, qu’ils avoient dévorez. Les avares, à force de tirer tout à eux, avoient rendus leurs doits si crochus, qu’ils ne formoient plus qu’une Griffe de Harpie, capable de prendre encore, mais incapable de lacher prise. Le Chevalier d’industrie avoit la figure d’un Cameleon : il changeoit de couleur à chaque instant, & ne se nourrissoit que de mouches, qui voltigeoient à l’entour de lui, & qui sembloient méditer un sur moyen de devenir sa proye. Le Breteur avoit la tête d’un cocq avec une grande Crête : toujours battu, il célébroit toujours ses victoires par son propre chant ; & l’on ne voyoit que les Poltrons du plus bas ordre prendre des oreilles de lievre, & fuir à son approche. Enfin les Gricharts de profession étoient metamorphosez en chats, qui en grondant témoignent leur satisfaction ; les petits-maitres en singes, les flatteurs en Espagneuls, les paresseux en anes, les gens sanguinaires en Loups, les fourbes en Renards, les Rustres en Ours, les Voluptueux en Boucs, & les Gourmands en Cochons ; Les seuls ivro-gnes, par un triste privilege, conservoient leur propre figure ; non seulement par ce que ce Vice les enlaidit assez ; mais sur-tout par ce qu’il n’y a, parmi les Brutes aucune espece, qui se rende coupable d’une intempérance si brutale.

Pendant que cette scene mortifiante s’ouvroit devant mes yeux avec ce desordre, qu’on remarque d’ordinaire dans les Rêves, & qui ne représente pas mal la confusion qui regne dans les affaires du monde, la tristesse s’empara insensiblement de mon cœur, & me força à répandre quelques larmes ; Cette humeur qui a sa source dans une passion, détruisit apparemment la Vertu de cette eau, avec laquelle mes yeux avoient été purifiés. A mesure que je pleurois le sort de mon prochain, le ciel s’obscurcit de nouveau, couvert de tout cotez par des nuages, pareils à ceux qui s’étoient dissipez d’abord à ma vue ; & ce triste spectacle disparut entierement. Au changement de Décoration je tournai mes yeux humides vers mon Conducteur, qui voyant mon trouble m’addressa le discours suivant.

Vous venez de voir le triste Etat, où tombe l’homme, quand il s’abaisse lui-même au dessous de sa dignité naturelle. Songez à vous garantir vous même d’une chute semblable, par une grandeur d’ame accompagnée de modestie, & par une généreuse honte. Faites aussi tous vos efforts pour dessiller les yeux des autres : par un noble principe de bonté ; afin de les détourner de cet afreux Précipice. Accommodez vos leçons aux Caracteres de ceux à qui vous les addresserez, severe, quand il le faut, Doux quand l’occasion le demande, & même Badin quelquefois, quand le précepte ne peut entrer dans le cœur, qu’à la faveur du plaisir. Dépeignez tantôt le triste abatardissement de l’homme, avec les couleurs les plus fortes, & en même tems les plus vrayes & les plus naturelles ; & menacez tantot vos contemporains incorrigibles de leur prochaine Métamorphose. Ne renfermez pas vos utiles instructions dans la sphere étroite de vos amis : étendez les à tous ceux que vous connoissez, & qui donnent la moindre espérance de docilité. Quand vous aurez vos raisons, pour ne pas vous addresser directement aux Per-sonnes mêmes, parlez aux animaux, dont ils ambitionnent le Caractere, & qu’ils se voyent dans les brutes, comme dans des miroirs fidelles. Cette méthode a produit de tout tems d’heureux effets : les Egyptiens exprimoient leurs pensées, par la figure des animaux ; & le fameux Esope prêta notre langage aux Brutes, pour les rendre capables de précher aux hommes la raison, & la vertu.

Discours XLVI. Quid mentem traxisse polo, quid prosuit altum Erexisse caput, pecudum si more pererrant ? Que sert-il à l’homme d’avoir la tête élevée vers le Ciel, & d’etre transporté par ses pensées jusqu’aux Astres, s’il s’égare à tout hazard comme les animaux privez de la raison ? La nuit derniere, ne pouvant pas dormir, je fixai à la fin mes pensées vagabondes, en portant mes réflexions sur la noble figure, que naturellement l’homme pouvoit faire parmi les Etres créez, & sur sa grande superiorité sur tous les autres animaux. De l’idée de la dignité, que devroit lui procurer l’excellence de sa Nature, je descendis en suite, au triste état au quel il semble s’être reduit de propos délibéré. Je me mis à considérer la bassesse de ses penchants, le joug infame, que ses sens lui imposent, & ses passions fougœuses, qui éxercent sur lui un empire si honteux, qu’elles ôsent faire de sa raison leur Ministre, & leur Avocat. En un mot, je le considérai comme déchu de ce haut rang, qui lui avoit été assigné par la Providence divine, & avili par des qualitez étrangeres, qui ne sortent point de sa Nature, & dont il s’est rendu l’Esclave volontaire. Ces Idées atterrantes firent naitre dans mon cœur un mélange d’indignation, & de mépris, qui malgré sa violence ne fut pas capable de me défendre contre le sommeil ; Mais mon cerveau, troublé par les vapeurs qui l’accabloient, ne laissoit pas de conserver les mêmes pensées, quoique confuses & mélées d’images chimériques ; & je m’endormis, en prononçant à l’insçu de ma raison les noms odieux, d’étourdis, de foux, & d’extravagants. Mon imagination saisit cette matiere dans le même endroit, ou mon esprit l’avoit laissé : je crus me livrer à un soliloque passionné & pathétique, dans lequel je m’emportois contre les mortels, au desespoir d’être de la même espece, & membre d’un corps pour lequel j’avois un si profond mépris. Dans le tems, que je m’abandonnois à ces invectives contre mon prochain, je me vis épié par deux hommes, dont l’un se tenoit à mon côté droit, & l’autre à mon côté gau-che. Leurs traits me parurent tellement ressemblans, qu’en les rencontrant chacun à part on auroit pu les prendre l’un pour l’autre ; mais, en les éxaminant tous deux ensemble, je m’apperçus sans peine, que quoique un certain air de sévérité régnât sur le visage de tous les deux, il paroissoit chez l’un, mêlé de douceur & de bonté, & chez l’autre, d’orgœuil & de malice. Je ne pouvois pas m’imaginer la raison pourquoi ces Messieurs m’étoient venus joindre d’une maniere si brusque, quand celui, dont la Physionomie me déplaisoit le plus, dit à l’autre, Venez, mon Frere, laissons-là ce misérable ; abandonnons le à sa malignité : nous aurons bientôt le plaisir de le voir changé en Tygre. A ces Paroles, mon ame fut saisie d’horreur ; ce que remarquant celui des Freres, qui me revenoit le plus, il eut pitié de mon trouble. Il me prit la main, avec un souris, qui me rassura. Ayez bon courage, Monsieur, me dit-il, vous vous êtes emporté contre le genre humain, que vous devriés tacher de réformer, au lieu de l’accabler d’invectives inutiles ; & votre conduite précipitée mérite quelque correction : mais prenez moi pour votre guide, & je me fais fort de vous garantir de tout danger. Ces parolles firent renaitre le calme dans mon ame, & dans le tems que j’asseurois mon Protecteur, de mon entiere soumission à ses conseils, je vis son Frere qui nous quittoit d’une maniere impétueuse, & l’indignation peinte sur le visage. Son depart me fit beaucoup de plaisir, & me trouvant tête à tête avec mon guide, je le suivis sans balancer, dans l’espérance d’être instruit du sens des parolles qui m’avoient donné tant de frayeur. En chemin faisant, il m’addressa le Discours, que voici. Pour achever de dissiper vos allarmes, il est bon de vous tracer le Caractere de mon Frere, & le mien. Mon nom est Réprimende, & le sien Reproche. Nous sommes tous deux de la même Mere, mais de Peres differens. Celle, qui nous a mis au monde s’appelle Vérité. Dès que l’Amour la vit, il conçut une forte tendresse pour elle, elle y répondit bientôt, ils se mariérent, & je suis le fruit de cette heureuse union. Quelque tems après ses charmes donnerent dans la vue à un génie, qu’on appelle Mauvais naturel ; il la ravit, & ce Rapt fut cause de la naissance de celui, que vous venez de voir. Le penchant que nous avons hérité l’un & l’autre de notre Mere, nous porte à informer le genre humain de ses défauts ; mais, le génie different de nos Peres nous fait éxecuter le même dessein dans des vues directement opposées. J’ai dans le cœur une certaine bonté naturelle, qui m’engage à considerer tous les hommes comme mes amis ; au lieu que la fougue & l’orgœuil de mon Frere le jettent au milieu du Genre-humain comme une armée ennemie. Quoique vous veniéz d’agir selon son humeur, vous vous êtes attiré sa colere, par ce qu’il pretend agir par les mêmes principes, que moi. Pendant qu’il me parloit ainsi, nous vinmes à une espece de bois, où je vis trois entrées sur une même ligne. Nous primes celle du milieu, qui nous mena dans une belle allée de grands arbres, mais qui n’étoient pas assez toufus, pour exclure les rayons du Soleil, de ce lieu aussi agréable, que régulier. A mesure, que j’avançois, je vis que le sentier à ma gauche étoit tout rabotteux & couvert de Rochers & de Precipices, à travers lesquels Réproche donnoit la chasse, avec une espece de fureur, à un grand nombre d’hommes vicieux & criminels. A ma droite, j’apperçus de beaux jardins, qui sous leurs fleurs cachoient plusieurs serpents ; &, au bout d’un de ces parterres, je découvris la Flatterie occupée à faire un agréable Berceau, qui sembloit inviter les malheureux mortels à un sommeil enchanteur. Je continuai toujours à suivre la route du milieu, jusqu’à ce que je vinsse à un batiment antique, où elle conduisoit directement. C’étoit une espece de Tour, qu’autrefois la Vérité avoit fait construire, & où elle montoit souvent pour s’instruire de ce qui se passoit dans l’Univers, & pour savoir quel de ces deux fils elle devoit y envoyer pour réformer les mœurs des humains. A peine eus-je mis le pied sur le sœuil de cet Edifice, que j’y rencontrai la candeur & la complaisance, qui pendant long-tems s’étoient regardées comme ennemies, mais qui reconciliées à la fin par mon sage Guide vivoient dans une charmante intelligence, & se prêtoient des secours mutuels. Avant qu’on me permît de monter les degrez de cette tour, on frotta mes yeux d’une liqueur, qui les rendit extremement clairvoyans. C’étoit, à ce qu’on m’assura, de l’eau tirée de ce Puis, où, selon le rapport de Démocrite, la vérité a été autrefois si longtems cachée. Aprez cette espece de Purification, on me conduisit jusqu’à l’appartement le plus élevé de la tour, appellé la connoissance du cœur humain : &, à peine en eut-on ouvert les fenetres, que je vis les nuages s’enfuir devant moi, & tout le genre-humain dépouillé de l’apparence, & du déguisement offrir à mes yeux un spectacle aussi triste que varié. Quelle difference entre les hommes, que je voyois alors, & ceux qui remplissent nos villes. Je ne découvris chez la plus part d’entre eux que quelques traces de la figure humaine : j’en vis avec des têtes de Chien, d’autres avec des têtes de Singe, & d’autres avec des têtes de Perroquet. Chaque mortel avoit pris l’air de l’animal, dont il s’étoit rendu le caractere propre, & dans sa Phisionomie on lisoit l’abatardissement de son ame. C’est là que l’orgœil farouche d’un prêtendu Brave, qui mésure son courage à sa brutalité, allonge son visage, & lui donne la forme d’une tête de Cheval : ses yeux sortent de son front, ses Narines s’ouvrent, & sa perruque détachée tombant sur une de ses épaules forme une criniere flottante ; c’est là que le babil des personnes, qui trouvent la conversation vive & brillante, quand elle est assaisonnée par la malignité, les metamorphose en oyes bruiantes : elles marchent toujours par troupes ; & par leurs cris elles paroissent insulter à tous les passants : ce qui accompagnoit autrefois la main sous le nom d’Engageantes rebattu sur le bras se change en ailes, & sert le penchant naturel, qu’elles ont, de promener leur caquet de troupe en troupe. Enfin, leurs levres, à force de servir, contractent un Calus, & s’allongent dans la forme d’un long bec d’oizeau. C’est là, qu’on voit toutes sortes d’Envieux ramper à terre, avec différentes têtes de serpens ; ils semblent méditer l’un contre l’autre quelque noir dessein ; ils succent leur venin de la Terre, qui pour les autres produit des flœurs & des fruits ; &, à force d’aiguiser leurs langues, ils y font une pointe, capable de percer le cœur d’un ennemi d’un seul coup. Ceux, qui cachent leurs mauvaises inclinations sous le voile de l’Hypocrisie, avoient des Têtes de Crocodiles, la eruauté logeoit dans leur bouche, & l’imposture dans leurs yeux : ils faisoient mille crimes, dans le tems qu’ils déclamoient contre la corruption du siecle ; ils versoient des larmes sur les cadavres des malheureux, qu’ils avoient dévorez. Les avares, à force de tirer tout à eux, avoient rendus leurs doits si crochus, qu’ils ne formoient plus qu’une Griffe de Harpie, capable de prendre encore, mais incapable de lacher prise. Le Chevalier d’industrie avoit la figure d’un Cameleon : il changeoit de couleur à chaque instant, & ne se nourrissoit que de mouches, qui voltigeoient à l’entour de lui, & qui sembloient méditer un sur moyen de devenir sa proye. Le Breteur avoit la tête d’un cocq avec une grande Crête : toujours battu, il célébroit toujours ses victoires par son propre chant ; & l’on ne voyoit que les Poltrons du plus bas ordre prendre des oreilles de lievre, & fuir à son approche. Enfin les Gricharts de profession étoient metamorphosez en chats, qui en grondant témoignent leur satisfaction ; les petits-maitres en singes, les flatteurs en Espagneuls, les paresseux en anes, les gens sanguinaires en Loups, les fourbes en Renards, les Rustres en Ours, les Voluptueux en Boucs, & les Gourmands en Cochons ; Les seuls ivro-gnes, par un triste privilege, conservoient leur propre figure ; non seulement par ce que ce Vice les enlaidit assez ; mais sur-tout par ce qu’il n’y a, parmi les Brutes aucune espece, qui se rende coupable d’une intempérance si brutale. Pendant que cette scene mortifiante s’ouvroit devant mes yeux avec ce desordre, qu’on remarque d’ordinaire dans les Rêves, & qui ne représente pas mal la confusion qui regne dans les affaires du monde, la tristesse s’empara insensiblement de mon cœur, & me força à répandre quelques larmes ; Cette humeur qui a sa source dans une passion, détruisit apparemment la Vertu de cette eau, avec laquelle mes yeux avoient été purifiés. A mesure que je pleurois le sort de mon prochain, le ciel s’obscurcit de nouveau, couvert de tout cotez par des nuages, pareils à ceux qui s’étoient dissipez d’abord à ma vue ; & ce triste spectacle disparut entierement. Au changement de Décoration je tournai mes yeux humides vers mon Conducteur, qui voyant mon trouble m’addressa le discours suivant. Vous venez de voir le triste Etat, où tombe l’homme, quand il s’abaisse lui-même au dessous de sa dignité naturelle. Songez à vous garantir vous même d’une chute semblable, par une grandeur d’ame accompagnée de modestie, & par une généreuse honte. Faites aussi tous vos efforts pour dessiller les yeux des autres : par un noble principe de bonté ; afin de les détourner de cet afreux Précipice. Accommodez vos leçons aux Caracteres de ceux à qui vous les addresserez, severe, quand il le faut, Doux quand l’occasion le demande, & même Badin quelquefois, quand le précepte ne peut entrer dans le cœur, qu’à la faveur du plaisir. Dépeignez tantôt le triste abatardissement de l’homme, avec les couleurs les plus fortes, & en même tems les plus vrayes & les plus naturelles ; & menacez tantot vos contemporains incorrigibles de leur prochaine Métamorphose. Ne renfermez pas vos utiles instructions dans la sphere étroite de vos amis : étendez les à tous ceux que vous connoissez, & qui donnent la moindre espérance de docilité. Quand vous aurez vos raisons, pour ne pas vous addresser directement aux Per-sonnes mêmes, parlez aux animaux, dont ils ambitionnent le Caractere, & qu’ils se voyent dans les brutes, comme dans des miroirs fidelles. Cette méthode a produit de tout tems d’heureux effets : les Egyptiens exprimoient leurs pensées, par la figure des animaux ; & le fameux Esope prêta notre langage aux Brutes, pour les rendre capables de précher aux hommes la raison, & la vertu.