Le Mentor moderne: Discours XLV.
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Nivel 1
Discours XLV.
Cita/Lema
Quis enim virtutem amplectitur
ipsam, Præmia si tollas ? Qui prendra le parti de la
vertu pour l’amour d’elle-même, & sans avoir en vue quelque
récompense ?
Nivel 2
Rien n’est plus ordinaire à ceux qui
traitent la controverse, que de laisser là le fond de la
matiere, pour pénétrer dans le cœur de leurs antagonistes, &
pour leur attribuer des desseins criminels. Par là les preuves
se changent en Satyres ; &, au lieu d’avoir pour objet les
erreurs de l’entendement, on se jette sur les mœurs de ceux
qu’on attaque, & qu’on voudroit bien rendre odieux. Je sens
toute l’extravagance d’une pareille conduite ; & je suis
fortement résolu de ne m’en point rendre coupable, en continuant
à éxécuter mon dessein d’exposer aux yeux du public les
égaremens funestes des prétendus Esprits-forts. La vertu &
le bonheur de la société humaine, doivent être les grands motifs
de toutes les actions d’un homme de bien ; & il faut avouër qu’il y a, dans cette nouvelle secte de
Philosophes, des gens qui font profession d’aller plus
directement à ce noble but que tous les autres hommes. Je veux
bien croire que ce sont là leurs véritables vues, & qu’ils
suivent pas à pas les lumieres de leur raison, & le Dictamen
de leur conscience ; mais, il est à craindre, que malgré leurs
bonnes intentions, les efforts qu’ils ont faits pour etendre
l’empire de la vertu, n’ayent servi qu’à affermir le vice sur le
throne. Comme je crois, que leur méprise n’a pour cause qu’une
ignorance grossiere touchant la nature, & les véritables
intérêts de l’homme, je me flatte, que dès qu’ils sentiront leur
erreur, ils ne manqueront point de se laisser guider par leur
amour pour le genre-humain, & de faire rouler toute leur
conduite sur un autre plan. Les sages, dont il s’agit ici,
parlent de la vertu comme de la chose du monde la plus aimable ;
mais, dans le meme tems qu’ils élevent sa beauté, jusqu’aux
nues, ils ne négligent rien pour la décréditer, & pour la
rendre inaccessible à la plupart des hommes. C’est là, à leur
avis, la meilleure méthode pour faire croitre le
nombre de ses admirateurs ; tant ils ont mal réüssi dans l’étude
du cœur humain. Il est vrai, que la vertu par sa propre nature a
des charmes puissants ; mais, il est vrai aussi, que le
Christianisme la place dans son plus beau jour, qu’il en
developpe toute la beauté naturelle, & qu’il excite pour
elle dans nos ames l’ardeur la plus vive, en l’environnant des
récompenses les plus glorieuses. Si par cette méthode il ne fait
point des impressions assez fortes sur certains naturels pesans,
& sur des imaginations lugubres, que l’esperance ne sauroit
égayer, il fait remuer ces Esprits lourds, par la crainte d’une
punition éternelle, & les forcer par la frayeur à se
familiariser avec les charmes de la vertu. Celle de nos Esprits
forts graves & sages est destituée de tous ces secours ;
Mais, ils ne considerent dans l’une & dans l’autre,
que le bien & le mal, qui en sont inséparables : ils n’ont
en vue, que la récompense & la punition, dont
ils sont suivis immédiatement. Pour l’immortalité de l’ame, pour
la félicité à venir, pour les peines eternelles, ils les
tournent en ridicule, comme les chimeres les plus
extravagantes ; ou, du moins, ils en rendent la vérité suspecte,
par les artifices les plus subtils, & par les ruses les plus
déliées. Je n’accuse pas ces nouveaux Docteurs du noir dessein
de trahir la vertu, sous prétexte de la defendre ; mais, j’ôse
soutenir que s’ils avoient formé un tel dessein, ils ne
pourroient pas prendre des mesures plus justes, pour l’exécuter.
S’il faut les absoudre de malice, il faut nécessairement les
condamner de stupidité ; Comment peut-on se mettre dans
l’esprit, que c’est soutenir les intérêts de la vertu, que
d’affoiblir les plus puissants motifs, qui nous y portent ;
motifs accommodez à toutes sortes d’humeurs, aux esprits de tout
ordre ; motifs propres à donner une nouvelle force à cet amour
noble pour cette fille du Ciel, lequel n’a prise que sur ces
grandes ames, qui sont capables d’aimer la vertu pour son propre
mérite ? Certainement, il faut ignorer ce que
c’est que les passions, & n’en avoir jamais senti la force,
pour s’imaginer, que la simple beauté de la valeur, de la
temperance, & de la justice est capable de soutenir les
hommes ordinaires dans le pénible sentier de la vertu ; & de
les défendre contre les tentations de l’intérêt & de la
volupté. Il paroit évidemment par là, que ces Messieurs méritent
plutôt nos mépris, que notre indignation ; & qu’on ne
sauroit les considérer sinon comme une troupe de gens stupides,
dont l’esprit est trop borné, pour découvrir l’excellence de la
Religion. Comment peut-on se mettre dans l’Esprit qu’ils
méditent quelque mauvais dessein ? Ceux, qui forment un projet
pernicieux, font tout ce qu’ils peuvent, pour en cacher les
ressorts ; mais, ces pauvres gens ici crient à tous ceux, qui
veulent les écouter, qu’ils ont moins de motifs pour être gens
de bien, que les autres hommes ; Par conséquent, ils nous
avertissent de nous défier d’eux, nous, qui sommes portez à la
pratique de chaque vertu, par des raisons tout aussi fortes que
les leurs, & qui avons par-dessus eux l’attente certaine
d’une félicité, ou d’une misere éternelles <sic>. Peut-on jetter seulement la vue sur les actions
humaines, sans s’appercevoir, qu’elles ont presque toutes leur
source dans les passions, parmi lesquelles l’espérance, & la
crainte, sont indubitablement les plus fortes, & les plus
étendues ? Est-il possible de s’imaginer rien qui puisse animer
plus fortement cette Espérance & cette crainte, que cette
perspective agréable ou effrayante d’un bonheur ou d’un malheur
éternel ? Il est évident qu’un Chrétien, qui veut commettre une
action criminelle, a de plus puissantes barrieres à forcer,
qu’un Esprit-fort ; & que le crime, chez le premier, doit
trainer à sa suite des remords plus cuisants, & plus
durables, que chez l’autre. Ce n’est pas tout : il semble qu’un
homme, qui rejette l’idée d’une vie à venir, n’est pas trop
sage, quand il prend la moindre peine pour être essentiellement
homme de bien. Quelle raison imaginable peut-il avoir pour
préférer la vertu à son intérêt, ou à son plaisir ? Si le
Chrêtien, par un principe de conscience, néglige quelque
avantage présent, il agit en homme raisonnable, puisqu’à un
petit intérêt, il prefere un intérêt infiniment plus
considérable ; mais, un homme, qui ne connoit rien
que l’utilité presente, & qui se prive de quelque avantage,
quoiqu’il en puisse jouïr en sauvant les apparences, est tout
aussi stupide, que le pourroient être ceux, qui instruits de ses
principes, seroient assez fous pour avoir de la confiance en son
intégrité. On dira peut être que la vertu est sa propre
récompense, & que a douce satisfaction, qui suit les actions
vertueuses, suffit pour y porter un esprit raisonnable. Je
conviens que cette maxime devroit être vraye dans toute son
étendue ; mais, malheureusement, elle ne l’est point. Il est
certain, qu’il n’y a rien de plus aimable que la vertu, &
que dans cette vie même on peut recevoir de sa main une félicité
solide & naturelle. Il est constant néanmoins, que des
biens, des Titres, des plaisirs chimeriques, sont recherchez du
général des hommes, avec plus d’ardeur, que la satisfaction
intérieure de l’ame, & le doux repos de l’esprit, qui
découlent de la pratique de nos devoirs. Il faudroit d’ailleurs,
qu’une raison plus forte & plus éclairée animât les hommes
ordinaires, pour qu’ils fussent en état de calmer
leurs passions, & de dissiper l’epais brouillard qu’elles
excitent dans le cerveau, & qui nous derobent la vue de tout
ce que la vertu a de plus beau & de plus attrayant.
Peut-être nos Esprits forts se sentent-ils cette supériorité de
raison, & cet amour pur & desinteressé pour le devoir.
Je les en felicite ; mais, que veulent-ils que devienne la masse
generale des hommes, qui joint un esprit foible à des sentimens
vifs, & à des passions fortes & impérieuses ? Quel
déluge de voluptez, de fraudes, & de violences, inonderoit
toute la Nation en moins de rien, si l’on prêtoit l’oreille à
ces Avocats de la mortalité de l’ame ? Les Loix n’y opposeroient
qu’une foible digue. L’occasion de faire sa fortune, ou de se
procurer un plaisir, en dépit de la vertu, ne manqueroit jamais
d’être saisie toutes les fois, qu’on croiroit pouvoir se livrer
à ses desirs, sans avoir rien à craindre. Quel motif en
detourneroit le commun des hommes incapables de ce gout sublime
pour la vertu, & persuader que les remords des méchans,
aussi bien que la joye intérieure des vertueux, sont bornez par
le tombeau, & deviennent ridicules, si l’ame
périt avec le corps. L’opinion, qui borne toute notre existance
dans cette vie, doit arrêter naturellement l’ame dans ses plus
nobles entreprises, limiter ses vues, & les attacher à des
objets grossiers & bas. Elle détrone la raison, éteint dans
le cœur tous les sentimens nobles & héroïques, & rend
l’homme le vil joüet & l’esclave infortuné de chaque
passion. Les sages du Paganisme étoient convaincus de cette
vérité. De là ces fables, ces conjectures, & ces
demi-preuves, qu’ils ont ramassées, pour rendre l’esprit humain
accessible à l’Idée d’une vie future. C’étoit un foible rayon de
Lumiere, enveloppé de tenebres de toutes parts. L’Evangile l’a
fait briller comme une Lumiere pure, capable de réjouïr le cœur
de l’homme, & d’y répandre la plus parfaite sérénité ; mais,
cette vérité lumineuse choque la vue d’un petit nombre de
foibles mortels, qui voudroient nous aveugler tous, & nous
persuader, qu’on ne sauroit rendre un plus grand service à la
vertu, qu’en tournant la Réligion en ridicule.
Cita/Lema
La vertu, disent-ils, est
belle en elle même ; comme par sa nature le vice est
difforme : elle est donc digne de tout notre attachement,
& le crime ne nous doit inspirer que de l’horreur.